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III. 1. “Kull muskir ḫamr wa kull ḫamr ḥarām” : premiers pas vers la condamnation juridique du

V.3. La thèse de deux rédactions

Après avoir illustré les erreurs et les variantes, il nous semble utile de retourner sur la

schématisation provisoire des rapports génétiques entre les manuscrits et de vérifier sa validité à la

suite des observations que nous venons de décrire. En effet, non seulement l’étiologie des erreurs

montre une profonde divergence entre les deux témoins, [ب] étant le plus souvent incorrecte, mais

aussi le grand nombre de micro-variantes et surtout de macro-variantes nous porteraient à exclure

l’intervention d’un copiste. Il nous semble alors plus probable que le manuscrit parisien et celui de la

Ẓāhiriyya de Damas soient deux rédactions distinctes composées à deux moments différents par

al-Badrī lui-même. Qu’un auteur intervienne sur son propre texte, même quelques années après sa

première publication, était une pratique courante dans l’époque mamelouke. Al-Badrī lui-même aurait

réécrit en le corrigeant, un deuxième exemplaire du Siḥr al-ʿuyyūn

80

. Il est donc possible que l’auteur

ait rédigé deux versions de la Rāḥa qui ont circulé en même temps constituant, donc, deux traditions

parallèles du même texte.

En effet, observant par exemple la nature des informations contenues dans les récits présents

uniquement dans le témoin parisien, il est intéressant de noter que ces anecdotes se distinguent de

celles rapportées seulement par l’exemplaire [ظ] par deux éléments: d’un côté nous avons pu relever

80 Il s’agit de l’autographe du Siḥr al-ʿuyyūn conservé à l’Institut des manuscrits orientaux de l’Académie Russe des sciences de Saint Petersburg, voir Y. A. Petrosyan et al., Pages of perfection, p. 43: “The exemple shown here is a copy the author made himself. It is interesting for two reasons: first, as a rare copy of a work and secondly, as an example of reworking by the author himself”. À la page 46 note 3, il est écrit de façon erronée que cet ouvrage a été composé à Baghdad entre 1367-68.

des indications topographiques précises de la ville du Caire

81

et, de l’autre, le recours à des termes

argotiques désignant le haschich comme lubāba, qurna ou fūla qui dans l’exemplaire de la Ẓāhiriyya

figuraient seulement dans des compositions poétiques mais que dans l’exemplaire parisien sont aussi

utilisé dans des récits. Puis, l’incorporation de texte en vers dans ou après les récits est une pratique

courante dans l’exemplaire parisien, contrairement au témoin damascène qui, lui, présente une

structure plus rigoureuse, séparant le corpus narratif de celui poétique. Ainsi, le manuscrit [ب] donne

l’impression d’avoir fait l’objet d’une réélaboration visant d’une part à obliterer la division en

chapitres et, de l’autre, à intégrer et interpoler le matériau poétique au corpus narratif. Quant aux

références topographiques à la ville du Caire, elles nous feraient avancer l’hypothèse que l’exemplaire

[ب] soit une rédaction “égyptienne” de la Rāḥa. En effet, d’après les informations rapportées par

al-Saḫāwī, nous savons qu’al-Badrī était un de ces lettrés mameloukes aussi familier de Damas, sa ville

natale à laquelle il consacra le Nuzhat al-anām, que du Caire. Il est donc possible que l’auteur ait revu

et intégré la première version de la Rāḥa sur la base des informations qu’il aurait collectées pendant

ses séjours au Caire. En outre, si notre lecture du nom du copiste de l’exemplaire parisien est correcte,

il aurait vécu entre le XVIIIe et le XIXe siècle à al-Badrašīn, une ville à proximité du Caire, ce qui

indiquerait que le témoin [ب] appartienne à une tradition “égyptienne”. Le copiste du manuscrit

damascène était, en revanche, un aleppin qui, comme nous l’avons vu, a vécu au XIXe siècle, ce qui

pourrait expliquer l’absence des anecdotes “égyptiennes” propres au témoin [ب] et supposer, ainsi,

l’existence d’une deuxième tradition que nous serons tentés d’appeler “syrienne”.

Ainsi, nous pouvons justifier les divergences dans les erreurs, la position des macro-variantes,

le grand nombre d’ajouts et d’omissions qui rendent assez différents les deux principaux exemplaires.

Par conséquent, nous modifierons le stemma codicum

82

comme suit:

[β] [α]

[A

1

] [A

2

]

[ب] [أ] [ظ] [ن]

81 Au Éd. 30:1-7 il est fait mention du Bāb zuwayla et dans la même anecdote ils sont présentés al-Ḫuranfiš, le

ḥammām al-Baysarī, le ḥammām al-Fāḍil. Puis encore la madrasa al-Mustanṣiriyya au Éd. 29:15, le Ṣaʿīd

(Haute Égypte) est mentionné au Éd. 32:19 tandis qu’au Éd. 48:4 il est fait mention de la madrasa al-Barqūqiyya

à Bayna al-Qaṣrayn et au Éd. 48:20 il cite le Bāb al-Bīmāristān al-Manṣūrī. Enfin au feuillet 18a et au Éd. 37:10 du témoin parisien l’auteur fait référence au ğunayna (Ghenīna) qui se trouve en dehors du bāb al-šaʿriyya au Caire.

82 À pros du stemma codicum dans le cadre des études philologique arabe voir J. J. Witkam, Establishing the stemma: fact or fiction, Manuscripts of the Middle East 3, 1988, pp. 88-101.

La lettre grecque [α] correspond à la première composition de la Rāḥa; la flèche indique qu’à notre

avis [α] est l’archétype le plus ancien qui ait été réélaboré et intégré dans une deuxième phase par

l’auteur lui-même réalisant la deuxième rédaction [β] de la Rāḥa, qui, par conséquent, doit être

considérée, elle aussi, comme un deuxième archétype. Quant à [A

1

] et [A

2

], elles indiquent les deux

intermédiaires inconnus d’où dérivent nos quatre manuscrits. Enfin, la ligne en pointillé indique que

les témoins [أ] et [ن] ne peuvent être considérés que partiellement, car l’un est un fragment du chapitre

sur le vin et l’autre est explicitement indiqué comme étant un abrégé, ce qui confirme leur

appartenance à deux traditions faibles.

Sur la base de ce stemma codicum, nous avons établi le texte de la Rāḥa adoptant l’exemplaire

damascène comme manuscrit de base de l’édition ([ لصأ ]), étant de loin le plus correct, et rejetant en

note les leçons des autres témoins. Nous sommes bien conscients qu’affirmer l’existence de deux

rédactions de la Rāḥa implique implicitement que ces deux manuscrits doivent être considérés comme

deux ouvrages indépendants. Ainsi, nous avons intégré le texte de base [ظ] avec les informations

supplémentaires, sauf erreur manifeste, provenant du témoin parisien et nous les avons signalées par

des crochets dans l’édition.

En conclusion, nous pouvons citer un autre élément qui nous semble corroborer la thèse de

deux rédactions. La Rāḥa a été aussi citée par Ḥāğğī Ḫalīfa (1017-1067/1609-1657) dans son Kašf

al-ẓunūn comme étant un ouvrage du shaykh Taqī al-Dīn al-Bakrī, au lieu d’al-Badrī

83

, al-Dimašqī. Puis,

Ḥāğğī Ḫalīfa rapporte l’incipit de l’ouvrage qui correspond exactement à la première phrase du témoin

damascène (Éd. 3:5)

84

. Cela prouve clairement que la tradition dont le manuscrit [ظ] dérive était, du

moins, connue dans la première moitié du XIe/XVIIe siècle.

Toutefois la préférence du manuscrit [ظ] sur les autres témoins de la Rāḥa sur base temporel,

ce qui est son antériorité par rapport aux autres et, sur le plan quantitatif, le fait d’être plus correct,

tous cela ne doit pas être vu dans une perspective visant à rechercher le ‟texte idéal”, comme une

certaine critique anglo-américaine préconisait. Selon cette tendance, l’éditeur doit être en mesure de

découvrir la forme que l’auteur aurait voulu idéalement donner à son œuvre. Par conséquence, si un

auteur quelque temps après la première publication a revu et corrigé son texte, comme c’est le cas de

la Rāḥa d’al-Badrī, alors dans ce cas selon G. Thomas Tanselle, par exemple, l’éditeur devrait

automatiquement accepter la deuxième rédaction, étant donné que celle-ci, venant en dernière,

‟represents the author’s considered and more mature judgment”. En d'autres termes, l’édition critique

doit refléter ‟the author’s intention than any surviving form of the text”

85

, ce qui veut implicitement

dire que l’on donne plus d’importance à l’auteur et à son idée de l’œuvre plutôt qu’au texte tel qu’il

nous a été transmis par la tradition. Par conséquent, tous ce qui n’est pas reconnaissable comme étant

83 Une édition plus récente du Kašf al-ẓunūn de celle de Gustav Flügel corrige le nom de l’auteur de la Rāḥa, gardant, toutefois, entre parenthèses la leçon incorrecte, voir Ḥāğğī Ḫalīfa, Kašf al-ẓunūn, éd. Maktabat al-maṯannā’, Baġdād 1941, vol. 1, p. 829. A ce propos, voir aussi F. Rosenthal, The Herb, p. 13 et p. 34.

84 Ḥāğğī Ḫalīfa, Kašf, vol. 3, p. 339. 85 A. Vrolijk, Bringing a laugh, p. 108.

une directe émanation de la volonté de l’auteur représente une corruption du texte originel. Or, comme

noté par Arnoud Vroljik, cette thèse avait été aussitôt rejetée par Jerome J. McGann pour qui ‟literary

works are fundamentally social rather than personal or psychological products”

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mais surtout par la

moderne critique textuelle allemande. Des auteurs comme Hans Zeller et Siegfried Scheibe ont

introduit l’idée de ‟historisch-kritische Edition” selon laquelle toutes les versions d’un texte, à partir

de la première rédaction, sont également valables car elles représentent des différents stages de

l’évolution du texte. Par conséquent, une édition critique ne doit pas établir un ‟texte idéal” et qui

peut-être n’a jamais existé surtout quand on ne possède pas d’’autographe, mais elle devrait plutôt

permettre de distinguer les différentes étapes de la genèse du texte. En d’autres termes, ce que l’auteur

entendait écrire est immatériel, ce qui compte est ce que l’auteur a essentiellement écrit ou les

remaniements que son texte a subi par l’intervention d’intermédiaires (copistes, conteurs, etc.). Le rôle

de l’éditeur est alors de corriger seulement les erreurs qui se sont involontairement manifestées lors de

l’écriture (répétitions, mélectures, pour l’arabe des erreurs dans les points diacritiques, etc.). Ainsi

nous avons choisi d’adopter cette dernière approche dans notre édition car, comme noté par Arnoud

Vroljik, elle se situe au carrefour entre conception et réception plutôt que la méthode éclectique du

‟meilleur texte”

87

.