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Exemple 59 : Harmonisation du deuxième et troisième cas particulier de syncopatio catrachrestica

2.1.3 Rôle des dissonances

2.1.3.1 Expression des passions

Ce chapitre se donne pour but de déterminer la raison pour laquelle la traduction des passions se fait en grande partie par l’utilisation des dissonances destinées à dépeindre des émotions ou encore des contenus spécifiques véhiculés par le texte poétique1. Si les commentaires de Bernhard n’apportent aucun éclaircissement à ce sujet, la position de Calvisius, précisant dans la Melopeia de 1592 que les dissonances permettent d’ « exaspérer » l’harmonie quand le texte l’exige2, apporte des premiers éléments d’explication. L’emploi du terme latin exasperatus, signifiant rendre rude, rugueux, est particulièrement révélateur. Il permet de déduire que l’emploi des dissonances est perçu comme un moyen de traduire les aspérités et l’impétuosité du texte en abandonnant les rapports harmonieux des consonances, reflétant l’ordre du monde (voir chapitre 1.1.1.1). Les dissonances venant remplacer pour un instant les consonances, sont aptes, de par leurs rapports numériques complexes, à traduire le chaos et le désordre émotionnels suscités par l’impétuosité et la véhémence du texte poétique. Par conséquent, la valeur expressive concédée à la dissonance s’explique par le rapport dichotomique qu’elle entretient avec la consonance. Ainsi, le lien établi entre le trouble et les émotions véhiculés par le texte poétique d’un côté et les dissonances représentant la confusion et le bouleversement par rapport aux rapports numériques simples de l’autre côté, relève d’une pure analogie et s’explique par des choix artistiques et esthétiques inhérents à la musique occidentale (voir chapitre 1.2.1.4).

Le principe de contraste entre les deux classes d’intervalles est extrêmement présent dans les explications des théoriciens du 17e et du 18e siècle, comme le met en évidence

l’explication proposée par Walther dans les Praecepta der musicalischen Composition. Soulignant que l’harmonie doit être constituée en grande majorité de consonances, il affirme que leur utilisation prolongée et exclusive finit par entraîner le dégoût des auditeurs. Seules les dissonances sont à même, selon l’auteur, d’apaiser ce dégoût en rendant la consonance suivante d’autant plus douce et agréable3. On retrouve ici la position théorique déjà rencontrée chez Monachus selon laquelle la dissonance rendrait plus agréable et désirable la consonance suivante. Si la citation de Monachus ne permet pas de déduire avec certitude une opposition sur le plan esthétique entre consonance et dissonance (voir chapitre 1.1.3.2), Walther adjoint une longue explication métaphorique destinée à décrire le dualisme et le rapport dichotomique entre les deux classes d’intervalles : « Que les dissonances soient la nuit, les consonances le

1 Cf. KRONES, Hartmut, op. cit. p. 832. 2 Cf. C

ALVISIUS, Sethus Melopoiia: sive melodiae condendae ratio, quam vulgam musicam poeticam vocant, ex

veris fundamentis extructa & explicata, [s.l.]: Erphrodiae, 1592, [s.p.], chapitre 6.

3 Cf. W

jour ; la lumière ne nous serait jamais aussi agréable s’il faisait sans cesse jour et jamais nuit. Que les dissonances soient l’hiver et les consonances l’été. Que celles-ci soient amères et celles-là sucrées. Celles-ci le noir, celles-là le blanc »1. La description hautement imagée et

métaphorique de l’auteur se distingue radicalement des commentaires de Monachus au 15e siècle ou encore de ceux de Zarlino au 16e siècle, insistant sur l’opposition entre consonances

et dissonances. Elle est révélatrice de l’importance grandissante accordée à la dissonance dans la seconda prattica. La dissonance n’est plus utilisée accidentellement mais devient une partie intégrante du contrepoint, son absence entraînant la lassitude et l’écœurement. Les associations suscitées chez Walther sont en elles-mêmes dénonciatrices de la valeur expressive et descriptive qui incombe à la dissonance dans le stylus modernus et rendent compte de la puissance évocatrice qui lui est attribuée en raison de son caractère contrastant. Des commentaires métaphoriques semblables à ceux de Walther seront faits par de nombreux autres compositeurs et théoriciens2 du 17e et du 18e siècle et notamment par Mattheson, dans le Vollkommener Capellmeister3, comparant l’utilisation des dissonances au sel venant agrémenter les aliments.

Walther souligne un aspect de première importance. Il rattache indirectement l’utilisation des dissonances au principe de la tendance vers un but en insistant sur l’effet que la dissonance produit sur la consonance suivante. Cet aspect, n’étant présent qu’en filigrane dans les Praecepta der musicalischen Composition, sera explicitement énoncé par Werckmeister dans le Criblum musicum, où l’auteur considère la succession de l’imperfection vers la perfection comme un « principe divin » 4. On peut émettre l’hypothèse d’un rapport entre la tendance de l’imperfection vers la perfection impliquée par l’utilisation des dissonances et la traduction en musique des passions exprimées par le texte poétique. En effet, dans une conception philosophique aristotélicienne, la notion de passion désigne un état dans lequel un objet passif subit l'action d'un autre5. La définition est transposable à la problématique des dissonances : celles-ci exercent une action sur les consonance passives qui subissent la dissonance, les rendant plus douces et plus suaves. Ainsi, la notion de passion, qui, dans son

1 Ibid., p. 140. „Die Dissonantien seyn die Nach, die Consonantien der Tag; das Licht würde uns nimmermehr so

angenehm seyn, wenn es immer Tag und niehmals Nacht wäre. Die Dissonantien seyn der Winter, die Consonantien der Sommer. Jene sind das bittere, diese das süße. Jene das Schwartze, diese das Weiße“.

2 Cf. CRÜGER, Johannes, Synopsis musica, Berlin : Runge, 1645, chapitre 12, p. 127, PRINTZ, Wolfgang Caspar.

Phrynis (Mytilenaus) oder Satyrischer Componist, Dresden, Leipzig: Mieth et Zimmerman, 1676-1677, chapitre 19, [s.p], WERCKMEISTER, Andreas. Cribrum musicum oder musicalisches Sieb, darinnen einige Mängel

eineshalb gelehrten Componisten vorgestellt. Quedlinburg, Leipzig: Carln, 1700, chapitre XV, p. 37. Cités chez SORGE, Andreas, op. cit. p. 336 sq..

3 MATTHESON, Johann. Der Vollkommene Capellmeister. Hamburg : Herold, 1739, 3epartie, chapitre X § 3. Cité.

chez SORGE, Andreas, op. cit. p. 336 sq..

4 WERCKMEISTER, Andreas. Cribrum musicum… op. cit., p. 37. 5 Cf. A

acception générale se définit comme une inclination exclusive vers un objet déterminé1, relève d’une pulsion directionnelle analogue à la tendance vers un but impliqué par les dissonances dans le stylus modernus. Nous reviendrons en détail aux chapitres suivants sur cette tendance directionnelle suscitée par les dissonances et chercherons à approfondir le lien qu’elle entretient avec la traduction en musique des passions véhiculées par le texte poétique.

La dimension expressive des dissonances ne relève pas uniquement des figures du stylus

modernus, mais aussi des figures du stylus antiquus. En effet, après avoir achevé sa

description imagée et métaphorique, Walther conclut : « C’est la raison pour laquelle nous voulons examiner l’utilisation régulière [des dissonances] et en particulier comment elles sont adjointes aux ligatures et aux syncopes. À un autre endroit, nous rapporterons comment elles sont ajoutées aux consonances par le Transitus ». Contrairement à Crüger dans la Synopsis de

Musica et à Bernhard dans le Tractatus, l’auteur n'entame pas son explication par les notes de

passage, mais entreprend au contraire en premier lieu l’examen de la figure de syncopatio. L’ordre par lequel Walther aborde sa description des dissonances, ordre que l’on retrouve également dans le Ausführlicher Bericht de Bernhard n’est pas fortuit. Il est révélateur de l’importance croissante accordée dans le stylus modernus à la figure de syncopatio. Impliquant une dissonance sur un temps, elle produit un contraste plus important entre la dissonance et la consonance que le transitus et convient par conséquent davantage à la traduction des émotions et de la puissance expressive véhiculées par le texte. Le rôle attribué par Herbst aux dissonances relevant de la syncope est révélateur à cet égard : « Les ligatures sont inventées pour contribuer à la force et la violence de la musique qui sans [elles] serait poncive, triste et mauvaise »2. Si l’auteur ne fait pas directement allusion à la traduction d’un substrat extra-musical, la citation témoigne du dynamisme et de la tonicité concédés à la syncope apte à produire une exaltation de par son décalage rythmique et de par la dissonance qu’elle produit. Comme nous le verrons au chapitre suivant, cette énergie potentielle allouée à la figure est directement rattachée à l’expression du texte poétique par Crüger. Quoi qu’il en soit, le contraste entre consonance et dissonance et en corollaire le pouvoir évocateur de la figure du stylus antiquus sont fortement limités, la dissonance étant introduite progressivement par le concours successif de la note patiente et de la note agente.

Contrairement aux figures du styulus antiquus, les figures du stylus modernus de par leur préparation et leur résolution irrégulières (voir chapitres 2.1.3.2-2.1.3.3) ont tendance à

1 Cf. L

AROUSSE, Pierre (éd), Grand dictionnaire du XIXe siècle, Paris : Larousse, 1866-1876, vol. 12, p. 369 sqq.

2 HERBST, Johann, Arte prattica & poetica das ist, ein kurze Unterricht wie man einen Contrapunct machen und

compoieren sol lernen, Frankfurt: Humm, 1653, p. 11. « Die Ligaturen seynd zur Stärck und Gewalt der Musik erfunden / welche sonsten / ohne die Ligaturen gar einfältig/ traurig und schlecht seyn würde ». C’est nous qui traduisons.

accentuer sensiblement le contraste entre les deux classes d’intervalles. Il s’ensuit une plus grande puissance expressive. Ainsi, comme nous l’avons vu au chapitre 2.1.2.2, l’ellipsis, le premier cas particulier de la figure d’heterolepsis ainsi que les cadentiae duriusculae impliquant toutes trois des dissonances attaquées, contribuent considérablement à renforcer le contraste entre la consonance et la dissonance qui lui succède. Le second cas d’heterolepsis, la mora et la syncopatione catachrestica, s’opposent, en raison de leurs résolutions irrégulières (voir chapitre 2.1.2.3) aux habitudes d’écoute. C’est particulièrement le cas pour la figure d’abruptio (voir chapitre 2.1.1.3) qui, par sa résolution inattendue, est propice à l’expression de la surprise et de l’étonnement1. Nous n’étudierons pas ici en détail la signification rhétorique de chacune des figures, bon nombre d’entre elles ne pouvant être rattachées avec évidence à une quelconque signification sémantique et ne permettant pas une herméneutique systématique2. Nous reviendrons dans la partie 2.2 sur les rapports

sémantiques et parfois syntaxiques que certaines figures entretiennent avec le texte qu’elles sont sensées traduire en musique. Il s’agira d’établir une corrélation entre l’expression du texte poétique par l’intermédiaire des figures de dissonances et l’asymétrie des progressions harmoniques.