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Chapitre 2 – Sur la trace des loups : loups rencontrés, loups racontés

2.3. Portraits de loups à partir de récits humains

2.3.4. Une territorialité relative

La notion de territoire est importante dans la réalité sociale des loups. « Les loups aiment revenir là où ils sont nés » me disait Bob Hayes, « s’ils doivent partir, ils s’arrangeront toujours pour rester dans les alentours ». Il y a des endroits comme Bluefish par exemple, environ 50 km en descendant la Porcupine River où les loups ont toujours été présents malgré des saisons de trappes successives et fructueuses, il semble toujours y avoir des loups. « Il doit y avoir une très vieille tanière là-bas, de l’autre côté de la rivière car certains hivers, j’ai pu attraper jusqu’à neuf loups à Bluefish, et l’année d’après il y en avait encore » me disait un ancien trappeur de loups. « Les loups connaissent les lieux et savent repérer les endroits propices à avoir de bonnes tanières, Bluefish doit certainement en être un. Nous avions repéré un tanière quelques kilomètres de l’autre côté de la rivière » confirmait Bob Hayes.

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« Chacun a son territoire et doit le défendre. Un loup qui a son territoire sait quand il n’est plus sur son territoire, et il fait attention » me disait un trappeur gwich’in. « Il n’y a pas de pitié chez les loups. Tu pars ou tu meurs. C’est dur d’être un loup, tu dois défendre ton territoire, tu dois défendre ta place, chasser. Cet hiver j’ai vu deux meutes s’affronter pour le territoire. C’est violent. L’une des deux a fini par partir. Ils sont intelligents, ils envoient des loups en repérage avant d’y aller » soulignait un jeune trappeur gwich’in, l’un des rares de sa génération à trapper les loups à Old Crow. En effet, « si tu vois les traces d’un seul loup, ce doit être un loup solitaire, vieux ou malade, qui a perdu sa meute. Mais si tu vois les traces de deux loups, ils sont sans doute envoyés en éclaireurs pour la meute » m’expliquait un aîné. « Ils sont trop intelligents pour être feintés » me disaient souvent les chasseurs gwich’in. Si personne ne semblait partager les mêmes considérations autour des loups d’Old Crow, en revanche, tous s’accordaient à reconnaître non seulement leur intelligence, mais également leurs capacités sensorielles.

Toutefois, dans la mesure où Old Crow se situe près de la frontière entre taïga et toundra, la notion de territoire n’est pas la même pour tous les loups. Il y a deux types de loups m’expliquait-on : ceux qui suivent les caribous et qui voyagent comme des nomades, et ceux qui sont plus sédentaires et chassent les orignaux. Les Gwich’in pourraient traduire cela en préférence alimentaire de la part des loups. Un aîné chasseur m’expliquait que les animaux sont comme nous, ils ont une viande qu’ils préfèrent. Certains préfèrent l’orignal, d’autres le caribou. Cela dépend aussi de la façon dont ils ont été élevés. S’ils ont grandi avec la viande d’orignal et qu’ils ont appris à chasser les orignaux, il serait même possible qu’ils aient du mal à chasser un caribou et inversement. En effet, Bob Hayes me confiait une anecdote sur ces techniques de chasse lupines. Des bisons ont été réintroduits au Yukon dans les années 1980. Ceux-ci avaient disparus depuis des décennies dans la région. La réinsertion fut un franc succès d’une part grâce à l’adaptation de ces bisons, mais aussi parce que les prédateurs étaient bien incapables de chasser ces grosses bêtes dont ils savaient trop peu de choses. « Les loups ne savent pas comment chasser ces bisons, alors ils ne les chassent pas trop » me disait- il. Il est donc intéressant d’observer, au-delà du régime alimentaire, les dynamiques sociales et territoriales engendrées par ces deux modes de vie.

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Les loups nomades peuvent parcourir des centaines de kilomètres, parfois jusqu’à 600km me disait Bob Hayes. Des loups ont été retrouvés traversant de l’Alaska jusqu’aux Territoires du Nord-Ouest. Certains loups suivront les caribous jusqu’au bout, d’autres finiront par revenir vers leur tanière. En effet, la tanière est une étape qui semble incontournable pour tous ces loups, soient-ils nomades où sédentaires, à la période des naissances. Richard Farnell m’expliquait d’ailleurs que si les loups suivent les caribous sur de longues distances, ceux-ci sont obligés de s’arrêter pour trouver une tanière et avoir leur petit à l’arrivée du printemps, ils cessent donc leur migration derrière les caribous pour trouver un coin plus sûr. Les caribous poursuivent jusqu’à leur calving ground13 et mettent bas en juin. Une grosse partie

de la harde peut mettre bas le même jour. Les loups s’étant arrêtés plus tôt, cela fait toujours des prédateurs en moins autour de ces caribous nouveau-nés, qui sont déjà exposés à bien des menaces dès leurs premières heures de vie. La territorialité de ces loups nomades est donc plus relative, ou du moins plus ponctuelle. Des associations de meutes éphémères peuvent avoir lieu si les loups trouvent un gros groupe de caribous. Ils peuvent alors s’allier à d’autres loups pour optimiser leur chasse soulignent les Gwich’in et les biologistes. Une fois, un groupe de 65 loups a été vu dans les Crow Flats autour des caribous me disait Bob Hayes, « c’est assez exceptionnel, et il est alors difficile d’expliquer comment fonctionne le groupe à ce moment. Chacun sait à quelle meute il appartient, comme nous savons de quelle famille nous venons, mais il est difficile de savoir comment s’organisent les interactions entre les différentes familles, surtout qu’il y a des chances pour que ces loups soient apparentés d’une manière ou d’une autre s’ils se retrouvent ensemble ». Ces gros groupes sont trop intenses socialement pour durer, surtout considérant la dure réalité de ces loups.