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2. La question de la lecture dite littéraire

2.5 Internet, un objet à lire ?

2.5.4 Internet et le jeu de la lecture

Sur Internet, le texte numérique lu en tant que support de lecture est potentiellement noyé, dilué dans l’hypertexte et « pour qu’il y ait jeu », selon Picard, il faut qu’il y ait « prise en compte conflictuelle du caractère irréductiblement extérieur, étranger, de ce sur quoi s’exerce l’activité [de lecture] ». Si l’on suit le raisonnement de M. Picard, en le transposant à la lecture sur Internet, ce n’est pas le support qui fait l’absence ou l’inconsistance de la lecture, mais « l’évanouissement du texte comme tel (…), le déni de la matérialité du signifiant », -en l’occurrence sa structure multimédia, voire multimodale-, « l’oubli qu’on est en train de lire, le caractère inconscient des codes utilisés et du contrat [de lecture] accepté » (p.152-153)

Autrement dit l’élève-lecteur placé devant un texte, fut-il littéraire, sur support imprimé, n’est pas plus constitué en lecteur que celui placé devant le même texte sur un écran –ou tout autre texte, quel qu’il soit-, s’il n’a pas conscience premièrement de lire ; deuxièmement du support de lecture et troisièmement, s’il ne saisit pas la matérialité de l’activité de lecture incluant ses objectifs. On peut dire que c’est la connaissance de l’acte de lecture qui forge l’identité du lecteur. Lire sans savoir qu’on lit n’est pas lire, pourrait-on alors affirmer en pastichant la phrase, un peu provocatrice, de Thierry Baccino.

La notion de jeu en lecture, ou de la lecture comme jeu, ou encore du support de lecture comme « jouet joué » semble s’adapter parfaitement à une

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SAINT-MARTIN, Fernande. Le sens du langage visuel : essai de sémantique visuelle

psychanalytique.- Presses Universitaire du Québec.-2007.

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« La philosophie analytique est un courant pluraliste « répondant à un « esprit » de type scientifique, qui valorise l’intersubjectivité, l’échange et la discussion critique entre chercheurs, à partir d’un effort pour éclairer ses prémisses, son vocabulaire, ses arguments, etc. (Récanati, 1984, p.366-367) ». Elle est marquée par « l’émergence des théories pragmatiques d’Austin (1970) et Searle (1972), des théories de l’information, de la cybernétique et des premières machines « intelligentes » qui, jointes aux nouvelles sciences cognitives et aux neurosciences, ouvrirent un questionnement sur l’organisation de la pensée et rendirent manifeste l’importance de la notion de représentation. » (Saint- Martin, p.100)

approche théorique de la lecture sur Internet, voire de la lecture d’Internet, si nous admettons l’idée qu’Internet est « objet à lire » autant qu’un « objet pour lire » et donc un jeu à jouer.

Poussons la métaphore du jeu jusqu’au bout pour vérifier cette hypothèse.

La lecture sur Internet s’apparente à un jeu de dames chinoises (Figure 1). Nous poursuivons la métaphore au fil de l’explication du jeu, de son but, de ses règles.

Il s’agit d’un jeu de société se jouant sur un tablier de jeu généralement circulaire ou hexagonal, sur lequel une étoile à six branches est représentée, comportant 121 emplacements au total. On retrouve métaphoriquement l’aspect social de la toile (autre image d’Internet) et les probabilités d’interactions entre les joueurs, les pions, et les « trous » que ceux-ci laisseront au cours de la partie.

Les pions sont disposés dans les six triangles extérieurs d'une étoile à six branches, formant six groupes de dix pions, et permettant de jouer à deux, trois, quatre, ou six joueurs à la fois. Chaque groupe a une couleur différente, de même que le lecteur-sujet dispose de ses acquis, dispositions et potentiel. Dans notre métaphore, chaque pion figure une partie de l’attention du lecteur dédiée à l’activité de lecture, incluant la réalisation de ses objectifs. Pour atteindre son but final - la construction d’un sens approprié-, le lecteur va donc devoir combiner les trajectoires de plusieurs pions lui appartenant.

Le but du jeu est de déplacer l'ensemble de ses pions dans la zone opposée à sa zone de départ : il y a donc évolution, déplacement, progression. Comme en lecture, il s’agit donc pour le lecteur-joueur de réussir à déplacer stratégiquement, en maîtrisant son parcours, tous ses pions-points d’attention, ce qui suppose mémoire, et capacité d’anticipation. Les autres joueurs sont la figure symbolique des différents textes rencontrés et interprétations, auxquels il faut s’adapter sans cesse stratégiquement.

Les joueurs sont répartis de façon symétrique autour du tablier de jeu. Chacun contrôle un groupe de dix ou quinze pions, qu'il faut amener dans la zone symétrique de sa zone de départ par rapport au centre du tablier. Les zones se

Figure 1 : plateau de jeu de dames chinoises

libèrent au fur et mesure de l’avancement des différents joueurs vers leur zone de destination. La zone de départ de l’un devient la zone d’arrivée de l’autre, ce qui suppose une capacité de résistance à l’adversaire et de négociation avec lui, chacun ayant intérêt à faire progresser l’autre, dans une certaine mesure. Personne n’est éliminé. Chacun joue tour à tour un seul pion : il faut donc faire des choix raisonnés à partir d’hypothèses sur ce que joueront les autres joueurs. Un mouvement se déroule selon deux modes, au choix et de façon exclusive :

- Déplacement d'une case dans une des six directions du plateau : ce mode de déplacement s’apparente à la lecture linéaire d’un texte après un autre, qui n’est pas toujours la meilleure stratégie pour lire sur Internet.

- Déplacement par sauts successifs. Chaque saut se fait au-dessus d'un pion d'une couleur quelconque, de façon symétrique par rapport à ce pion, et selon l'une des directions du plateau. La règle de base indique que le pion par-dessus lequel on saute doit être directement adjacent, une variante fréquemment jouée autorise les "sauts longs". Dans tous les cas, le saut ne peut être autorisé que si aucun autre pion ne se trouve sur la trajectoire du saut ni dans la case d'arrivée, à l'exception du pion qui sert de pivot. Ce mode de déplacement rappelle bien sûr la lecture discontinue laquelle pour être tout de même productive doit obéir à des règles minimales de cohérence et donc de proximité des textes lus.

Le saut se fait sans prise des pions de l’adversaire, qui conserve ainsi ses moyens intacts, comme chaque joueur, comme chaque lecteur qui conquiert connaissances et savoirs mutualisables et capitalisables. La partie peut changer d’orientation pratiquement à tout moment en fonction des différentes stratégies des joueurs. C’est ainsi qu’un texte peut se trouver délaissé par son lecteur, ou bien encore totalement « repensé ». Bien entendu, le jeu de la lecture n’est possible qu’en présence d’un texte-jeu permettant au lecteur ou au lectonaute de déployer son art.