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Le théâtre populaire depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle

A. Romain Rolland et le Théâtre du Peuple

Romain Rolland (1866-1944) est l'un des écrivains les plus influents du XXe siècle en France. Sa création dramatique a notamment eu une relation très étroite avec sa conception duthéâtre populaire. A une période d'agitation politique internationale et de réforme, son œuvre a été inévitablement influencée par les situations du moment et a reflété certaines caractéristiques de l'époque : esprit de démocratie et de réconciliation inspirée d’une vision idéaliste de la Révolution française ; esprit humaniste et pacifiste pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918) ; antifascisme pendant les années 1930 et 1940. L'empreinte du contexte de ces époques fait que les créations littéraires et dramatiques de Rolland reflètent également quelques traits distinctifs du théâtre populaire français au début du XXe siècle:

nationale, révolutionnaire, politique et engagé. De plus, dans ses créations de littérature dramatique, en raison de l'influence de Victor Hugo dans ses études et sa formation culturelle224, il valorisait les portraits des héros selon les caractéristiques de la littérature héroïque et de l'art révolutionnaire.

Dans un contexte de crise sociale et de montée du mouvement socialiste et syndical dans France de la IIIème République, le Théâtre du Peuple de Romain Rolland, publié en 1903, constitue un point de départ fondamental pour le théâtre populaire français du XXe siècle : il incarne une ligne plus radicale par rapport aux expériences citées jusqu’à présent, celle d’une engagement politique du théâtre, clairement anti-bourgeois et à la faveur des classes prolétaires. Bien que le théâtre révolutionnaire de Romain Rolland s'exprime davantage sous forme de littérature théorique plutôt que dans la pratique théâtrale, son influence ne peut être ignorée. A ce propos, Marion Denizot estime que les huit pièces de son Théâtre de la

Révolution ont inspiré « les enjeux politiques et culturels contemporains » et « éclairent les

fondements idéologiques et théoriques du théâtre populaire en France 225».

C’est en effet à partir du Théâtre du Peuple de Romain Rolland, ainsi que de ses pièces révolutionnaires (Les Loups, 1898, Le Triomphe de la raison, 1899 ; Danton, 1900 ; Le

224 Bernard Buchatelet, Romain Rolland tel qu’en lui-même, Paris, Albin Michel, 2002.

225 Marion Denizot-Foulquier, Le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland Théâtre populaire et récit national, Paris, Honoré Champion Editeur, 2013, p.7-8.

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Quatorze juillet, 1902 ; Le Jeu de l’amour et de la mort, 1925 ; Pâques fleuries, 1929, Les Léonides, 1928 ; Robespierre, 1939 ) que le concept du «peuple» et de «héros» a de nouveau

trouvé sa place dans le théâtre français, en renouvelant un goût pour l’épopée nationale, à caractère à la fois révolutionnaire et démocratique, qui jouera un rôle très important dans la mystique du théâtre populaire français, notamment dans l’esthétique théâtre de Jean Vilar au Festival d’Avignon et au TNP pendant les années 1950226.

Le Théâtre du Peuple est divisé en deux parties: la première concerne le « théâtre ancien », la deuxième le « nouveau théâtre » (une troisième partie conclusive qui les suit, s’intitule « Au-delà du théâtre » et concerne l’utopie des « fêtes du peuple »). Cette structure montre déjà pleinement le désir urgent de Romain Rolland d'une innovation radicale du théâtre, de contenu mais aussi formelle : « Il n’existe dans le passé qu’un répertoire de lectures populaires, non de théâtre populaire. Les lectures ne suffisent point. Le théâtre est nécessaire227». Si dans l’ancien théâtre, malgré quelques grandes admirations, par exemple pour Shakespeare, il finit par rejeter pratiquement toute proposition dramatique, dans le « nouveau théâtre », il mentionne ce qu’il considère comme les précurseurs du théâtre du peuple à venir (Rousseau, Diderot, La Révolution française, Michelet) et les premières tentatives à mettre en avant : le Théâtre du Peuple de Bussang, notamment. Mais surtout, Romain Rolland indique quelques genres qui lui paraissent plus adaptés au théâtre populaire dont il rêve : « le mélodrame », « l’épopée historique », « le drame social », « le drame rustique », « le cirque », sans compter les citées « fêtes du peuple », qui sont au fond une sorte de modèle final auquel on aboutira lorsque la société entière aura changé, et avec elle le théâtre. Son but, effectivement est d’« établir entre l’art et le peuple un courant ininterrompu », car « le Théâtre du Peuple n’est pas un article de mode et un jeu de dilettantes. C’est l’expression impérieuse d’une société nouvelle, sa pensée et sa voix ; et c’est, par la force des choses, en cette heure de crise, sa machine de guerre contre une société caduque et déchue228».

Ces déclarations retentissantes, montrent que le théâtre du peuple conçu par Romain Rolland est un appel au changement social, et qui mène à la prise de conscience de la nature

226 Voir, à ce propos, Jean Vilar, « Du spectateur au public », in Théâtre et collectivité, communications présentées par André Villiers, Flammarion, 1953, p. 109-115. Jean Vilar, Théâtre, service public et autres textes, Editions Gallimard, 1975, reéd. 1986 ; Laurent Fleury, « Le peuple de Vilar : mythe ou réalité », in Marion Denizot (dir.), Théâtre populaire et représentations du peuple, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2010, p. 121-132 ; Cécile Falcon, « Peuple et héros populaires sur la scène du Théâtre national populaire de Jean Vilar », in Marion Denizot (dir.), Théâtre populaire et représentations du peuple, op.cit., p.133-147.

227 Romain Rolland, Le théâtre du peuple, op.cit., p. 50.

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révolutionnaire du combat pour un théâtre nouveau. Il croit qu’à son époque « l’art ne peut s’abstraire des souffrances et des désirs de son temps. Le théâtre du peuple doit partager le pain du peuple, ses inquiétudes, ses espérances et ses batailles. Il faut être franc. Le théâtre du peuple sera aujourd’hui social, ou il ne sera pas229 ».

Il va même plus loin dans une lettre envoyée au directeur de la Revue d’Art Dramatique, peu avant la sortie du livre :

Je partage complètement l’opinion de Camille de Saint-Croix qu’un théâtre populaire doit être essentiellement socialiste […] pour être réellement viavantet fécond. Je me suis convaincu, depuis quelques années, qu’il n’y a plus moyen, à l’heure actuelle, de séparer le théâtre de la politique. Le théâtre, comme l’art tout entier, doit prendre parti dans le combat […] ; je crois à la nécessité d’une révolution dramatique, qui renouvelle entièrement les pensées et la forme même du théâtre français. Cette révolution ne peut s »accomplir que par la révolution, ou l’évolution socialiste230.

Selon Romain Rolland, le théâtre du peuple ne peut donc que s'attaquer à la bourgeoisie et à sa culture, car, comme le dit l’exergue qu’il place en ouverture de son livre, « Le nouveau

est venu ; l’ancien a passé. (Schiller à Goethe, 1804)».

C’est donc à partir du Théâtre du Peuple de Romain Rolland qu’on assiste au début de la transition du sens politique de la « foule » indifférenciée à celui du « peuple » prolétaire, du sens social du « large public » à celui du « public populaire », du sens esthétique et idéologique du « héros » à celui du « héros populaire »231. Nous reviendrons plus loin sur ce point (chapitre I 1.3 C).

229 Ibid., p. 64.

230 Romain Rolland, Lettre à Alphonse Séché, 21 juillet 1903, in Alphonse Séché, Romain Rolland, Ces Jours lointains. Lettres et autres écrits, Cahiers Romain Rolland, n° 13, Paris, Albi-Michel, 1962, p. 23-24.

231 L’article concernant le pratique de Jean Vilar, voir Cécile Falcon, « Peuple et héros populaires sur la scène du Théâtre national populaire de Jean Vilar », dans Marion Denizot (dir.), Théâtre populaire et représentations du

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