• Aucun résultat trouvé

De la décentralisation jusqu’à Mai 68 3.1 Jean Vilar et le théâtre populaire pendant les années 50

B. Roland Barthes et la revue Théâtre Populaire

Avant de présenter cette revue, rappelons l’image du théâtre populaire dans le contexte esthétique de la première moitié du XXe siècle étudié par Jean-Loup Rivière : en Russie, en Allemagne ou en France s’affirme de plus en plus une conception politique du théâtre : déjà à la fin du XIXe siècle il est qualifié par Stanislavski en tant que théâtre d’art devant être « accessible à tous », mais il peine à trouver véritablement ou durablement de relais institutionnels pendant les premières tentatives des pionniers européens. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les Etats commencent à refonder et réformer les grandes institutions théâtrales. En France, des « centres dramatiques » sont installés en province en 1946, le Festival d’Avignon est créé en 1947 et le Théâtre National Populaire sous la direction de Jean Vilar est relancé en 1951509. Dans ce contexte, Roland Barthes et d’autres intellectuels comme Bernard Dort, Guy Dumur, Jean Duvignaud, Morvan Lebesque etc., ainsi que l’éditeur Robert Voisin, essayent de lancer un nouveau théâtre populaire « contre le théâtre de l’argent 510» qui dominait alors le théâtre parisien. La revue Théâtre Populaire est fondée en 1953 par ces intellectuels et selon l’historien de cette revue, Marco Consolini, elle a traversé trois périodes : son premier objectif était « le service public » au début des années 50 ; elle s’est transformée ensuite en « un terrain de combat », lors de la période de la guerre d’Algérie et de l’avènement de la Ve République, et elle est devenue enfin « un champ d’étude » dans les années soixante511.

Le premier numéro de la revue Théâtre Populaire est daté de mai-juin 1953. Cette revue, bimensuelle au début, devient trimestrielle à la fin de 1958. Robert Voisin en est le fondateur et l’unique directeur jusqu’à la fin. Pour les trois premiers numéros, il était entouré d’un

509 Jean-Loup Rivière, « Préface », in Ecrits sur le théâtre, textes réunis et présentés par Jean-Loup Rivière, Paris, Editions du Seuil, 2002, p.8.

510 Sur ce geste de combat, nous pouvons avoir beaucoup plus de détails grâce au travail du historien de cette revue, voir Marco Consolini, « Le théâtre de l’agent. Les caractéristiques de l’ennemi se précisent », in Théâtre Populaire 1953-1964 histoire d’une revue engagée, Paris, Editions de l’IMEC, 1998, p.51-54.

165

comité de rédaction composé de Roland Barthes, Guy Dumur et Morvan Lebesque. Dès le quatrième, s’y sont ajoutés Henri Laborde, le délégué des Amis du théâtre populaire (ATP) et Jean Paris qui a, pendant quelque temps, travaillé à l’Arche, puis à partir du cinquième, Jean Duvignaud. En réalité, un comité de rédaction ad hoc n’en continue pas moins de se réunir, plus ou moins régulièrement. Y participent, outre des membres de l’ancienne rédaction, des collaborateurs réguliers comme Denis Bablet, Emile Copfermann, André Gisselbrecht, puis un peu plus tard, Françoise Kourilsky et d’autres collaborateurs, plus occasionnels ou plus spécialisés comme Antoine Vitez, Mario Baratto, Jacques Debouzy, Maurice Regnaut, etc.512

Au comité de rédaction, Roland Barthes est considéré comme « le chef de file de la revue 513» et il joue un rôle décisif dans l’orientation et la rédaction au cours des premiers années jusqu’à son départ progressif au début des années 60514. La revue, suspendue en 1964, constitue un témoignage indispensable de la pensée théâtrale de Roland Barthes pendant les années 50 et 60. Sa participation à cette revue a été selon ses propres termes « une grande expérience dans ma vie515». La revue est devenue un important point de référence pour de nombreux intellectuels en France dans les années 1950 à 1960 pour la critique du théâtre. La richesse de cette revue et la recherche historique qui la concerne sont un vaste domaine à étudier et, dans le chapitre suivant, nous en analyserons l’un des axes fondamentaux : la pensée sur le théâtre populaire de Roland Barthes.

En 1953, Roland Barthes décide de s’intéresser plus particulièrement au théâtre et il essaye de définir un nouveau théâtre populaire pour une mission de critique sociale dans le contexte de l’après-guerre516. Sa pensée sur le théâtre populaire est ainsi présentée dans la revue dont il était l’un des rédacteurs. A ses débuts, la revue s’inscrit dans le sillage du TNP de Jean Vilar, mais elle est également d’une « indépendance totale » dans les rapports financiers et administratifs517. D’après Bernard Dort, cette période de l’adhésion aux idées de Jean Vilar dure jusqu’en 1955518. On le constate dans les textes de Roland Barthes publiés

512 Bernard Dort, « La revue Théâtre Populaire, le brechtisme et la décentralisation », La décentralisation Théâtrale, 1. Le Premier Age 1945-1958, Robert Abirached (dir.), Paris, Actes Sud, 1992, p.127-128.

513 Marco Consolini, Théâtre Populaire 1953-1964 histoire d’une revue engagée, Paris, Editions de l’IMEC, 1998, p.170.

514 Bernard Dort, « La revue Théâtre Populaire, le brechtisme et la décentralisation », La décentralisation Théâtrale, 1. Le Premier Age 1945-1958, Robert Abirached (dir.), Paris, Actes Sud, 1992, p.128.

515 « Roland Barthes : Théâtre populaire et Brecht », Vidéo- Entretien de Roland Barthes, le 1 janvier 1971, Source : INA (Colletion : Archives du XXe siècle : rushes), Adresse URL : https://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu05425/roland-barthes-theatre-populaire-et-brecht.html

516 Timothy Scheie, Performance Degree Zero: Roland Barthes and theatre, University of Toronto Press, 2006, p.32.

517 Bernard Dort, « La revue Théâtre Populaire, le brechtisme et la décentralisation », op.cit, p. 126.

166

dans la revue entre 1953 et 1954, quand il traite principalement du théâtre antique, des ouvrages classiques et du travail de Jean Vilar519. C’est à ce moment-là que Roland Barthes évoque l’idéal du théâtre populaire en prenant l’exemple de Vilar au Festival d’Avignon :

En passant, j’ai jeté un coup d’œil à la cour du palais des Papes qui est, on le sait, la cour des Festivals de Vilar. … c’est dans cette fin d’après-midi aigre, devant ce lieu disponible et neutre, qu’il m’a semblé le mieux voir ceci : le théâtre populaire est un théâtre qui fait confiance à l’homme….Il importe, il est capital que ce soit l’homme- spectateur qui assure la fonction démiurgique et dise au théâtre, comme les dieux au Chaos : ici est le jour, là est la nuit, ici est l’évidence tragique, là est l’ombre quotidienne…. Et voilà justement ce que la scène ouverte et improvisée d’Avignon donne à l’homme : une nuit dont son regard, et son regard seul, puisse triompher520.

Dans cette phase des débuts, la revue précise aussi son objectif : « une idée du théâtre populaire » qui veut dépasser les définitions vagues et abstraites de « peuple ». Si cette catégorie n’est pas « éternelle », comme le souligne Barthes, ce que la revue veut combattre est en revanche très concret : c’est le « le théâtre de l’argent », c’est-à-dire la bourgeoisie et son théâtre. Le désir d’une révolution contre le théâtre bourgeois et l’engagement commencent à apparaître avec l’opération de « démystification » lancée par Roland Barthes. Toutes ces tentatives sont très bien illustrées par l’éditorial du numéro 5 (janvier-février) en 1954 :

Nous ne concevons pas ici le peuple à la manière du XIXe siècle, comme une catégorie éternelle, d’essence inaltérable en dépit des options de l’Histoire. Bien au contraire, nous nous refusons à accréditer davantage le mythe d’un peuple-panacée, d’un peuple-tabou, propre à guérir par la seule imposition de son nom toutes les impuissances esthétiques. Le peuple est toujours dans l’Histoire, et c’est toujours l’Histoire qui fait le peuple, emplit ce mot de contenus différents selon les époques, faisant ici un peuple-cité, là un peuple bourgeois, là encore un peuple prolétaire.

[…]

Nous croyons l’ordre social antécédent et extensif à l’ordre culturel ; nous croyons que notre lutte ne peut être, ne doit être que de préparer la voie à une liberté du théâtre, tout entière soumise à la liberté sociale… Or le théâtre que nous vomissons, c’est le théâtre de l’Argent ; le théâtre où l’on paye cher ses places, c’est-à-dire où le public n’est sélectionné que par sa fortune ; où la pauvreté (le travail) est reléguée au plus loin possible du spectacle…Ce théâtre de l’Argent a un nom, c’est le théâtre bourgeois. …en dehors des tentatives d’avant-garde, c’est-à-dire du Théâtre national populaire, de quelques centres de province et de quelques petits théâtres d’intellectuels, nous n’avons pas de théâtre contemporain521.

Cet éditorial engagé (rédigé par Roland Barthes, même s’il apparaît comme un texte non signé) annonce la voie combative suivie par la revue quand elle découvre Bertolt Brecht et lance « la révolution brechtienne » dans le numéro 11 (janvier-février) 1955. Ce numéro amorce une transformation de l’exemple de Jean Vilar et du TNP au profit du modèle de

519 Ces trois aspects des critiques théâtraux publiés dans la revue voir : « Pouvoirs de la tragédie antique », Théâtre populaire, n°2, juillet-août 1953 ; « Dom Juan », Théâtre populaire, n°5, janvier-février 1954 ; « Ruy Blas», Théâtre populaire, n°6, mars-avril 1954.

520 Roland Barthes, « Avignon, l’hiver », France-Observateur, 15 avril 1954.

167

Brecht et du Berliner Ensemble, dans la pensée de Roland Barthes. Voici ses commentaires à propos du passage de la « mythologie » du TNP à Bertolt Brecht dans l’entretien de 1971:

En réalité, au début, Théâtre Populaire défendait essentiellement l’activité de Jean Vilar au TNP. Mais, je crois qu’il faut le souligner, Vilar était un admirable praticien du théâtre. C’était aussi très grand acteur…Mais, disons que Vilar n’a eu, tout au moins à mon sens, il n’a jamais eu une pensée théorique, une pensée conceptuelle sur le théâtre, même s’il a essayé. Et, alors, ce qu’on défendait dans le théâtre, dans le TNP de Vilar, c’était beaucoup plus un public qu’une doctrine. C’est parce qu’à ce moment-là, le TNP représentait, c’était nouveau à cette époque-là, il ne faut pas l’oublier, un élargissement du public, des rites d’accueil du public aussi qui étaient nouveaux, des voyages en banlieue. Enfin, vous vous rappelez toute cette petite mythologie du TNP, et c’est cela que nous défendions522.

Ensuite, Roland Barthes évoque sa découverte avec Bernard Dort la pièce Mère Courage du Berliner Ensemble pendant le Festival International du Théâtre à Paris en juin 1954. La troupe et la pièce de Brecht lui ont fait une forte impression, comme il le dit ici :

Ça a été, pour ma part, quelque chose que je qualifie vraiment d’une sorte d’incendie. Ça a illuminé entièrement, non seulement ma conception du théâtre, ça a révélé, ça a donné une assise théorique à ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas dans le théâtre. Mais, de plus, alors, j’ai découvert avec passion, concernant le théâtre, une pensée qui ne craignait pas la théorie. C’est ça qui m’a touché dans Brecht. Et, aussi, dans Brecht, un marxiste qui ne craignait pas de se poser des problèmes esthétiques de goût, de non vulgarité, de sens moral, etcetera523.

Rappelons le combat contre le théâtre d’argent présent dans l’éditorial du numéro 5 de la revue. Comme la soif de « combat » de Barthes et des autres jeunes rédacteurs de la revue ne peut pas se « contenter » des avancées du TNP et des théâtres publics de la décentralisation, la revue qui est née pour soutenir Jean Vilar et devenir l’instrument de propagande du TNP va naturellement s’éloigner de lui. Théâtre populaire va leur demander de plus en plus d’engagement pour que ce théâtre populaire qu’ils incarnent soit une tribune pour le changement de la société524. Pourquoi Barthes et la revue ont-ils choisi Brecht ? Nous le verrons dans la partie 3.2 C sur l’idéal du théâtre populaire de Roland Barthes autour du modèle brechtien.

Pendant les années 50, la revue Théâtre Populaire est presque la seule revue sérieuse qui donne des informations d’un haut niveau de qualité sur la pensée et la critique théâtrales525. Sa valeur est soulignée par le travail de Marco Consolini, Théâtre Populaire 1953-1964 histoire

d’une revue engagée, qui nous permet de connaître le parcours de la recherche sur l’idéal du

théâtre populaire de cette revue jusqu’à la désillusion des idéaux utopiques. Depuis la

522 « Roland Barthes : Théâtre populaire et Brecht », Vidéo- Entretien de Roland Barthes, op. cit.

523 Ibid.

524 Marco Consolini, « Le Théâtre public et ses contradictions (1945-1968) Et après ? Qu’en est-il du mythe du Théâtre populaire ? », op.cit.

525 Témoigne de Pierre Laville, écrivain et metteur en scène, document sonore de la séance sur Acteurs, Acteurs/ Auteurs (1982-1992), le 20 avril 2019 à l’INHA, séance organisé par le Groupe de recherche interuniversitaire sur les revues de théâtre.

168

tentative initiale de répondre à la question: « Qu'est-ce que le théâtre populaire? » puis la maturation progressive et l’idée que « L’art peut et doit intervenir dans l’histoire526 », nous découvrons les événements dramatiques qui ont encore une influence considérable sur le théâtre français et mondial aujourd’hui : de la relation entre Jean Vilar et la revue, de l’enthousiasme et du besoin d’autonomie à la « trahison du père527 ». La revue a commencé par introduire Brecht à Paris et elle a inauguré « l'âge d'or du brechtisme528 ». Elle se situe entre l'esthétique dramatique d'avant-garde d’Adamov et Ionesco, et l'action et la critique d'intellectuels tels que Sartre au moment de la guerre d'Algérie et de la décentralisation du théâtre français dans les années 1960. La revue a connu le contexte social et politique de la IVe République française et de la Ve République. Elle présente également les principales personnalités du théâtre contemporain en France, Robert Voisin, Bernard Dort, Michel Vinaver etc. qui aujourd'hui, constituent encore les bases de la recherche et de la critique dramatique française moderne et contemporaine.