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Exemple 5 : Figure de quasi-syncopatio

1.1.3 Rôle des dissonances dans le stylus antiquus

1.1.3.3 La tendance de l’imperfection vers la perfection

C’est un autre passage du traité de Gaffurius qui vient éclairer davantage le rôle de la dissonance aux 15e et 16e siècles : « Cela se produit dans presque tous les chants : quand une consonance imparfaite s’enchaîne directement par mouvement contraire avec la consonance la plus proche, la minime ou même la semibrève qui précède immédiatement la consonance imparfaite est dissonante […] »2. On peut déduire de la citation de Gaffurius une conception théorique selon laquelle les intervalles les plus instables tendent vers les intervalles les plus proches qui relèvent d’une plus grande stabilité relative. En d’autres termes, les intervalles dissonants tendent vers les consonances imparfaites les plus proches et celles-ci convergent vers les consonances parfaites par le chemin le plus court selon le schéma suivant :

dissonance → consonance imparfaite → consonance parfaite.

La conception théorique d’une tendance vers un but, la tendance de l’imperfection vers la perfection, est largement antérieure au 15e siècle et se retrouve notamment dans le Lucidarium de Marchetto de Padoue3 ainsi que dans le Speculum musicae de Jacques de Liège4. David

1 Z

ARLINO, Gioseffo. Le istitutioni harmoniche. Venezia: [s. éd.], 1558, p. 197, en ligne

http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58227h, consulté le 09/05/07. […] che non solamente tal Dissonanza nonli dispiace ; ma grandemente in lei si compiace : perche con maggior dolezza, & si fà udire tal Consonanza. C’est nous qui traduisons.

2 GAFFURIUS, Pratica musicae, Milan: Ioannes Petrus de Lomatio, 1496, New York: Broude Bros., 1979 , livre

3, chapitre 4, fol. ccvi r. « Id enim in ominbus fere cantilenis contingit: vt quum imperfectam continemus concordantiam: ex qua immediate per contrarios organizantium motus ad perfectam sibi propinquiorem proceditur: tunc minima seu etiam semibreuis ipsam imperfectam immediate praecedens erit discordantia scilicet […] » C’est nous qui traduisons.

3 Cf. HERLINGER, Jan (éd.), The Lucidarium of Marchetto da Padova a critical edition, translation, and

commentary , Chicago : University of Chicago Press, 1985, traité 5, chapitres 2 et 6.

4 LIÈGE, Jacques de « Speculum musicae », dans Bragard, Roger, Corpus Scriptorum de Musica, Rome:

Cohen, se référant à Dahlhaus1, entrevoit les prémices de cette théorie du bas Moyen-Age dans le principe philosophique aristotélicien de la tendance de l’imperfection vers la perfection, principe pouvant se résumer en trois points principaux :

1. la distinction fondamentale entre l’imparfait et le parfait,

2. la tendance de l’imperfection vers la perfection en raison de l’état d’incomplétude de la première,

3. l’aspiration naturelle de l’élément imparfait vers un élément parfait particulier2.

En appliquant le principe à la théorie de la Renaissance et au contrepoint du stylus

antiquus, il s’ensuit la distinction entre les intervalles parfaits et les intervalles imparfaits,

consonants et dissonants, la tendance naturelle des intervalles instables vers des intervalles stables, la résolution de certains intervalles dissonants sur certaines consonances imparfaites particulières et la résolution des consonances imparfaites sur des consonances parfaites. Il semble important de souligner ici que, selon ce principe, tout intervalle imparfait tend par nature vers sa propre perfection, c’est-à-dire vers un intervalle parfait défini selon des critères précis. Nous y reviendrons au chapitre prochain.

C’est selon cette règle découlant du principe aristotélicien que l’on peut interpréter les citations de Monachus, Vincentino, Zarlino reprises par la suite par Calvisius et Crüger et Walther. Le point de vue des théoriciens, affirmant que la dissonance exerce une action sur la consonance suivante la rendant plus douce et plus suave, repose, du moins implicitement, sur la conception d’une tendance vers un but. Cette douceur est due à l’apaisement et au decrescendo qu’implique la résolution de la dissonance. Cependant, si l’on reconnaît que la résolution d’une dissonance implique une détente, il semble difficilement contestable que l’avènement de la dissonance, même préparée, suscite une tension et un crescendo impliquant automatiquement une tendance vers l’apaisement et le decrescendo. En ce sens, les citations présupposent une tendance directionnelle des intervalles dissonants vers les intervalles consonants.

Il est particulièrement intéressant de noter que, si Cohen reconnaît l’inhérence du principe aristotélicien à la musique polyphonique depuis au moins la fin du 13 siècle3, Dahlhaus

l’applique exclusivement à la théorie des dissonances et des enchaînements d’accords de

1 Cf. COHEN , David, « “The imperfect seeks its perfection” : harmonic progression, directed motion, and

Aristotelian physics », dans Music Theory Spectrum, Vol. 23, (2001), p.152 sq..

2 Ce dernier aspect est rapporté par Thomas d’Acquin en particulier : Aquinas, Thomas d’, « Commentaria in

octo libros Physicorum Aristotelis », dans AQUINATIS, Sancti Thomae, Opera Omnia iussu impensaque Leonis

XIII, Rome : Typographia Polyglotta, 1884.

3 C

Jean-Philippe Rameau1. La théorie ramiste étant cependant fondée en partie sur la théorie des enchaînements d’intervalles de Zarlino2, on peut en déduire indirectement la présence du

principe aristotélicien dans le stylus antiquus.

On peut émettre l’hypothèse d’un développement graduel de l’importance des dissonances entre le début du 15e siècle jusqu’au 17e siècle. Conformément aux citations de Monachus, de

Vincentino et de Zarlino, puis de Crüger et de Walther, nous soutenons qu’une des fonctions des dissonances, au moins depuis la fin du 15e siècle, consiste à rehausser et à embellir la consonance suivante et par là même à renforcer la tendance vers un but des successions intervalliques qui évoluent dans une chaîne de cause à effet. Cette tendance s’inscrit dans un mode de pensée plus vaste selon laquelle toute œuvre tend vers sa finalité depuis son commencement et se définit par sa fin3. Comme nous l’avons vu, cette propension n’apparaît qu’en germe et ne peut se déduire qu’implicitement dans les traités des théoriciens cités. Cependant elle est latente dans la théorie de la Renaissance et ne cessera de s’affirmer de plus en plus jusqu’à la fin du 16e siècle et au-delà. En corollaire, au fur et à mesure que la tendance

vers un but de la musique deviendra importante, pour des raisons qui seront exposées dans la seconde partie du mémoire, le rôle des dissonances deviendra de plus en plus marqué. En ce sens, plutôt que de présupposer une rupture nette du rôle des dissonances au début du 17e siècle, nous cherchons à souligner un continuum évolutif et postulons que le rôle des dissonances dans le stylus antiquus repose théoriquement, au moins depuis Gaffurius, sur le principe philosophique aristotélicien. Il conviendra de décrire les répercussions de l’évolution sur les enchaînements d’intervalles dans la partie suivante.

A la fin de ces trois chapitres, nous concluons que la théorie allemande de la fin du 16e et du 17e siècle, ainsi que le traité de Bernhard en particulier, résument le rôle et la fonction des dissonances à trois points principaux :

1. les dissonances permettent de passer aisément d’une consonance à l’autre, 2. elles ornent le contrepoint (et apportent de la douceur et de la suavité à la

consonance suivante),

3. elles permettent d’exprimer les passions du texte.

Les deux premiers aspects repris par Bernhard reposent sur la pensée théorique de la Renaissance et se réfèrent au stylus antiquus, puisque la formulation de points de vue

1D

AHLHAUS, Carl « Ist Rameaus Traité de l’harmonie eine Harmonielehre ? » dans Musiktheorie, 1 (1986), p.

123-127.

2 Cf. C

OHEN, David, op. cit., p. 144 sq..

3 Cf. CLUNY, Odo de, « De dialogus », dans MIGNE, Jacques-Paul (éd.), Patrologia cursus completus, series

comparables a été retrouvée dans des traités des 15e et 16e siècles. Quant au troisième aspect relatif à la description du substrat extra-musical par les dissonances, il est directement rattaché au stylus modernus par Bernhard. C’est cette considération qui amène l’auteur à adopter la position selon laquelle les dissonances ne jouent qu’un rôle secondaire dans le stylus antiquus.