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Chapitre 4 : Être chien à Old Crow

4.1. L’intersubjectivité au cœur de cette expérience ethnographique

Il est toujours étrange pour une communauté d’accueillir en son sein un étranger qui est simplement là au milieu, sans rien faire de significatif, juste en observant. D’une certaine manière, l’ethnographe vit dans l’illusion que ses observations pourraient aller au-delà de sa simple présence, autrement dit au-delà des interactions, évidemment subjectives, qu’il génère inévitablement. Dans cette ethnographie, il ne sera pas tant question de la subjectivité de l’ethnographe que de l’importance de la singularité. Plus nous avançons, plus il devient évident que la singularisation est un corollaire de cette intersubjectivité. Nous avons établi depuis le début de ce mémoire la démarche intersubjective avec laquelle nous avons choisi d’évoluer. Cependant, il me paraît important et opportun de préciser ici les influences de celle-ci sur la présente ethnographie.

En effet, un chasseur gwich’in me disait « les loups vont choisir à qui ils se montrent. J’ai un loup qui vient souvent près de ma cabane. Il me connaît moi, il est habitué à mon odeur, à ma voix. Si tu vas à ma cabane, ce n’est pas sûr qu’il se montre parce qu’il ne te connaît pas ». Ce chasseur me rappelait ici l’importance de la singularisation des subjectivités. Cela dit, il s’agissait déjà là d’un loup singulier, puisque lui et ce chasseur semblaient s’être apprivoisés d’une certaine manière. Est-ce qu’un loup moins familier des

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humains serait moins enclin à singulariser ces humains ? Je ne puis répondre pour eux, cela dit, le processus de singularisation des loups ne fut pas le même que celui des chiens. Les loups sont singularisés avec prudence de la part de mes interlocuteurs, je devais donc principalement m’assurer de respecter ces relativismes langagiers et de me laisser plonger dans ce monde proposé par mes interlocuteurs, à la rencontre de ces loups singuliers. Et ce loup qui s’est montré à Driftwood a su revêtir tous les attributs de cette singularisation, me permettant de renforcer cette approche au sein de mon ethnographie.

Pour les chiens, c’est bien différent, s’ils peuvent être facilement identifiés singulièrement grâce à leur nom, dans les faits, ils le sont moins que les loups. C’est d’ailleurs un peu tout le paradoxe de leur situation à Old Crow, de l’être socialement intégré, à l’être totalement ignoré. Les Vuntut Gwich’in utilisent plus souvent le terme « les chiens ». Certains semblent avoir plus marqué leur vie que d’autres, mais ils sont définitivement des animaux sur qui nous avons l’impression d’en savoir assez. Ils n’invitent pas à la même prudence que les loups, et j’ai même eu l’impression qu’ils perdaient en considération avec le temps et les générations. En effet, les aînés semblent avoir plus de respect pour les chiens que les jeunes générations. Un aîné me répétait souvent qu’il aimerait avoir un gros chien mais puisqu’il ne serait pas capable de le faire courir autant que nécessaire, il ne veut pas le prendre. Pendant ce temps, les animaux deviennent sources des caprices enfantins de certains et c’est ainsi que les chiots regagnent les maisons avant d’être délaissés en grandissant, et parfois abandonnés. Les aînés ont dû vivre avec leurs chiens, se déplacer avec, ils ont dû chasser et pêcher pour les nourrir, c’était une relation très différente.

Le potentiel de cette ethnographie canine est essentiellement apparu au retour de terrain. C’est pourquoi les activités, et relations que j’ai pu partager avec eux n’apparaissent pas nécessairement optimisées, parfois même inadaptées à cette rencontre avec l’autre. En me proposant ici de faire des chiens le sujet de cette ethnographie, je romps d’une certaine manière, ontologiquement avec une partie de cet univers gwich’in qui nous avait permis d’aller rencontrer les loups. En effet, les considérations entourant les chiens n’en feraient sans doute pas des êtres « bons à ethnographier ». C’est donc dans une intersubjectivité d’autant plus singulière que se déroule cette ethnographie canine. De plus, nous ne souhaitons pas ici les ethnographier en relation avec les humains, mais bien en eux-mêmes, en tant que

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société canine. Intégrer les chiens à nos recherches en sciences sociales est une tentative que l’on a pu voir fleurir ci et là avec notamment à l’ouvrage édité par Véronique Servais (2016), ou la thèse de Marion Vicart (2014), les écrits de Donna Haraway (2010). Les chiens transcendent eux aussi, à leur manière, cette catégorie des « animaux », chez les Vuntut Gwich’in, comme chez nous. Mais, contrairement à Véronique Servais, nous ne passerons pas par l’éthologie dont nous avons discuté des déconvenues précédemment, et contrairement à Marion Vicart, les relations que les chiens entretiennent avec les humains ne sont pas notre objectif. Dans quelle mesure est-ce que, ainsi singulièrement intégrée dans cette société canine d’Old Crow, en dépit de mon humanité et de mon exotisme, puis-je être considérée comme une humaine étrangère ? Que vaut alors le récit de cette ethnographie ?

La proximité quotidienne que je partageais avec ces chiens, à laquelle s’ajoute la multiplicité des rencontres m’a permis d’adopter une place plus consciente dans notre intersubjectivité. Si la démarche intersubjective était déjà effective avec les loups, il m’était toutefois plus difficile d’en mesurer la portée ou même de la percevoir réellement. Tout ce que je pouvais faire n’était qu’interroger mon sensible, mêlé aux récits de mes interlocuteurs. C’est ainsi que je tente de garantir la prudence de mes allégations. Avec les chiens, l’intersubjectivité est plus affirmée, la diversité des acteurs moindre et la relation plus établie. Découvrir ces chiens que je croyais connaître, que je découvrais plus directement par moi- même, avec qui j’étais en interaction directe et permanente est un tout autre défi. Mon ethnocentrisme ne m’a pas permis de percevoir leur différence dès le début. Cet autre avec qui j’ai la sensation de fonctionner si bien dans mon monde ne m’est pas apparu autrement autre. Ainsi, pendant les premiers mois, j’eu l’impression que ces chiens m’étaient plus familiers que les humains, et bien sûr que les loups, malgré un certain nombre d’incompréhensions ponctuelles. Mais le nécessaire relativisme qu’implique la vie parmi les animaux nous apprend que ces incompréhensions font partie de toutes relations, même avec ceux que l’on pense connaître le mieux. Ces incompréhensions ponctuelles, nous pouvons aussi les vivre parmi les chiens qui accompagnent nos vies, comme avec nos amis les plus proches. Seulement la plupart se retrouveront plus démunis face à leur ami chien que face à leur ami d’enfance pour pouvoir rectifier le quiproquo. Ce n’est que bien plus tard que j’ai mesuré ce degré d’altérité, lorsque j’ai commencé à essayer de comprendre plus profondément les dynamiques canines à Old Crow et à percevoir combien ces chiens étaient

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différemment chiens. Les incompréhensions ne disparaissent pas, mais elles prennent un sens. L’altérité est souvent plus présente que nous ne sommes capables de la percevoir, et paradoxalement, seul le prisme d’une subjectivité semble capable de la révéler. Les risques d’ethnocentrisme sont donc d’autant plus grand, mais peut-on parler véritablement d’ethnocentrisme dans une interaction singulière ? Peut-on parler d’anthropomorphisme17

dans une société animiste ?

Compte tenu de la difficulté à trouver la juste relation intersubjective, avec les implications qui l’accompagnent, je prendrai donc ici la précaution de vous introduire les principaux protagonistes canins avant de proposer quelques réflexions sur le fonctionnement de cette société canine particulière.