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Le théâtre, art de la complexité

Dans le document Le théâtre africain et ses caractéristiques (Page 131-135)

Confrontation analytique des arguments sur l’existence du théâtre africain

2.1. Quelques fondamentaux à l’existence du théâtre

2.1.2. Le théâtre, art de la complexité

En quoi réside cette complexité de l’art théâtral? Est-ce le fait de la juxtaposition de ces différentes caractéristiques ou c’est une essence qui lui est naturellement inhérente? Le théâtre constitue un art complexe. A cause de la diversité de l’art théâtrale, Munch (2001:489) considère même que «Le théâtre n’est pas définissable en tant que tel». Tout est complexe: discours, temps, espace, parole. Pénétrer le théâtre, c’est dénouer toute cette complexité. Chacun des éléments qui le constitue a un fonctionnement spécifique mais qui, associé aux autres, doit faire un. Cette nature est tout aussi importante qu’elle le caractérise. Fraisse & Mouralis (2001:244) voient ainsi le théâtre. Pour eux, que le texte théâtral soit transcrit ou qu’il laisse une large part à l’improvisation et donc à l’interprétation, il soulève des problèmes d’une complexité plus grande encore. Tout d’abord, il ne peut y avoir totale coïncidence entre le texte écrit et les paroles effectivement proférées puisque le décor et les indicateurs de scène sont immédiatement visibles. Se trouve ensuite posée la question de la distribution des rôles, et du choix par l’auteur [ou selon les époques ou les cas par le directeur du théâtre, son mécène, le metteur en scène, etc.] de ses interprètes.

Cette complexité est décrite par Helbo (2007:51) qui considère le théâtre comme unique à ce genre parce qu’il prend pour matériaux des êtres vivants qui sont et ne sont pas ceux que nous connaissons dans le monde. Et que ces êtres sont à la fois le peintre et la toile du peintre. Seul art à s’inventer dans l’instant, en présence de l’autre, sous des formes quotidiennement renouvelées, le théâtre mobilise des traditions, des répertoires, des genres, des textes, lieux, corps, objets qu’il brasse, traverse et défie sans relâche.

Le théâtre est donc complexe par sa nature inhérente, il met en rapport le monde de la fiction et celui de la réalité, faisant jouer des personnes que nous connaissons et ignorons à la fois. Il l’est aussi par la symbiose des éléments qui le constituent et le forment dans son essence

complexe. Mangieri (2013:67) fait le même constat pour les arts du spectacle en montrant que «Les multiples pratiques des arts du spectacle constituent un “objet complexe”, syncrétique et multimodal, une trame vivante de codes et de formes de production des signes de diverses matérialités et substances». Ces éléments s’impliquent tellement qu’ils ne peuvent être une simple juxtaposition. Vigeant (1997:53) le dit: «Effectivement, la rencontre des signes théâtraux n’est pas superposition, mais syncrétisme ». Ils sont tellement interdépendants qu’ils sollicitent une analyse multiple. Même si nous venons de faire constater que la parole permet de comprendre les autres signes, elle n’est pas aussi spéciale pour autant. Et c’est par cette multiplicité d’aspects sous lesquels on peut le saisir que le théâtre tire sa puissance d’ébranlement et de charmes et qu’il constitue une excitation continue pour l’esprit. Une chaise placée dans la salle ne constitue pas un simple ornement. Elle appelle une action et conditionne la parole qui sera dite sur elle. En effet Naugrette (2007:27) signale que

Dès lors que le théâtre est reconnu pour cet objet complexe qui ne se réduit pas au texte mais comprend aussi les différents éléments de sa réalisation scénique, le discours qui l’appréhende ne peut que refléter lui-même cette complexité, être lui-même composite et multiple. Dans la mesure où tout est théâtre: le texte, le décor, les costumes, la lumière, le jeu de l’acteur, son corps et sa voix, il faut parler de tout, à la fois ou séparément.

En ce sens, Scherer (1998:598) conclut qu’«Il n’y a pas une esthétique théâtrale, il y en a nécessairement plusieurs»; non seulement, pensons-nous, par rapport à la lecture que peut en faire chaque auteur, mais beaucoup plus encore parce que chaque élément qui le compose est une esthétique particulière. Et donc toutes ces esthétiques s’influencent mutuellement et peuvent orienter la lecture théâtrale dans cette multiplicité, même si nous devons noter que dans cette multiplicité l’intérêt est de trouver une unité. Nous devons faire comprendre ici que la polysémie littéraire est une polysémie cadrée et orientée. C’est dans ce sens qu’Eco (1992:130) réagit contre les excès de certaines écoles du «déconstructionnisme» qui, mettant de l’avant la notion de glissement continu du sens, ont cherché à justifier l’idée d’une interprétation illimitée. Or l’habileté incontrôlée à glisser de signifié à signifié, d’une ressemblance à une autre, d’une connexion à une autre, a entraîné, selon Eco, une dérive herméneutique. Eco pense que si tout texte littéraire est ouvert, cela ne signifie pas que toutes les lectures soient possibles. Par sa forme ou sa structure, l’œuvre d’art impose des limites au «processus de sémiosis illimitée». C’est à l’image du réseau que recourt Eco pour figurer un espace textuel dans lequel il est possible d’aller de n’importe quel nœud à n’importe quel autre nœud, mais où les passages sont contrôles par des règles de connexion que notre histoire culturelle a en quelque sorte légitimées.

Eco pense que, ce qui nous paraît évident, le lecteur n’est pas libre d’établir toutes les connexions: chaque association, chaque métonymie, chaque lieu inférentiel doit être mis à l’épreuve afin de réguler le processus de sémiosis. Interpréter, selon Eco, consiste à se déplacer à l’intérieur d’un réseau dont les connexions sont préétablies, guidées comme par des rails qui dessinent un tracé préalable que le lecteur suit de poche en poche. Ce dernier est ainsi contraint d’emprunter certains passages obligés: il se déplace dans un espace préconstruit qui, tout en ménageant des ouvertures, des bifurcations, des intersections, restreint sa liberté de mouvement dans la mesure où il actualise certaines liaisons possibles et en narcotise d’autres. Barthes dans

Z/S(1970:12) fait mention du caractère pluriel dont chaque texte est fait. Il pose comme

préalable qu’un texte idéal est constitué de réseaux multiples qui jouent entre eux sans qu’aucun puisse coiffer les autres; ce texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés; il n’a pas de commencement; il est réversible; on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sûr déclarée principale; les codes qu’il mobilise se profilent à perte de vue; ils sont indécidables. Deleuze & Guattari (1980:31) parlent des principes de connexion et d’hétérogénéité. La littérature connecte parfois un point quelconque à un autre point, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, elle met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes.

Ainsi, «Le littéraire se caractérise par l’orientation de l’œuvre vers ses propres signes, orientations internes; il marque ainsi dans la perte de la valeur dénotative des symboles, (l’) accentuation de leur importance en tant que structure de motifs reliés.» (Frye 1968; 2001:26). Comprise comme complexe et multilangage, Artaud (1964:106) n’a pas tort de considérer la mise en scène comme «Le langage de tout ce qui peut se dire et se signifier sur une scène indépendamment de la parole, de tout ce qui trouve son expression dans l’espace, ou qui peut être atteint ou désagrégé par lui». En cela, nous sommes de l’avis d’Hubert (2008:222) qu’

Il ne convient pas non plus de créer un décor dans un but ornemental. Le décor perd alors sa raison d’être, qui est de mettre en évidence l’influence du milieu sur les individus. Tout décor ajouté à une œuvre littéraire comme un ballet, écrit Zola dans Le Naturalisme au théâtre, uniquement pour boucher un trou, est un expédient fâcheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le décor exact s’impose comme le milieu nécessaire de l’œuvre, sans lequel elle resterait incomplète et ne se comprendrait plus.

Cela étant, il faut comprendre que le théâtre est un tout dont les différents éléments constitutifs contribuent à faire du sens et surtout à exprimer le genre. Le théâtre est un multi-système de communication, un multi-langage. Il a la particularité de mettre en synergie

plusieurs moyens d’expression qui le rendent très complexe, très expressif. Le théâtre étant pluri-langage, son message est codifié au moyen d’autant de médiums dont il est constitué. Il s’agit d’une codification esthétique, à travers laquelle le public arrive à cerner le contenu (le thème: faits et contextes, etc.) et discerner le message par la mise en cohérence de tout ce qu’il voit, entend et sent en provenance de la scène.

Melone (1970:148) voit dans le théâtre africain une multiplicité des moyens d’expressions, source d’enrichissement et d’expressivité qui permet de saisir un monde communiqué de façon totale, dans la mesure où la conscience créatrice est un univers contracté reproduisant la vie dans sa totale et complexe dimensionnalité. De Craig (1992:137) nous le fait vivre dans un dialogue entre un homme de métier et un amateur de théâtre. Le régisseur déclare:

L’art du théâtre n’est ni le jeu des acteurs, ni la pièce, ni la mise en scène, ni la danse; il est formé des éléments qui le composent: du geste qui est l’âme du jeu; des mots qui sont les corps de la pièce; des lignes et des couleurs qui sont l’existence de la pièce; des lignes et des couleurs qui sont l’existence même du décor, du rythme qui est l’essence de la danse.

L’amateur demande alors: Et du geste, des mots, des lignes et des couleurs, du rythme Réponse

L’un n’importe pas plus que l’autre. De même qu’une couleur n’est pas plus qu’une autre utile au peintre, un son plus qu’un autre employé par le musicien. Ainsi, Celui qui définit le théâtre par le geste s’exprime comme celui qui le définit par le mot, mais leurs intentions sont opposées comme les définitions qui les inspirent. Au lieu de servir des mots seulement à la manière des poètes lyriques, le dramaturge forgea sa première pièce, à l’aide du geste, des mots, de la ligne, de la couleur et du rythme en s’adressant en même temps à nos yeux et à nos oreilles par un jeu adroit de ces cinq facteurs.

La représentation appelle l’acteur qui joue et l’acteur traine avec soi le monde où il joue. Le théâtre est donc une synthèse d’art. En fait, le théâtre est la part de la convergence de tous les moyens d’expression: il est dans son essence d’annexer tous les arts. Notons donc, comme Gouhier (2002:57), que

Les arts du théâtre ne sont pas juxtaposés. Les acteurs jouent ensemble. Le décor est dans le texte. Le costume, tâche de couleur, n’est pas indépendant de ce décor. La danse ne peut être que la suite mutuelle de la comédie. La musique n’intervient qu’afin d’ajouter ce que les mots ne disent pas et au moment où leur pouvoir expire. Synthèse d’arts, la représentation exige une pensée de son unité. Synthèse d’arts, le théâtre demande un art de synthèse.

Tous ces éléments ensemble, conditionnent l’énonciation théâtrale qui de cette manière ne peut être une énonciation ordinaire. Evidemment, étant entendu les divers procédés et concepts esthétiques à travers lesquels le théâtre s’exprime, son message ne peut être lu et compris de manière linéaire. L’analyse dans ce contexte devra, comme le dit Greimas (1979:392), «Concilier la présence de signifiants multiples avec celle d’un signifié unique». En effet «La saisie du théâtre est avant tout syncrétique et transversale: la réception est à la fois linéaire (logico-temporelle) et tabulaire (brassage de signifiants». (Helbo, 1983:34). Aussi, la compréhension profonde ou superficielle du message par le public est-elle liée à quelques paramètres, qui déterminent l’énonciation. C’est quoi donc l’énonciation théâtrale. Nous allons tenter d’y répondre ci-dessous.

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