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Le théâtre du peuple et la pensée du théâtre populaire chez Romain Rolland

Le théâtre populaire depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle

B. Le théâtre du peuple et la pensée du théâtre populaire chez Romain Rolland

Dans le Théâtre du Peuple, Romain Rolland traite donc de la relation entre le théâtre et le peuple. Dans l’introduction, il met en avant l’importance d’établir un art pour le peuple et par le peuple, afin de permettre à celui-ci de parler de lui-même et d’exprimer par l’art populaire un concept universel :

C’est d’abord l’importance subite prise par le Peuple en art, —ou plutôt, l’importance prêtée au Peuple ; car le Peuple, comme d’habitude, ne parle guère, et chacun parle pour lui. Et c’est, en second lieu, l’extraordinaire diversité des opinions qui s’abritent sous le nom général d’art populaire.

En réalité, il y a, parmi ceux qui se disent les représentants du Théâtre du Peuple, deux partis absolument opposés : les uns veulent donner au peuple le théâtre tel qu’il est, le théâtre quel qu’il soit. Les autres veulent faire sortir de cette force nouvelle : le Peuple, une forme d’art nouvelle, un théâtre nouveau. Les uns croient au Théâtre. Les autres espèrent dans le Peuple. Entre eux, aucun rapport. Champions du passé. Champions de l’avenir232.

Ensuite, sur la base de ces considérations et de son évidente prise de position, Romain Rolland parle de la relation subtile entre le théâtre et l’Etat. Il ne fait aucune confiance à ce dernier, car il estime que le rôle de l’Etat est d’empêcher et de geler les choses émergentes : « C’est le rôle de l’État de pétrifier tout ce qu’il touche, de faire de tout idéal vivant un idéal bureaucratique233».

En outre, Romain Rolland a également mentionné la question de la prétendue « vulgarisation » d’un art conçue pour le peuple : « si vulgariser est l’équivalent de rendre vulgaire, nous combattons cette démocratisation de la beauté. Nous voulons ranimer l’art exsangue, élargir sa malgré poitrine, faire rentrer en lui la force et la santé du peuple. Nous ne mettons pas la gloire de l’esprit humain au service du peuple ; nous appelons le peuple, comme nous, au service de cette gloire234». On comprend donc que son espoir est grand dans la capacité du théâtre à parler directement aux masses populaires :

Le théâtre est un exemple vivant, contagieux, irrésistible. Il est enveloppé de gloire. C’est un champ de bataille, où les âmes sont lancées en pleine action, à la suite des héros, aspirant à leur ressembler. Seule l’éloquence de la tribune peut produire de tels effets ; les lectures ne le peuvent point. Elles parlent aux sens à travers un écran ; elles s’adressent à l’intelligence ; elles ont peur de la vie physique. Sotte timidité. Il faut veiller au contraire à enrichir l’énergie physique du peuple, cette précieuse force matérielle, support de toute notre civilisation. La supériorité du théâtre est de prendre hardiment les instincts, et de les sculpter dans le vif235.

Cette attitude combative, contraste évidemment avec d’autres tentatives, plus ou moins institutionnelles, qui ont lieu à la même époque de ses réflexions et que Romain Rolland

232 Romain Rolland, Le théâtre du peuple, op.cit., p.12.

233 Ibid., p. 12-13.

234 Ibid., p. 51.

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considère comme abusives. C’est le cas notamment de L’Œuvre des Trente ans de théâtre d’Adrien Bernheim, qu’il considère comme des séries de galas inutiles, qui n’ont rien à voir avec un véritable public populaire : les frais pour le vestiaire suffisent à montrer que leur public était en réalité plutôt bourgeois. Et même le temps de ces représentations, qui se prolongeaient jusqu’à minuit, indiquent à Romain Rolland qu’il ne s’agissait pas d’heures réalistes pour la classe populaire qui doit travailler le lendemain. Encore une fois, on s’adressait en réalité à des bourgeois très bien éduqués, et non à des travailleurs et aux masses236.

Rolland, au contraire, estime que la première condition du théâtre du peuple est de mélanger réellement toutes les classes sociales237. Or, ces observations minutieuses de Romain Rolland concernant les conditions concrètes d’accueil d’un public vraiment populaire, un peu comme les préconisations d’Eugène Morel que nous avons vues, ont évidemment une importance non négligeable : elles annoncent des reformes importantes dans le rapport aux spectateurs, qui seront notamment appliquée par Jean Vilar au TNP pendant les années 50. Nous reprendrons ces arguments dans le Chapitre III.

La deuxième caractéristique de la pensée de Romain Rolland concernant le théâtre du peuple est celle d’être influencée par les penseurs des Lumières tels que Rousseau et Diderot et par l'esprit novateur apporté par la Révolution française. Au sujet du nouveau théâtre, Romain Rolland a d'abord passé en revue les progrès de la pensée du théâtre populaire du XVIIIe et XIXe siècle, en particulier celles de Michelet sur le théâtre populaire et le théâtre de masse, inspirées de l'héroïsme national et révolutionnaire.

Michelet indiquait pour le futur théâtre de la Nation quelques sujets tirés de l’épopée nationale : Jeannne d’Arc, la Tour d’Auvergne, Austerlitz, et surtout les Miracles de la Révolution.

C’est de la main de Michelet que l’idéal artistique de la Révolution et des penseurs du dix-huitième siècle est parvenu jusqu’à ceux d’entre nous qui, en France, ont entrepris de fonder le Théâtre du Peuple238.

En conclusion, en revanche, Romain Rolland évoque son rêve final sur le théâtre du peuple, clairement inspiré par Rousseau :

Un peuple heureux et libre a besoin de fêtes, plus que de théâtres ; et il sera toujours son plus beau spectacle à soi-même.

Préparons pour le Peuple à venir des Fêtes du Peuple239.

236 Cf. Romain Rolland, Le théâtre du peuple, op.cit., p.56-59.

237 Ibid., p. 57.

238 Ibid., p. 83.

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Le Théâtre du Peuple de Romain Rolland représente donc, comme l’a souligné Pascal Ory, une sorte de « synthèse » de l’élan révolutionnaire et idéaliste pour un théâtre populaire au début du XXe siècle :

Rolland fournit déjà une bonne partie de l’argumentaire sur lequel se développera le discours de tout le siècle suivant : une violente récusation du théâtre de boulevard, considéré comme une métonymie de le société bourgeoise, le théâtre du peuple devenant dès lors une « machine de guerre contre une société caduque », la proposition d’un lieu théâtral qui, scène comme salle, « puisse ouvrir à des foules », enfin l’emphase mise sur la question du répertoire240.

La pensée de Romain Rolland et ses pièces révolutionnaires, tels que Danton, 14 juillet et

Les Loups, reflètent en effet «l’esprit national» et «l’esprit révolutionnaire» du théâtre

populaire au début du XXe siècle. Dans les années 1930 et au-delà, son point de vue continuera d’exercer une influence certaine, en incarnant le « théâtre d’un esprit humaniste241 » et un l'idéalisme révolutionnaire tourné vers le socialisme.

C’est sans doute pour cette raison que cette influence s’étendra aussi en Chine. Nous explorerons cette influence au chapitre II.

C.La transformation de la « foule » en « peuple » : de Victor Hugo à Romain Rolland Romain Rolland est aussi le penseur qui a permis de mieux préciser la dimension politique de la notion de « peuple ».

Pour l’expliquer, il nous faut remonter à Victor Hugo, et notamment à sa pièce Ruy Blas à partir de laquelle on peut retracer la transition de la « foule » au « peuple ». Hugo a proposé trois types de théâtre dans la préface de Ruy Blas : « le mélodrame pour la foule », la « tragédie qui analyse la passion » « pour les femmes » et la « comédie qui peint l’humanité » « pour les penseurs242 ». Cependant, la « foule » qui apparaît ici n’a pas de signification sociologique, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas référence au peuple au sens politique et social. Dans Littérature et philosophie mêlées publiée en 1834, Hugo pense à la foule, au peuple et à la classe populaire. Il pense que « populaire » doit toucher un public élargi. La contradiction entre la foule et le peuple dans la pensée de Victor Hugo, est aussi la contradiction entre

240 Pascal Ory, Théâtre citoyen Du Théâtre du Peuple au Théâtre du Soleil, op.cit., p. 17.

241 Cf. Marion Denizot, Le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland Théâtre populaire et récit national, Paris, Honoré Champion, 2013, p.70.

242 Victor Hugo, Préface de Ruy Blas, édition de Patrick Berthier, Gallimard, 1997, p. 27-28. Cité par Olivier Bara, « National, populaire, universel : tensions et contradictions d’un théâtre peuple chez Victor Hugo », in Marion Denizot (dir.), Théâtre populaire et représentations du peuple, op.cit., p.18.

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« peuple » et « populace », ainsi que celle entre « populus » et « plebs ». Le vrai peuple préconisé par Hugo est le peuple d’élite qui est bien éduqué à travers des livres ou des théâtres du peuple. Il recommande la création d’un mélodrame et d’œuvres destinées aux masses243. À l'époque de Victor Hugo, le «populaire» auquel il fait allusion avait initialement le sens de «peuple» et de «national», et Hugo utilisait également le mot «masse» pour ce temps-là. En partant de la pensée de Hugo, nous pouvons constater que le théâtre populaire français a mélangé les idées de la « foule », du « peuple » et des « masses » au XXe siècle. On peut voir l’influence d’Hugo à partir des pensées de Romain Rolland et de la pratique de Jean Vilar. Par exemple, dans le Journal Officiel de 1992, on remarque que Romain Rolland est en accord avec la pensée de Victor Hugo:

Victor Hugo souhaitait, quant à lui, pour les masses : « Un théâtre vaste et simple, national par l’histoire, populaire par la vérité, humain, naturel et universel par la passion » […] L’essai de Romain Rolland en 1903, dans ce même « Théâtre du peuple » constitue le premier grand effort théorique, prenant acte des clivages sociaux :

- « Les uns veulent donner au peuple le théâtre tel qu’il est, quel qu’il soit… », - « Les autres veulent faire « sortir du peuple »une nouvelle forme d’art ».

En conclusion, les uns croient au théâtre, les autres espèrent dans le peuple ; entre eux rien de commun !... ….. « J’entends parler d’un théâtre du peuple qui soit illimité, éternel, universel… ce sont de nobles rêves… Les générations futures les réaliseront, si elles le peuvent, à la fin des siècles… »

… Romain Rolland semble répondre à Victor Hugo…244

A noter que la pièce Ruy Blas sera mise en scène, avec retentissement, par Jean Vilar au TNP en 1954 et critiquée d’ailleurs par Roland Barthes. Nous prolongerons ces réflexions dans le Chapitre III.

Mais, pour revenir à Rolland, si celui-ci répond à Hugo c’est avec un bien plus clair élan révolutionnaire.

Au une époque où l’Etat n’a pas encore pris en compte l’importance du théâtre populaire ; « l’éducation du peuple » et « le service pour le peuple » ont commencé à germer aussi grâce aux proclames de Romain Rolland.

Jacques Copeau a observé qu’il n’a pas réussi à susciter un mouvement durable autour de ses idées :

La tentative des jeunes écrivains réunis autour de Romain Rolland en 1899 n’a pas été couronnée de plus de succès. Ni les forts nombreux essais répandus dans toute la France, et plus ou moins brillants mais toujours

243 Voir ibid., p. 20-21.

244 Danièle Delorme, « L’Eveil artistique des jeunes en France et en Europe », Journal Officiel de la République Française, avis et rapports du conseil économique et social, 11 Janvier 1992, p. 64.

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éphémères ; ni ceux qui furent entrepris plus modestement par les Universités populaires de Paris ; ni le Théâtre Populaire de Belleville dirigé par M.-E. Berny, ni le Théâtre du Peuple établi au Théâtre Moncey en 1903 par M. Henri Beaulieu, n’ont paru répondre à un besoin profond et réussi à réunir un public stable245.

Mais le même Copeau a dû reconnaître son rôle de pionnier. Grâce à lui, le concept de « peuple » a pris une signification bien plus politique246 et la fonction éducative et sociale du théâtre populaire est devenue de plus en plus importante dans les années suivantes, comme nous allons le voir dans les prochains chapitres.

245 Jacques Copeau, Le Théâtre Populaire, op.cit., p. 28.

246 Cf. Marion Denizot, Introduction, Le théâtre populaire en France : retour vers un « lieu de mémoire », in Marion Denizot (dir.), Théâtre populaire et représentations du peuple, op.cit., p.13.

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CHAPITRE II

Le théâtre populaire pendant les années 30 et les années 40