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Après le premier édit déclarant licite al-munkarāt, sous le règne d’Ẓāhir Rukn Dīn

al-Ṣāliḥī Baybars (620-676/1233-1277 environs) la situation changea radicalement. À juger du nombre

de décrets émis par le nouveau souverain tout le long de son administration, il semble que Baybars ait

entrepris une véritable lutte acharnée contre al-munkarāt, du moins c’est ce qu’il apparait après

l’analyse des sources. Al-Maqrīzī est très détaillé à ce sujet quand il nous informe que, même si le

nouveau Sultan se divisait entre la Syrie et l’Égypte, lorsqu’il séjournait à Damas il écrivait plusieurs

lettres à ses administrateurs au Caire pour les exhorter à continuer une politique intransigeante

vis-à-vis d’al-munkarāt. Le premier pas fut de remplacer une économie qui bénéficiait de la taxation des

activités peu recommandables et réprouvées par Dieu, par un système fondé sur des gains licites et

moralement irréprochables (al-māl al-ḥalāl). Pour cela, en 658/1260, il ordonna de se débarrasser du

vin et menaça de mort tous ceux qui le pressaient

37

. En 662/1264, il écrivît à ʿIzz al-Dīn al-Ḥillī, nā’ib

al-Sulṭān en Égypte, pour lui demander d’abolir le système des broyeuses à bière (buyūt al-mizr)

officielles, de faire disparaître leurs traces ainsi que de détruire tous les objets nécessaires à la

production de cette boisson enivrante. En 665/1266, il renouvela la prescription :

il supprima la dîme sur le ḥašīš dans tous les territoires d’Égypte, puis ordonna de verser [par terre] les boissons alcoolisées (al-ḫumūr). Il interdit al-munkarāt et fît détruire les endroits où on servait des enivrants (buyūt al-muskirāt). Il interdît les ḫān-s et les maisons des vices (al-ḫawāṭi’) partout en Égypte, le Šām et toutes les régions l’appliquèrent. Lorsque ces édits (marāsīm) furent annoncés en présence du

qāḍī Nāṣir al-Dīn Aḥmad Ibn al-Munīr celui-ci récita :

35 J.-P. Guillaume, A. Chraïbi, [Review] The Assassin Legends: Myths of the Ismaʿilis by Farhad Daftay,

Arabica 43, 2, Mai 1996, pp. 370-373.

36 P. Alpin, Histoire Naturelle de l'Égypte, vol. 1, p. 134.

37 Al-Maqrīzī, Ḫiṭaṭ, vol. 1, p. 106; Ibn Taġrībirdī, al-Nuğūm al-zāhira fī mulūk Miṣr wa l-Qāhira, 13 vols, Dār al-kutub al-miṣriyya, al-Qāhira 1929-1972, vol. 7, p. 154. À propos de Baybars voir surtout A. Elbendary, The Sultan, the Tyrant and the Hero: Changing Medieval Perceptions of al-Ẓāhir Baybars, Mamlūk Studies Review 5, 2001, pp. 141-157.

le malheur d’Īblīs n’est plus chez nous sa misère est loin des pays du Amīr le vin et le chanvre ont étés brulés ensemble

leurs demeures et leurs champs déclarés illicites (ḥarramatā). Tandis que l’excellent adīb Abū l-Ḥusayn al-Ğazzār38 chanta: la grande coupe a été privée de ses fruits

et la bouche a été dérobée de sa salive

le vieillard quand se réveille le matin n’a plus qu’à pleurer sur ce qui a disparu de sa jeunesse39

Les deux poèmes sont emblématiques des deux attitudes opposées vis-à-vis des enivrants. Si le

premier auteur manifeste un sentiment de satisfaction et de soulagement pour avoir rétabli l’ordre

moral, le deuxième texte, par contre, est centré autour du cliché littéraire de la nostalgie, symbolisée

par l’image du vieillard (al-šayḫ), l’ordre présent, qui regrette la jeunesse (šabābihi) désormais perdue,

le passé des plaisirs. La mélancolie qui se dégage des vers d’al-Ğazzār, (m. 679/1281), est

symptomatique d’une position qui pourrait relever certes de la rhétorique, pour le recours aux clichés

traditionnels, mais qui pourrait aussi refléter une attitude réelle. Ainsi, il est évident qu’al-Maqrīzī

entend emphatiser le contraste entre une politique sévère et intransigeante inaugurée par le nouveau

souverain et un vieux système qui avait faiblement lutté contre ces pratiques par une politique

tolérante.

Muḥammad Ibn Aḥmad Ibn Iyās al-Ḥanafī (852-930/1448-1523) consacre quelques pages

remarquables à cette campagne d’élimination de la corruption entamée par al-Ẓāhir Baybars.

Commentant le triste destin d’un certain Ibn al-Kāzirūnī (ou al-Kāzarūnī) qui, surpris par la police en

état d’ivresse, fut crucifié à Bāb al-Naṣr au Caire, l’historien transcrit des vers de Šams al-Dīn

Muḥammad Ibn Dāniyāl (646-710/1248-1311):

Le châtiment pour l’enivrement avant la crucifixion était une peine légère mais lorsque ça concernait notre groupe (šarʿinā) c’était plus dure

Quand ils commencèrent à crucifier, j’ai dit à mes compagnons : “Est-ce que vous allez vous repentir? la punition dépasse la mesure!”

Puis le shaykh Šams al-Dīn Ibn Dāniyāl tira de cette situation une maqāma plaisante : “lorsque de Mosul je suis arrivé dans le pays d’Égypte, pendant le règne des Ẓāhirs [...] j’ai trouvé que ces vestiges étaient en ruine. Certaines demeures de joie (mawāṭin al-uns)étaient désertes (ġayr ānisa) et les seigneurs de la débauche et du libertinage étaient devenus austères. L’ordre du Sultan avait donné un coup de poing à l’Armée de Satan et la ferveur [religieuse] gouvernait le Caire. Il a versé les eaux-de-vie, brûlé le haschich et dispersé les boissons à base d’orge (muzūr). Il a intimé l’ordre aux adultères et aux sodomites de se repentir, enfermé les prostituées et les pécheurs, il a attaqué les libertins pour faire du mal et crucifié Ibn al-Kāzirūnī avec sur le cou les objets pour le vin (al-nabāḏiyya). Puis, lorsque la nouvelle se répandit, la répression (al-inkār) fut mis en place, le drogué (al-masṭūl) se retira dans la maison, des restrictions furent établies et les propriétés dépouillées. Ainsi, un de mes amis m’invita chez lui et il fit m’assoir au milieu de ses enfants et de sa famille. Il s’excusa de ne pas pouvoir mieux m’honorer et de me faire trouver dans des circonstances autant difficiles, car il ne pouvait pas satisfaire mon désir. Il dit : Je me

38 Il s’agit du shaykh Ğamāl al-Dīn Abū al-Ḥasan al-Ğazzār al-Miṣrī (603-679/1206-1281), voir Éd. 51:9 et note 2 pour les références bibliographiques.

refuse de croire que le père du malheur [Satan] soit mort et qu’il soit un amas de débris. Reste avec nous, nous pleurerons sur lui, nous raconterons les vicissitudes et ferons son oraison funèbre”.

Il suit un qaṣīda en rime –ūs qui déplore la fin violente d’une époque de tolérance et des plaisirs

40

.

Vers la fin du 666/1268, après avoir aboli les tributs sur les munkarāt, Baybars ordonna de

verser le contenu des jarres à vin et lança une sérieuse campagne contre la dépravation: il fût interdit

aux prostituées (al-nisā’ al-ḫawāṭi’, ailleurs simplement al-ḫawāṭi’) de pratiquer publiquement

l’adultère, elles furent emprisonnées et obligées de contracter le mariage pendant que l’argent de leurs

activités était confisqué et versé dans les caisses publiques. Les mêmes mesures furent encore réitérées

en 667/1269, 669/1271 et 670/1272 lorsque les rues du Caire furent à nouveau inondées par le vin et

ses producteurs menacés de mort

41

. La rigueur des ordres de Baybars n’épargnèrent personne: en

674/1276 il n’hésita pas à faire pendre aux pieds de la Citadelle le puissant eunuque Šuğāʿ al-Dīn

ʿAnbar connu sous le nom de Ṣadr al-Bāz qui s’adonnait souvent au vin

42

.

Selon Paulina B. Lewicka, la politique répressive mise en place par Baybars eut pour effet de

faire passer pour la première fois dans la conscience collective égyptienne l’idée que boire du vin était

vraiment une action déplorable et non plus une innocente habitude, héritage des époques antérieures à

la conquête musulmane. Aussi, la référence au haschich dans le contexte de la condamnation du vin

prouve qu’il n’y eut pas de différence à cette époque entre les deux substances, retenues responsables,

au même titre que la prostitution, de la corruption générale des mœurs.

De cet avis était Ibn Taymiyya (m. 728/1328), qui mena une campagne contre le vin, le

chanvre et la prostitution aussi bien que contre les chrétiens. En effet, en 713/1313 et puis encore en

720/1320, pendant le règne d’al-Nāṣir Muḥammad Ibn Qalāwūn (684-741/1285-1341), les documents

historiques rapportent que plusieurs administrateurs tentèrent d’appliquer les fatwas d’Ibn Taymiyya

43

.

Par exemple, en 724/1324

Sayf al-Dīn qui gouvernait l’Égypte était un homme cruel et sanguinaire. Il fit verser le vin [dans les rues], brûler les plantations de chanvre (al-ḥašīša) et arrêter les hommes dissolus (al-šuṭṭār). Sous son règne, les conditions du Caire et de l’Égypte changèrent et cela parce qu’il fut un acolyte d’Ibn Taymiyya pendant son séjour en Égypte44.

40 Ibn Iyās, Badā’iʻ al-zuhūr fī waqā’iʿ al-duhūr, 12 vols, éd. Muḥammad Muṣṭafā, In Kommission bei Franz Steiner Verlag, Wiesbaden 1974, vol. 1/1, pp. 326-330. Cette longue composition poétique est aussi citée dans le témoin damascène de la Rāḥa, Ms [ظ], 80b.Pour tous cela voir aussi Ibn Dāniyāl, Ṭayf al-ḫayyāl: ṯalāṯ bābāt min ḫayyāl al-ẓill, éd. P. Kahle et D. Hopwood, Gibb Memorial Trust, Cambridge 1992, pp. 4-6 et L. Guo, The Performing Arts in Medieval Islam, Brill, Leiden - Boston 2012, pp. 163-165. Voir aussi la traduction italienne de F. M. Corrao, La fantasmagoria delle ombre di Ibn Dāniyāl, traduction et étude, Thèse de doctorat de l’Università degli studi di Roma “La Sapienza”, 1990, pp. 12-18. Pour la qaṣīda voir l’analyse très détaillé de L. Guo, Paradise Lost: Ibn Dāniyāls response to Baybars’ campaign against vice in Cairo, dans Journal of the American Oriental Society 121, 2, 2001, pp. 219-235.

41 Al-Maqrīzī, Ḫiṭaṭ, vol. 1, 106 et P.B.Lewicka, Alcohol and its Consumption, pp. 79-81. 42 Al-Maqrīzī, Ḫiṭaṭ, vol. 1, 106.

43Ibidem, p. 81; Id,al-Sulūk, vol. 2/1, p. 211.

En outre, pour promouvoir la moralité, il abolit toutes les célébrations et les fêtes relatives à la crue du

Nil pendant lesquelles les gens se retrouvaient au Miqyās (Nilomètre) pour manger de la viande rôtie,

des friandises ou des fruits

45

.

Malgré les efforts d’al-Nāṣir Muḥammad Ibn Qalāwūn et de ses intendants, il semble que ses

successeurs ne furent pas particulièrement stricts en matière de lutte contre al-munkarāt. Le premier

sultan circassien al-Malik al-Ẓāhir Sayf al-Dīn Barqūq (m. 801/1399), par exemple, fut célèbre, entre

autre, pour le banquet mémorable qu’il offrit en 800/1398. Il semble que pour célébrer la victoire à un

tournoi de polo, sur la place aux pieds de la Citadelle (taḥta al-qalaʻa) il fit monter un pavillon pour

accueillir ses émirs et leur offrit un somptueux banquet. À part la grande quantité de viande et

friandise, des boissons licites (mubāḥ) et enivrantes (muskar) furent servies dans des coupes en poterie

et le sultan s’amusa même à rivaliser avec ses émirs pour savoir qui aurait bu le plus. Une fois la fête

pour la ḫāṣṣa terminée, le sultan et ses dignitaires rentraient à leurs résidences et alors la ʿāmma était

invitée à entrer et à manger et boire ce qu’il restait. Ainsi, al-Maqrīzī commente :

ce fut une journée marquée par l’abjection et la turpitude. Les enivrants étaient licites et les gens s’abandonnèrent autant à l’abomination et aux péchés qu’on n’en avait jamais vu de pareil. Les savants (ahl al-maʿarifa) avaient bien compris que la situation serait dégénérée et il fût ainsi. À partir de ce jour-là, les préceptes de Dieu s’affaiblirent dans toutes les régions d’Égypte et le sentiment de honte se fît rare46.

Le fils d’al-Ẓāhir Barqūq, al-Nāṣir Farağ, qui gouverna entre 791/1389 et 815/1412, par

contre, mena une campagne contre le vin et ses producteurs chrétiens. En 803/1401, il ordonna à deux

reprises la destruction de plusieurs centaines de jarres à vin et la dispersion de leur contenu dans les

rues ainsi que l’incendie des églises du faubourg cairote de Šubrā

47

et cela malgré le fait que tant

al-Nāṣir Farağ que son successeur, al-Muʿyyad Šayḫ al-Maḥmūdī, (m. 824/1421), avaient autant aimé le

vin que leur père, al-Ẓāhir Barqūq, n’avait pas manqué de les punir pour leurs conduites

48

.

Al-Malik al-Ašraf Abu l-Naṣr Barsbāy qui gouverna l’Égypte entre 825/1422 et 842/1438, fut

célèbre pour ses mesures draconiennes contre les propriétés des étrangers dans les terres qu’il

administrait. En bon musulman, selon les affirmations d’Abū l-Maḥāsin Ibn Taġrībirdī (m.

874/1470)

49

, il fut particulièrement intolérant en matière de conduites blâmables. Selon Ibn Iyās, en

832/1428 l’émir Qurqumās al-Šaʿbānī, grand chambellan du sultan, se chargea de

disperser les enivrants, brûler le chanvre (al-ḥašīš), démolir les ḫān-s et les maisons de libertinage (buyūt al-fisq). Il fit détruire environs dix mille jarres, si bien qu’un lac de vin remplit la place Rum[ay]la. Ainsi quelqu’un chanta :

45 Al-Maqrīzī, Ḫiṭaṭ, vol. 1, 106.

46 Al-Maqrīzī,al-Sulūk, vol. 3/2, p. 902; Ibn Taġrībirdī et Ibn Iyās citent l’anecdote racontée dans le Sulūk d’al-Maqrīzī mais ajoutent aux boissons la consommation de būza et šiš; Ibn Taġrībirdī, al-Nuğūm, vol. 12, pp. 80-81; Ibn Iyās, Badā’iʿ, vol. 1/2, pp. 501-502.

47Ibidem, vol. 1/2, pp. 594-595.

48 Ibn Taġrībirdī, al-Nuğūm, vol. 14, p. 1 et 65; P.B.Lewicka, Alcohol and its Consumption in Medieval Cairo, p. 83. Ibn Iyās cite l’opinion d’al-Maqrīzī selon lequel le sultan al-Muʿyyad Šayḫ al-Maḥmūdī aimait la musique et le chant et prenait du haschich en gouttes (al-ḥašīš al-mustaqṭir), Ibn Iyās, Badā’iʿ zuhūr fī waqā’iʿ al-duhūr, vol. 2, pp. 62.

Ils ont dispersé le vin

sur le sol en long et large

Si seulement j’étais la terre pour [boire] tout cela Ô, plût à Dieu que je sois comme la terre !50

De même, en 841/1437 le sultan ordonna à l’émir Asanbaġā al-Ṭiyyārī de prendre d’assaut plusieurs

quartiers du Caire et de fouiller les maisons des juifs et des chrétiens et d’y détruire tous les objets

relatifs aux enivrants qu’ils possédaient

51

. Puis il fit également détruire un dépôt d’environs dix mille

jarres et il s’en prit aux prostituées (banāt al-ḫaṭā’) à qui fut interdit de pratiquer l’immoralité

publiquement en les obligeant à se marier. Sur ce sujet quelqu’un composa un dū-bayt :

Dans le vin il n’y a que des avantages

tandis que pour le rapport sexuel (al-nīk) on dresse le Livre Il n’est pas possible d’abandonner l’un ou recommencer l’autre

lorsque l’on coupe toute la vigne ou l’on castre52.

La même ferveur religieuse anima al-Ẓāhir Ğaqmaq qui tout au long de son règne, entre

842/1438 et 845/1453, selon Ibn Taġrībirdī, renouvela les prohibitions non seulement des enivrants, de

l’adultère et de la pédérastie, mais aussi des instruments musicaux et, comme nous dit al-Badrī, du

théâtre des ombres (al-ḫayyāl)

53

. Pourtant, en dépit de ces interdictions, les gens continuèrent en secret

à se dédier aux plaisirs

54

.

L’opinion sur al-Malik Sayf al-Dīn al-Ašraf Īnāl son successeur, qui régna entre 857/1453 et

865/1461, ne fit pas l’accord des historiens. En effet, si Ibn Taġrībirdī nous confie une image positive

du sultan qui, tout en ayant un faible pour les adolescents, assura l’application de la loi islamique et ne

s’abandonna jamais aux enivrants

55

, Ibn Iyās, en revanche, dénonce sa conduite immorale : “il était

entièrement absorbé par les plaisirs (al-malāḏḏ), aimait boire du vin et il avait une passion pour les

imberbes (al-milāḥ)”

56

. Al-Badrī dans la Rāḥa rapporte l’histoire d’un certain al-Qaysūnī qui fut

trouvé avec du haschich le vingt-cinq du mois de Ramaḍān 867/13 Juin 1463 près d’al-ğāmiʿ al-ğadīd

à Damas. Il fut alors amené chez l’émir Bardabak, beau-fils du Malik Sayf al-Dīn al-Ašraf Īnāl qui à

son tour l’amena chez l’émir Sayf al-Dīn Tanam Ibn ʿAbd Allāh Ibn ʿAbd al-Razzāq (m. 868/1463)

50 Déjà en 831/1427 le sultan avait durcit l’interdiction de consommer du vin et du haschich en versant le contenu des jarres à vin et en brulant l’herbe, Ibn Iyās, Badā’iʿ, vol. 2, p. 119 et 122.

51 Sur la situation des ḏimmī-s dans l’époque mamelouke voir P. B. Lewicka, Did Ibn al-Ḥājj Copy from Cato? Reconsidering Aspects of Inter-Communal Antagonism of the Mamluk Period, dans S. Conermann (éd), Ubi sumus? Quo vedemus? Mamluk Studies - State of the Art, V&R unipress, Bonn University Press, Goettingen 2013, pp. 231-260.

52 Ibn Iyās, Badā’iʿ, vol. 2, p. 184. 53Éd. 39:21-22

54 Ibn Taġrībirdī, al-Nuğūm, vol. 15, pp. 348-349.

55Ibidem, vol. 16, p. 159. L’attitude d’Ibn Taġrībirdī vis-à-vis de ces deux derniers regnants a été certainement influencée par sa fonction de mentor de la famille de Ğaqmaq, voir sur cela I. Perho, Ibn Taġrībirdī's portrayal of the first Mamluk rulers, dans C. Conermann (éd), Ulrich Haarmann Memorial Lecture 6, EB Verlag, Berlin 2013, p. 5.

qui lui fit avouer le nom de celui qui lui avait vendu l’herbe. Les deux furent battus puis furent

promenés dans la ville sur deux chameaux et, enfin, bannis du pays

57

.

Des derniers souverains mamelouks, les historiens n’ont retenu aucune campagne spécifique

contre les munkarāt, à l’exception de deux édits émis par l’avant dernier sultan mamelouk d’Égypte

al-Qānsawḥ al-Ġawrī (m. 922/1516). En 910/1504-5, le sultan ordonna de fouiller les maisons des

chrétiens et détruire toutes leurs jarres à vin, bruler les endroits où on consommait du haschich et du

būza, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Cette situation rappela l’époque du règne d’al-Ašraf Šaʿbān

Ibn Ḥusayn (m. 746/1345)

58

, quand le adīb Ibrāhīm al-Miʿmār (m. 749/1348) avait écrit la mawāliyyā

suivante :

Qui est contre le vin le désapprouve seulement pour être odieux le métropolite n’interdit pas au prêtre de remplir la coupe Demande d’avaler du haschich et on en tire deux avantages

profite de l’invitation du drogué et du soul59

En 919/1513 il interdit encore une fois la vente de vin (nabīḏ), chanvre, būza et bannit la

prostitution

60

. Comme Paulina B. Lewicka l’a suggéré, il semble que ces prohibitions étaient

imputables plus aux vagues de peste qui périodiquement ravageaient l’Égypte qu’à un véritable

sentiment de dévotion religieuse

61

.

Puis, en dépit de ces prescriptions, Ibn Iyās raconte une anecdote plaisante (min nawādir

al-laṭīfa) survenue en 915/1509 et qui montre que les gens ne prenaient pas toujours au sérieux les

prohibitions de leurs gouverneurs :

la Birkat al-Raṭlī cette année-là avait été semé de ḥašīš et sur cela personne n’a jamais été d’accord. Celui qui sema le ḥašīš était un certain Kamāl al-Dīn Qūsān qui loua le terrain de la Birkat al-Raṭlī. Tous ceux qui y entraient se réjouissaient, surtout les plus invétérés parmi les consommateurs de chanvre. Les gens arrivaient en masse pour se promener et voir ces herbes et certain l’avait même choisi comme endroit de repos, tant qu’il fut au nombre des anecdotes merveilleuses. Sur cela un des poètes de l’époque composa :

la Birkat al-Raṭlī en beauté s’élève [au-dessus du commun] il est devenu un paradis avec des pavillons

Depuis qu’ils ont plantés autant de chanvre [šadāniq] dans la terre il pousse du ḥašīš à chaque souffle d’air62

Encore en 922/1516 le sultan Ṭūmān Bāy al-Ašraf, à la veille de la conquête ottomane de

l’Égypte, publia un édit interdisant de vendre publiquement du vin, de la bière et du haschich sous

peine d’être pendu, mais, comme Ibn Iyās releva, tous continuèrent à se comporter comme dans le

57Éd. 62:15-20.

58 Al-Maqrīzī,al-Sulūk, vol. 3/2, p. 713. 59 Ibn Iyās, Badā’iʿ, vol. 4, pp. 76-77. 60Ibidem, pp. 303-304.

61 P.B.Lewicka, Alcohol and its Consumption, pp. 84-85. Pour une analyse des retombés démographique des épidémies de peste voir S. Borsch, Plague depopulation and irrigation decay in Medieval Egypt, dans The Medieval Globe, 1, 2014, pp. 125-156.

62 Ibn Iyās, Badā’iʿ, vol. 4, p. 156 ; B. Martel-Thoumian, Plaisirs illicites et châtiments dans les sources mameloukes, dans Annales Islamologiques 39, 2005, p. 311 puis dans Eadem, Délinquance et ordre social. L’État mamelouke syro-égyptien face au crime à la fin du IXe-XVe siècle, Ausonius Éditions, Bordeaux 2012, p. 288. Pour le terme šadāniq qui est une variante de šahdāniq voir plus bas chapitre II p. 39.

passé sans tenir compte de cette nouvelle interdiction. D’autant plus que l’arrivée des Ottomans ne

changea pas la situation, au contraire, Ibn Iyās exprime tout son aversion vis-à-vis des comportements

déplorables de ces nouveaux gouverneurs qui se livraient à la boisson, au haschich et à la pédérastie

63

.

De plus, une fois au Caire en Muḥarram 923/Janvier 1517, les ottomans dressèrent trois pavillons sur