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En conclusion, l’utilisation de dissonances attaquées telle qu’elle est décrite par Bernhard et par Heinichen est révélatrice de plusieurs éléments caractéristiques du traitement des dissonances dans le stylus modernus1. On a pu constater une absence de lien entre la conduite des voix telle qu’elle est requise par les règles du stylus antiquus et l’organisation en temps forts et faibles de la mesure. L’absence de lien est particulièrement perceptible dans le cas de la figure du transitus inversus pouvant être exclusivement utilisée dans le stylus recitativus selon Bernhard (voir chapitre 2.1.1.1). Par ailleurs, les dissonances, et notamment les dissonances de passage, ne sont plus atteintes exclusivement par mouvement conjoint, mais peuvent être attaquées par des intervalles disjoints sans que pour autant leur signification en tant que note de passage ne soit remise en question. Enfin, c’est par l’utilisation de la dissonance note-contre-note que les stylus modernus se distancie le plus du stylus antiquus. Si les auteurs cherchent à expliquer le phénomène par la figure de quasi-syncopatione et tentent de le rattacher au stylus antiquus grâce à la figure d’heterolepsis ou par l’intermédiaire du concept d’anticipatio transitus, il constitue une rupture importante par rapport aux règles contrapuntiques du 16e siècle. La dissonance ne forme plus une simple transition entre les intervalles consonants, mais se rapporte en premier lieu à la consonance suivante. Bien davantage que la note de passage accentuée, la dissonance note-contre-note, totalement indépendante de la consonance précédente, est, par conséquent, révélatrice du passage de la dissonance d’intervalle à la dissonance d’accord. En effet, on peut émettre l’hypothèse que les dissonances note-contre-note n’impliquant pas de changement d’harmonie sont perçues comme des dissonances d’intervalles alors que les dissonances générant une progression sont perçues comme de dissonances d’accords2. Ce changement de conception qui n’est pas encore présent dans les conceptions théoriques de Bernhard ni de Heinichen se manifestera plus tard, au 18e siècle, dans les traités de Sorge et de Marpurg, ce dernier étant fortement influencé par les théories de Rameau. L’utilisation des dissonances note-contre-note, et notamment la dissonance de septième mineure, ne seront plus expliquées par rapport à la consonance précédente, mais seront légitimées sur le critère de leur présence dans les harmoniques de la note fondamentale de la triade3. Ce changement radical, concédant une pleine autonomie à l’accord de septième de dominante, se répercutera à son tour sur la conception contrapuntique : les voix ne se rapporteront plus immédiatement l’une à l’autre en tant

1

Cf. DAHLHAUS, Carl, La tonalité harmonique : étude des origines…, p. 124.

2

Ibid., p. 135.

3 C’est en invoquant les notes harmoniques que Sorge explique « pourquoi la dissonance de septième est la

première dissonance ». Cf. SORGE, Vorgemach der musicalischen Composition, Lobenstein : chez l’auteur, 1745- 1747, vol. 3, p. 341 sqq..

qu’entités rythmiques et mélodiques, au contraire, l’interprétation des intervalles sera évaluée sous l’aspect de l’appartenance des notes à un accord, de leur classification en notes harmoniques et notes étrangères1.

2.1.2.3 Résolutions irrégulières

Les figures d’heterolepsis, de mora et de syncopatio catachrestica impliquent une résolution irrégulière2 : soit la dissonance est prolongée, soit elle aboutit sur une consonance par un mouvement ascendant ou un mouvement disjoint, soit elle précède une autre dissonance. Ce chapitre aura pour but d’examiner en détail certains aspects de figures citées afin de permettre des conclusions sur la répercussion des résolutions irrégulières sur les progressions harmoniques, conclusions qui seront tirées dans la sous-partie 2.2. Les figures apporteront des indices supplémentaires sur l’évolution des techniques d’écriture et sur le rapport entre le contrepoint et l’écriture verticale harmonique dans le stylus modernus.

Le second cas particulier d’heterolepsis se rapporte, comme nous l’avons vu au chapitre 2.1.1.3, à la résolution irrégulière de la

syncope. Dans l’exemple 57 extrait de

Herzlich lieb, le retard de septième ne se

résout pas par un mouvement conjoint descendant sur le sol2, mais atteint le ré2 par un mouvement de quinte descendante. On pourrait en déduire une autonomie de la dissonance apparaissant ici comme le fruit d’une fusion avec les autres notes de

l’harmonie. Cependant, selon la pensée de Bernhard, la voix de ténor et la basse doivent être considérées comme la réduction d’un contrepoint à plusieurs voix dans lequel la résolution est implicitement présente. Ici, elle a lieu à la basse continue où elle est signalée par le chiffrage : 7 6(la2-sol2). Le retard de septième ne correspond pas à une dissonance d’accord mais bien à une dissonance d’intervalle. L’heterolepsis, telle qu’elle se présente ici, ne peut être considérée comme un critère suffisant pour l’avènement de la dissonance d’accord, puisque la figure est, selon le raisonnement de Bernhard, le fruit de la réduction d’un contrepoint à plusieurs voix3. Néanmoins, il convient de souligner que les résolutions irrégulières

1 Cf. DAHLHAUS, Carl, La tonalité harmonique : étude des origines…, p. 135.

2 La figure d’ellipsis bien qu’elle comporte une résolution irrégulière ne sera pas étudiée ici, celle-ci ayant déjà

été considérée au chapitre 2.1.2.1.

3 Cf. D

AHLHAUS, Carl, La tonalité harmonique : étude des origines…, p. 131. p. 133.

témoignent d’une conscience harmonique fondée sur la triade (ou sur l’accord de quatre notes) et non plus exclusivement sur l’intervalle. C’est uniquement parce que les notes de l’harmonie sont tenues à la basse continue et que la résolution régulière est toujours présente dans la structure harmonique que la dissonance peut être quittée par un mouvement disjoint au ténor. On peut en déduire implicitement la

reconnaissance d’une équivalence entre les notes constitutives d’une harmonie.

En dehors de la figure d’heterolepsis, le premier et le troisième cas particulier de la

syncopatio catachrestica présentent des résolutions irrégulières : soit la dissonance aboutit à

une nouvelle dissonance, soit elle est résolue par mouvement disjoint. La résolution par mouvement disjoint est identique au second cas particulier d’heterolepsis cité plus haut. C’est la raison pour laquelle ilne sera pas exposé davantage ici. Quant au premier cas particulier, il est intéressant en ce sens qu’il permet de déduire une reconnaissance implicite du renversement d’accord. La figure de syncopatio catachrestica de l’exemple présenté au chapitre 2.1.1.3 (exemple 36) implique une dissonance de septième se résolvant sur une fausse quinte. Si l’on réalise à quatre voix la succession intervallique (exemple 58a), on note que la dissonance de syncope effectue une transition entre deux harmonies ayant une basse fondamentale hypothétique commune1. D’un point de vue tonal la dissonance de syncope fait la liaison entre l’accord de La majeur à l’état fondamental et l’accord de septième de dominante sur la dans son premier renversement. Selon une telle interprétation, le si2 à la basse doit être considéré comme une note de passage faisant la transition entre le la2 et le

do#3. Cette interprétation est diamétralement opposée à la pensée théorique de Bernhard,

exclusivement fondée sur une approche horizontale contrapuntique. Néanmoins, la syncopatio

catachrestica traduit un changement des habitudes d’écoute. Si Bernhard cherche à légitimer

la licence contrapuntique en la codifiant par une figure, c’est bien parce que la tournure harmonique a été assimilée et intériorisée. Comme pour l’heterolepsis on peut en déduire l’interchangeabilité des différentes notes constitutives de l’harmonie, mais aussi, dans ce cas, l’équivalence harmonique entre la position fondamentale et le premier renversement de

1 Conformément aux règles exposées préalablement, nous avons complété l’intervalle de quinte diminuée par

une basse fondamentale à la tierce majeure inférieure.