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2. La question de la lecture dite littéraire

2.5 Internet, un objet à lire ?

2.5.8 Les spécificités de la lecture à l’écran

Nous avons vu dans le cadre de la définition de la lecture en général, puis de la lecture dite littéraire quels processus physiques, psychiques, neurologiques, cognitifs, affectifs et psychologiques, sociologiques sont à l’œuvre, constituant

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ECO, Umberto (1988 pour la traduction). Le Signe. Le Livre de poche, biblio essais.Milan 1980.

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Nous appelons « produire une image » le fait de la copier, de la coller dans un document personnel.

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l’activité de lecture. Celle-ci s’exerce donc à partir de la mobilisation d’un certain nombre de capacités et de compétences interdépendantes, étroitement corrélées, non hiérarchisées. Pour ne pas rester au stade de la théorie, il nous a paru important de démontrer concrètement les spécificités de la lecture sur écran en tant que support visuel, avant d’aborder celles de la lecture sur Internet.

Nous reproduisons ici deux copies d’écran correspondant aux supports de lecture du conte Cendrillon, de Grimm, proposés aux élèves.

Figure 7 : copie d'écran de la page d'accueil du site Grimmstories.com

Ces deux propositions de support de lecture du conte posent des problèmes très différents. Le premier support (Figure 7) comporte 11 zones dont une -l'image tronquée de Cendrillon, en haut à droite- n'est pas interactive. Ces zones d’interactivité posent elles-mêmes d’autres problèmes spécifiques de la lecture sur Internet.

Dans ce premier cas, l'élève est sollicité, par le biais des liens, pour aller lire d'autres contes de Grimm et même d'Andersen s'il a la curiosité de cliquer sur le portrait de l'auteur. C’est précisément cette possibilité qui alimente les nombreuses recherches sur l’attention partagée et l’incapacité du lectonaute à entrer dans une lecture lente et durable, ce qui entraînerait la perte des facultés de lecture littéraire.

Le second support (Figure 8) se présente plus comme une page de livre, centrée sur le texte. Comment l’élève lit-il une telle page ?

Des travaux de recherche rapportés en 2003 par The Usability Company75 nous apprennent que le regard d’un lecteur expert va être accroché par les blocs en couleur ainsi que par les images, puis par titres. Luc Rodet résume :

« premier résultat, plus de 50 % des fixations se portent sur les titres. Deuxième constatation, les experts, les habitués d'Internet, ne s'arrêtent pas sur les images car, contrairement aux novices, ils savent qu'elles ne sont généralement pas porteuses d'information, sauf si elles cachent un lien. Chez ces experts, nous avons constaté que les images étaient simplement traitées par la vision périphérique. Dernier enseignement, la disposition des blocs de texte est prépondérante.».76

Dans les deux pages présentées ci-dessus, la mémoire visuelle est sollicitée pour reconnaître l'outil de recherche, pour différencier les zones les unes des autres, correspondant à des objectifs de lecture différents77, les fonds colorés, les différentes typographies. Elle est aussi utilisée pour repérer les liens hypertextes à activer. Tous ces éléments appartiennent à la mémoire sémantique. Tout ce qui est

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Cités par TOUZET C., PAUBEL P., ALESCIO-LAUTIER. « Importance des facteurs attentionnels et mnésiques lors de l'accès aux sites web », in Lire, écrire, communiquer et apprendre avec Internet. (p.51) Christophe RONVEAU / JAKOBSON / RASTIER, (2006)

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JAUZEIN Françoise. « L'analyse des mouvements des yeux sur le web ». http://acces.ens-

lyon.fr/acces/ressources/neurosciences/vision/VisionMarseille/application_web. Dernière modification 13/04/2010 10:36. Page consultée le 12/02/11 à 10:05

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spécifique à ce site ou à cette page sollicite en revanche la mémoire de travail. La mémoire sémantique a pour fonction d’indiquer à quoi sert ce que la mémoire visuelle a permis de repérer.

Pour ce qui est de la page présentée en figure 8 ci-dessus, la division en grands blocs d'information, l'indication de la cible de chaque lien par un texte explicite porteur de métadonnées sur le lien (classement alphabétique des contes par exemple), les différents modes de recherche proposés en fonction des niveaux de compétences et des préférences prennent en compte les règles de bonne conduite préconisées par W3C78 pour soulager la mémoire sémantique et alléger la charge cognitive. (Touzet, Paubel, Alescio-Lautier, 2006)

Chaque fois que l'élève change de page, de présentation,

« on peut s'attendre à la nécessité de faire appel à la mémoire de travail pour mémoriser la « nouvelle » position des menus, [ainsi qu'à] l'épuisement des ressources attentionnelles 20 (p.53)»

gênant ainsi la fixation des informations et par conséquent la création de liens porteurs de sens entre elles.

La Figure 8 est un exemple de ce qui peut favoriser la lecture : la page est réduite au texte ; les contrastes entre objets (texte en blanc) et ambiance (fond violet) sont suffisants et diminuent ainsi les efforts visuo-attentionnels liés aux traitements perceptifs, en revanche ces avantages sont annulés par le choix d'un contraste négatif (caractères clairs sur fond sombre), qui augmente la fatigue oculaire et les efforts attentionnels, un diamètre pupillaire plus petit augmentant la profondeur de champ, et nécessitant un effort visuel plus important.

La lecture du texte de Grimm sur écran, dans le contexte d’Internet, en créant un support nouveau, nécessite de réinterroger la nature d’une étude de la lecture. Si étudier la lecture littéraire, c’est prendre nécessairement en compte le lecteur en tant que sujet, et donc intégrer à sa lecture, son environnement et son

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W3C : World Wide Web Consortium. Le W3C formule des recommandations afin de garantir l'accès du Web au plus grand nombre (1999). L'objectif est de permettre à tous les internautes (personnes handicapées ou non) d'accéder au même contenu, dans les meilleures conditions possibles, ce qui implique nécessairement la prise en compte des données de la recherche sur la lecture.

contexte, étudier la manière de lire Cendrillon sur Internet, c'est étudier Cendrillon numérisé dans des environnements qui n'étaient ni celui de Perrault, ni celui de Grimm et supposer que le support peut influencer la lecture en tant que processus et en tant que produit de compréhension.

Le plaisir est étroitement lié au désir de lire, qui se nourrissent l’un de l’autre. Tous les grands lecteurs en témoignent, à l’instar de Montaigne qui origine son « goût pour les livres » et la lecture dans « le plaisir que [lui] firent les récits des Métamorphoses d’Ovide »79. Pourtant lire sur écran80 n’est pas un plaisir, au point qu’il est souvent nécessaire d’imprimer les textes. Les élèves le disent, et les chercheurs l’ont confirmé (Lebrave, 2000, p.13-22)81

. Les progrès technologiques liés aux écrans n’atteignent pas ceux réalisés par le livre-papier dont les albums jeunesse, les livres-objets sont la traduction visible, confortant le statut esthétique et artistique du texte. A l’extraordinaire variété du livre s’oppose l’uniformité des fenêtres, des présentations, des procédures, et de l’organisation de la lecture, par le biais des boutons, menus déroulants proposés sur les écrans. Outre que la page de l’écran n’est pas la page du livre, qu’on ne peut l’embrasser d’un seul regard, puisqu’il faut utiliser le curseur pour dérouler le texte, le lecteur ne peut se l’approprier matériellement en la cornant, la griffonnant, voire pourquoi pas, en la déchirant. Lire sur écran, c’est se trouver de facto assis devant un bureau ou dans le meilleur des cas, avec un ordinateur portable sur les genoux, en face-à-face avec une surface lumineuse lisse et plane. Le rapport au texte est forcément différent. Or on sait également que le corps est partie prenante dans la lecture, pas seulement dans l’activité des yeux. On peut toujours espérer qu’une position contrainte peut favoriser la lecture comme elle le fit pour Henri Miller qui « lisai[t] toujours dans une position inconfortable »… mais il est plus probable que le fait de ne pouvoir emmener le texte avec soi, de ne pouvoir le manipuler,

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MONTAIGNE, Michel Eyquem de, Essais, Livre I.

80Il n’est pas question ici des « tablettes de lecture » ou « liseuses électroniques » qui résolvent en partie cette question par des formats adaptés, des écrans non rétro-éclairés etc… visant à reproduire les conditions sensorielles de la lecture sur papier.

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LEBRAVE, Jean-Louis, (2000). Lire et écrire au XXIème siècle, in Lecture-écriture et

nouvelles technologies, sous la direction de Jacques ANIS et Nicole MARTY. CNDP. Col.

de ne pouvoir le lire dans une position libre et choisie en limite l’appropriation (Petit, 2002, p.17 -29).82

Les deux sites proposés aux élèves incitent à des comportements de lecteurs différents. Le site http://feeclochette.chez.com/Grimm/cendrillon.htm centre le lecteur sur le texte de Grimm uniquement et renvoie en bas de page à la version de Perrault. Le bouton en bas à gauche, renvoie à un sommaire des contes de Perrault (ou de Grimm, selon le cas), et à une biographie des auteurs.

Les élèves qui ont lu Cendrillon sur le site http://grimmstories.com ont eu, de fait, la possibilité d'accéder à d'autres contes de l'auteur, à ceux d'Andersen, à des versions traduites. Il faut ajouter à ces possibilités liées à la conception du site, celle d'Internet dans son entier. Le mot-clé [Cendrillon] reste affiché : si l'élève active le moteur de recherche, il sera renvoyé à la page de Google83 ci-dessous (Figure 9) :

Figure 9 : copie d'écran page de Google (le 27/10/11 ; 15:57)

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PETIT, Michèle. Eloge de la lecture, La construction de soi.- Belin. 2002.

83Cette copie d’écran n’est qu’un prototype. En effet, le contenu de la page varie selon les jours et les heures, mais ses caractéristiques formelles restent les mêmes.

Devant une telle page, comment la compréhension du lecteur se construit- elle ? comment re-combine-t-il tous ces paramètres dans la lecture ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre, du point de vue théorique, puis dans la pratique de la classe lorsque nous analyserons les « produits » de la lecture des élèves.

La séquence que nous avons prévue lie étroitement la lecture de texte d’information, documentaires, et la lecture de textes littéraires puisque la perspective didactique n’était pas d'abord d'étudier Cendrillon d’un point de vue rhétorique, stylistique, ou poétique, mais plutôt dans une perspective anthropologique et culturelle.

De la lecture entendue comme déchiffrage du code à la lecture comprise comme activité dynamique interagissant avec le projet du texte, quels que soient les types et les genres textuels, toutes les attitudes sont possibles pour des élèves de sixième.

La lecture est un écosystème complexe qui fait intervenir le programme du texte, le ou les sens voulus par l’auteur, les formes du texte, le contexte, l’univers personnel du lecteur. Elle est une réponse du sujet aux « signes » envoyés par le texte (linguistiques, langagiers, formels et structurels) et du côté du lecteur, elle met en jeu des compétences psycho-cognitives, culturelles et sociologiques, des représentations de l’acte de lire, et un projet de lecture. Les supports de la lecture nécessitent des compétences différentes, complémentaires ou communes. Quelles sont-elles ? Nous avons vu dans un premier temps les facteurs favorisant la lecture en général, puis les conditions d’une lecture littéraire. Voyons quelles compétences sont nécessaires pour qu’une lecture de documents sur Internet donne lieu à une lecture littéraire, qui va contribuer à la construction du sujet, à l’élaboration de ses connaissances, à ses lectures futures. Quels obstacles le lecteur peut-il rencontrer ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner maintenant.