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2. La question de la lecture dite littéraire

2.5 Internet, un objet à lire ?

2.5.5 Le texte et l’œuvre

Les théories de la lecture littéraire se développent toutes à partir d’une idée de la littérarité du texte, ou de l’œuvre, termes qui ne sont jamais réellement définis, ce qui permet souvent de glisser de la notion de lecture du texte littéraire à

celle de lecture littéraire. Ainsi il est question du « texte du lecteur » (Picard), ou de « l’effet du texte » (Charles), ou d’une « lecture (…) inscrite dans le texte » (Charles, 1977), ou encore de « la relation dialogique texte-lecteur » (Mercier, 2010) pour évoquer les interactions littéraires entre le texte et son lecteur sans que les textes soient caractérisés. Quand ils le sont, dans les exemples donnés par M. Picard ou V. Jouve, par exemple, il s’agit toujours de textes littéraires. Toutes ces expressions supposent une activité de lecture portant sur un texte et un seul de surcroît imprimé. Mais en fait, qu’est-ce qu’un texte à lire avant même d’être qualifié de « littéraire »?

On peut considérer comme un texte une suite linguistique cohérente, orale ou écrite, comportant son début et sa fin, produite dans une pratique sociale déterminée, fixée sur un support qui lui sert de canal, établie pour un destinataire, et possédant une ou plusieurs fonctions identifiables. Nous en avons un exemple visuel dans la Figure 2 ci-contre. Ce texte peut être qualifié de littéraire parce que son analyse permet d’en faire émerger la littérarité59

Un livre est un texte, un extrait de ce livre est encore un texte, mais Internet vient bousculer cette définition du texte.

59

Annie Rouxel relève les caractéristiques suivantes : - Pouvoir de recréer un univers (fonction de mimèsis) ;

- orchestration particulière des éléments (ici, propre au conte) ; - exploration du langage (fonction poétique du texte) ;

- exploration de la dimension imaginaire (convocation de symboles, de mythes, de l’imagination, du merveilleux) ;

- dimension philosophique (le texte propose une vision du monde particulière) ; - intertextualité ;

- possibilité de susciter des émotions ou présence d’émotions.

ROUXEL, Annie. « Qu’entend-on par lecture littéraire ? » dans La lecture et la culture

littéraires au cycle des approfondissements.- Actes de la DESCO. Scéren-CRDP de

Versailles. 2004. pp.19-30.

Figure 2 : version imprimée de Cendrillon (Perrault) distribuée aux élèves

Un texte sur Internet se compose plus souvent de plusieurs textes se rencontrant, s'intercalant, se suppléant, voire se supplantant, et complétant le texte initial lu sur écran, et cela en comptant ce qui fait désormais partie du texte : les images mobiles ou fixes et les sons, comme le montrent les extraits d'écran ci- dessous (Figure 3 & Figure 4), que les élèves ont eus sous les yeux pour faire le travail sur Cendrillon. A la notion de texte, qui limite l’objet à la mise en forme cohérente de mots, il faut substituer celle de document. L’explication qui suit s’appuie sur les Figure 3 & Figure 4 ci-après.

Dans l’édition Folio des Contes de Grimm60, ou dans la version imprimée de Cendrillon distribuée aux élèves (Figure 2), nous sommes face à la forme traditionnelle et courante du « texte » ; mais dès lors que nous donnons le conte de Perrault à lire sur un site, qui ne se limite pas au « texte » écrit par l’auteur, mais y associe d’autres formes d’expression en lien avec le conte (Figure 3), il est plus exact d’évoquer un « document », voire une « information », à visée littéraire.

Alexandra Saemmer61, dans le cadre d’un cours pour initier aux pratiques différenciées de la lecture sur écran, met en évidence que l’hypertexte d’Internet constitue un texte en plusieurs niveaux de cohérence, dans lequel le lectonaute navigue avec plus ou moins de conscience et de maîtrise des significations existantes ou de celles qu’il peut construire en tant que lecteur. La copie d’écran ci-dessus (Figure 3) nous permet de vérifier comment l’hypertexte constitue un texte multiforme tissé de relations transtextuelles activables physiquement par le

60

GRIMM, frères. Contes. Préface de Marthe ROBERT, Folio Gallimard. 1986. 61

SAEMMER, Alexandra. « Penser la (dé)-cohérence : le rôle de l’hypertexte dans la formation à la culture informationnelle », in Métamorphoses de la lecture, BBF n°5, 2011

Figure 4 : http://www.grimmstories.com/fr/grimm_contes/cendrillon : extrait copie d'écran

lectonaute, sans que ce dernier ait toujours bien conscience de ces relations qui constituent un texte sous-jacent.

Le premier niveau de lecture met en parallèle un texte de conte, une image, et en haut à gauche, un sommaire. Ces trois composantes forment un tout cohérent autour du thème de « Cendrillon » et sont susceptibles de déterminer des attentes, un horizon, voire un projet de lecture. Si le lectonaute veut lire la suite du conte, il doit descendre le curseur à droite de l’écran, pour lire le texte en entier. S’il va au bout de son exploration de la page Internet, il découvrira la possibilité de lire De même histoires (sic) (Figure 3) et même de comparer le texte traduit au texte en langue originale. S’il active le lien le roi Grenouille ou Henri de fer , il révèle une partie de l’architextualité dans laquelle s’inscrit Cendrillon, resituant ce texte dans le genre des contes merveilleux et dans l’œuvre d’un auteur, Grimm.

L’image s’inscrit dans l’hypertexte (à ne pas confondre avec le lien hypertexte) : elle provient d’une lecture du conte faite par l’illustrateur. Tronquée par le concepteur du site, elle est transformée car elle n’est qu’un détail d’une illustration plus grande et plus complète. Prise hors de son contexte original, elle induit une interprétation différente de celle que produirait la lecture de l’image entière.

Si le lectonaute active les liens en haut à gauche, ses attentes peuvent être surprises, satisfaites ou déroutées. La liste complète satisfait l’attente d’un inventaire complet des Contes de Grimm, liste également consultable par ordre alphabétique. En revanche Ecoutez l’audio est décevant : le lien envoie le lectonaute vers Le Petit Chaperon rouge et vers Blanche-Neige, et non pas vers Cendrillon. L’activation du lien Les motifs emmène le lectonaute sur une page énigmatique : qu’entend-on ici par « motif ». Un mot tapé au hasard (« robe ») fait quitter le site et projette le lecteur sur la page principale du moteur de recherche, inventoriant une liste de sites sans rapport avec la lecture de Cendrillon. Le lien fait partie du document-texte (co-texte) mais sort le lecteur de ce texte. Le lien mots-clés renvoie à une liste de mots non classés (substantifs, verbes, noms propres) s’apparentant à un index « thématique », relevant plutôt de « l’inventaire à la Prévert », faisant correspondre un objet (nom commun), une action (verbe), ou un personnage (nom propre) à un ou plusieurs contes de Grimm.

La traduction du conte, les mots-clés éventuellement, le sommaire des contes de Grimm inscrivent l’ensemble hypertexte « Cendrillon / Grimmstories »

dans une cohérence textuelle, alors que d’autres liens présents dans le même ensemble hypertexte introduisent ce qu’Alexandra Saemmer appelle une dé- cohérence62, c’est-à-dire une annulation de la cohérence, mais non une absence de cohérence. L’ergonomie du support de lecture peut donc influer la manière de lire et par conséquent sur influencer les significations construites, en fonction des chemins, des voies de navigation suivies par le lectonaute.

2.5.6 Les supports de lecture : le texte sur papier vs le texte sur