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Des animaux à l'épreuve de l'ethnographie : rencontre avec des loups et des chiens singuliers en pays gwich'in (Old Crow, Yukon)

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Aiko Cappe, 2019

Des animaux à l'épreuve de l'ethnographie : rencontre

avec des loups et des chiens singuliers en pays

gwich'in (Old Crow, Yukon)

Mémoire

Aiko Cappe

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Des animaux à l’épreuve de l’ethnographie : rencontre avec

des loups et des chiens singuliers en pays gwich’in (Old Crow,

Yukon)

Mémoire

Aïko Cappe

Sous la direction de :

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iii

Résumé

A Old Crow, petite communauté de Vuntut Gwich’in située aux confins du Yukon, s’étend un vaste territoire à la population multiple et variée. Parmi eux se trouve un impitoyable stratège : le loup. Il est aussi difficile de suivre ses traces que celles qu’il laisse chez les humains qui le côtoient. Le loup se révèle alors de multiples manières, à condition que le chercheur s’éloigne de ses idées préconçues et qu’il adopte une certaine flexibilité. Flexibilité d’autant plus nécessaire que le principal intéressé, ici les loups, ne se montre pas. Nous nous retrouvons alors non seulement à faire l’ethnographie d’individus à l’altérité radicale, mais invisible qui plus est.

En face, se trouve pourtant un autre, à l’altérité insoupçonnée : le chien. Réputé comme étant le fidèle ami de l’homme depuis des siècles, ce sont pourtant des chiens bien différents qui errent dans les allées d’Old Crow. Indépendants et opportunistes, ces chiens n’ont pas grand-chose à voir avec ces animaux de compagnies qui occupent les foyers à travers l’Occident. Des chiens autrement chiens. Des loups autrement loups. Un terrain à la croisée des chemins, de l’humain à l’animal, du tangible à l’intangible. Ces animaux n’usent pas de mots, et pourtant cette expérience ethnographique nous plonge dans un univers sensible, riche de sens et d’informations, nous invitant ainsi à reconsidérer la place de ces animaux dans nos ethnographies.

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Table des matières

Résumé ... iii

Liste des illustrations ... vii

Remerciements ... xiv

Introduction ... 1

Chapitre 1 – De l’animal à la personne ... 8

1.1. Conceptualiser l’ethnographie animale à partir de l’approche anthropologique ... 8

1.1.1. L’éthologie est-elle vraiment adaptée à rendre compte des sociétés animales ? ... 8

1.1.2. La monographie animale face à la dichotomie nature/culture ... 11

1.1.3. Des animaux enculturés ? Une singularisation nécessaire ... 12

1.1.4. Une ethnographie sans mots ... 14

1.2. De l’ethno à la graphie ... 17

1.2.1. L’enquête de terrain ... 17

1.2.2. Se définir dans l’intersubjectivité ... 19

1.2.3. Une démarche expérientielle ... 20

1.2.4. Mobilisation du sensible dans l’ethnographie ... 21

1.2.5. Contraintes et stratégies rédactionnelles ... 24

Chapitre 2 – Sur la trace des loups : loups rencontrés, loups racontés ... 26

2.1. Le loup : histoire d’un imaginaire ... 26

2.2. Old Crow, ses humains, ses loups ... 28

2.2.1. Old Crow, une communauté de Vuntut Gwich’in ... 28

2.2.2. Une conception gwich’in du loup ... 29

2.2.3. Ces humains autres que Gwich’in qui investissent le territoire ... 32

2.3. Portraits de loups à partir de récits humains ... 33

2.3.1. Un redoutable prédateur ... 33

2.3.2. Stratégies et collaborations ... 34

2.3.3. Une meute, une famille ... 39

2.3.4. Une territorialité relative ... 40

2.3.5. Victime de prédation ... 42

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2.4. Prudence et singularité réciproque ... 47

2.4.1. « 1≠n » ... 47

2.4.2. Singularité partagée ... 50

Chapitre 3 : Du loup au chien, redéfinir l’altérité par l’expérience ... 53

3.1. Rencontre avec les loups : entre altérité profonde et continuité ethnographique ... 53

3.1.1. Un hiver sur la trace des loups ... 53

3.1.2. Immersion dans une altérité profonde... 57

3.1.3. Singularités animales et complexité sociale ... 59

3.1.4. Une expérience en territoire gwich’in ... 60

3.1.5. Il n’y a pas de hasard, rencontre avec un loup ... 62

3.1.6. Ethnographie lupine, ethnographie gwich’in, continuité de l’expérience ethnographique ... 63

3.2. Sammy, cette autre incontournable ... 65

3.2.1. Sammy, une rencontre forcée ... 65

3.2.2. Une relation sensible ... 67

3.2.3. Du chien gwich’in à l’expérience gwich’in du chien ... 69

3.2.4. L’insouciance de l’ethnographe, être un enfant sur son terrain ... 70

Chapitre 4 : Être chien à Old Crow ... 73

4.1. L’intersubjectivité au cœur de cette expérience ethnographique ... 73

4.2. Portraits canins : une ethnographie au gré de ses chiens ... 76

4.2.1. Little Bear ... 76 4.2.2. Buddy ... 77 4.2.3. Dinjik ... 80 4.2.4. « Petite Martre » ... 82 4.2.5. Vicky ... 83 4.3. Redéfinir le chien ... 89

4.3.1. Redéfinir le « vivre ensemble » dans un village gwich’in ... 89

4.3.2. Une animalité enchaînée : les principaux profils de la liberté ... 91

4.3.3. Entre affinité et adversité, une société canine singulière ... 93

Chapitre 5 : Prospection et perspectives autour de l’ethnographie animale ... 97

5.1. Influences bibliographiques et pouvoir des imaginaires ... 97

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5.3. Redéfinir la place de l’animal : cet autre « bon à ethnographier » ... 104

5.4. Anthropologie ou ethnologie ? ... 105

5.5. A chaque terrain son ethnographe ... 106

5.6. Sauvage ou domestique ? ... 108

5.7. L’intérêt d’une dynamique interspécifique ... 110

5.8. Des possibilités multiples ... 112

Conclusion ... 113

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Liste des illustrations

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Figure 2 – Groupe de caribous rencontrés lors d’une marche avec Dinjik en haut de Crow Mountain, mai 2017.

Figure 3 – Traces observées des ours et des loups, évoluant selon des trajectoires différentes le long de la rivière à Salmon Cache (juin 2017).

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Figure 4 – Sur la trace des loups, balade avec Dinjik en haut de Crow Mountain (mai 2017)

Figure 5 – Tandis que la rivière reste assez vierge de traces, les bords de rivières et les bosquets grouillent d’empreintes (Bluefish, Janvier 2017)

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Figures 6 – Salmon Cache et notre cabane pour cette immersion singulière (juin 2017)

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Figure 8 – Sammy, lors d’une balade sur les rives de la Porcupine river, Salmon Cache (Juin 2017)

Figures 9 – La relation entre chiens et corbeaux, opportunisme réciproque. A gauche Vicky profitant d’un repas des corbeaux, à droite, Buddy se faisant usurper son repas par les corbeaux.

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Figure 10 – Ainsi posté sur le toit de sa maison, Dinjik exprime assez bien cette animalité enchaînée, Old Crow (mai 2017).

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« Il nous faut apprendre à rencontrer les animaux comme des étrangers pour désapprendre toutes les suppositions idiotes qu’on s’est forgées à leur sujet. » - Donna Haraway.

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Remerciements

Ce mémoire, c’est l’histoire de chiens et de loups, mais c’est aussi et surtout l’histoire d’un cheminement. Un cheminement humain, personnel, intellectuel, universitaire. Sa réalisation est donc le fruit de rencontres, de collaborations, de partages en tout genre qu’il me paraît important de souligner dans les présents remerciements.

Un premier remerciement et non des moindres à Stephen Frost, doyen d’Old Crow, pour m’avoir ainsi accueillie, non seulement dans sa maison, mais aussi dans sa famille et dans sa vie. Malgré les expériences parfois limites auxquelles je me suis prêtée sur ce terrain, il veilla toujours sur moi avec bienveillance et me donna la confiance de réaliser mes projets. Toujours en train d’essayer de m’aider, c’est notamment grâce à son réseau familial, et personnel que je pus réaliser la perspective lupine de mon terrain. Je lui suis infiniment reconnaissante pour sa générosité, ses partages et son amitié. Les enseignements qu’il m’a partagé lors de mes expériences dans le bush me résonnent aujourd’hui comme des enseignements de vie, des enseignements qui m’accompagneront dans mon cheminement, et notamment tout au long de mes expériences ethnographiques. Merci Stephen.

Je tiens également à adresser un remerciement un peu spécial à une amie qui me devint si chère : Vicky. Durant ces périodes de terrain avec tous leurs aléas, elle fut en tout temps ma bouffée d’air, ma ressource. Ces escapades que nous partagions toutes les deux, sillonnant le

bush, furent nécessaires pour maintenir un certain équilibre sur le terrain. Je reste admirative et

reconnaissante à Vicky d’être simplement qui elle est, de m’avoir ainsi permis de comprendre davantage cette société canine singulière, en restant toujours patiente malgré mes maladresses. Je lui suis aussi reconnaissante de m’avoir ainsi fait confiance dans la suite de nos aventures.

Remerciements également à Frédéric Laugrand, sans qui je n’aurais sans doute jamais même osé me proposer une telle aventure. Merci pour m’avoir ainsi laissée croire en ce projet. Pour m’accompagner toujours avec justesse, en me donnant la confiance suffisante pour pousser toujours plus loin mes ambitions, mes réflexions, mes intuitions, tout en me gardant toujours un pied sur terre. Sa passion et ses réflexions ont été une source d’inspiration importante, une inspiration qui aura su me porter non seulement tout au long de ce projet, mais aussi dans la vie. Je n’aurais pu espérer une meilleure collaboration que celle-ci et je lui en suis grandement reconnaissante.

Remerciements aussi à Peter Frost, Dennis et Philip Frost, Harold, Travis et Teresa Frost, Mary Jane Moses, Megan Williams, Garney Tizya, Kat Kovalcik, Shriley Kakfwi et Andrew Tetlichi, Betty Choquette, Lisa Van Fleet, Frances Ross, Bob et Lois Cameron, Bob Hayes, Paul et Bree Josie, Buddy, Dinjik et Sammy, Esau Schaeffer, Erika Tizya-Tramm, Bruce Charlie, un remerciement spécial à Earl Benjamin et sa famille, pour avoir contribué à cette aventure, qu’elle soit parmi les loups, les humains, ou parmi les chiens. Merci également à Natacha Collomb ainsi qu’à Sylvie Poirier pour m’avoir influencée à me tourner vers la discipline anthropologique. Le cours Théories de la culture fut sans doute le cours le plus significatif pour moi, m’invitant à poser les prémices de réflexions auxquelles rien n’aurait su me préparer. Je suis reconnaissante à la communauté de Vuntut Gwichin d’Old Crow et au conseil de bande de m’avoir ainsi accueillie parmi eux des mois durant, partageant leurs activités, leurs festivités, leurs histoires et des bouts de vie. Merci.

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Introduction

La présence des animaux en anthropologie n’a rien d’innovant. En 1868 déjà, bien avant le tournant ontologique, H.L. Morgan publiait une monographie entièrement consacrée aux castors à partir des récits et observations collectés lors de ses terrains américains. Inédite en son temps, cette œuvre nous proposait déjà d’ouvrir une réflexion quant à la place des animaux dans les univers culturels (voir aussi Haudricourt 1962). Plus tard, c’est avec le tournant ontologique que la question sera ravivée, au point de former un champ de recherche intégré dans la discipline, lui-même consacré aux relations inter-espèces. Cet engouement n’est pas propre à la discipline anthropologique puisque la philosophie, le droit, la sociologie et désormais même les masses populaires s’intéressent à ces thématiques. Malgré sa volonté louable de « défendre les animaux », le mouvement animaliste garde la structure de cette rupture profonde entre l’humain et l’animal, entre eux et nous. Ainsi, en souhaitant leur ériger des droits, il n’est pas gênant qu’une poignée d’humains déterminent qui sont ces animaux, quels sont leurs intérêts et quels devraient être leurs droits (toujours selon une conception humaine et occidentale de l’animal). Tandis que cette évolution semble satisfaire les masses populaires tout en divisant les intellectuels, en tirant ainsi une poignée d’espèces dans la société des humains, ces animalistes ne se rapprochent nullement de ces animaux et reproduisent finalement cet impérialisme de l’homme sur l’animal et plus largement, sur la nature1. Les manifestations en faveur des animaux, les lois, le militantisme antispéciste, sans compter les nombreuses ONG et fondations qui agissent à travers le monde pour le « bien-être » des animaux, la question animale a le vent en poupe, mais est-ce vraiment rendre service à ces animaux ? Et d’abord, qui sont-ils ces animaux (Ingold, 1994, Birnbaum 2010) ? Ce générique a-t-il un sens ?

Dans une perspective qui entend se dissocier des mouvements animalistes, le présent mémoire se propose, à travers différentes expériences ethnographiques, de penser cette question animale autrement, puisqu’il s’agit de rompre avec l’ethnocentrisme et

1 Les récentes évolutions juridiques concernant notamment des fleuves en Inde et en Nouvelle-Zélande

représentent fidèlement l’engouement de ce mouvement. Si le Gange s’est vu reconnaître la personnalité morale, se posent encore les questions de savoir selon quelle conception du Gange sera entendue cette personnalité morale ? Qui décidera des droits du fleuve ? Dans l’intérêt de qui ? Et contre qui ?

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l’anthropocentrisme. Rompre avec notre ethnocentrisme en plongeant dans l’univers athapascan des Vuntut Gwich’in d’Old Crow (Yukon, Canada), ainsi que dans celui des loups et des chiens qui cohabitent avec eux, univers à partir desquels nous pouvons aspirer à rompre avec l’anthropocentrisme disciplinaire et laisser l’intersubjectivité nous mener jusqu’à ces personnes lupines et canines. C’est un mémoire qui se voudra avant tout méthodologique et exploratoire en ce qu’il proposera de réfléchir sur la discipline et ses outils afin de pouvoir consacrer l’altérité au-delà des humains, à ces animaux qui les entourent. Si les Gwich’in perçoivent les loups dans ces termes, pourquoi l’anthropologie ne l’entend pas ?

• Introduction dans l’univers athapascan : des humains qui apprennent des animaux

Si certaines communautés dénés2 vivent encore relativement d’une économie de subsistance basée sur la chasse, la pêche et la cueillette, la relation qu’elles entretiennent avec les animaux est bien plus qu’alimentaire (Sharp 2001). En effet, les Dénés considèrent que les animaux sont comme eux, « ils ont changé de forme, mais ce sont encore des gens… » et il en est ainsi pour tout ce que l’on peut rencontrer dans la forêt (Guédon, Notes de terrain I, Tetlin 1969 dans Guédon 2005 : 37). Chez les Koyukuk d’Alaska, durant les temps mythiques, lorsque les animaux et les humains pouvaient communiquer entre eux, les quatre principaux animaux cérémoniels que sont l’ours, le loup, le lynx et le glouton, possédaient le même esprit et la même âme que les humains (McFadyen Clark 1971 : 81-82). Les animaux sont alors considérés comme des individus conscients d’eux-mêmes, capables de penser et de communiquer avec les autres individus (intra ou inter espèces) et de nouer des liens interpersonnels. C’est pour cela que les êtres humains se retrouvent reliés aux animaux, aux plantes et à tous les non-humains par un réseau de relations (Guédon 2005).

Si l’on devait se référer à la classification descolienne des ontologies, dans l’univers déné, l’ontologie animique est nettement prédominante, tandis que le totémisme a une influence plus ou moins importante aujourd’hui dépendamment des communautés3 (Descola

2 Le terme « déné » est utilisé pour désigner les membres de la famille linguistique des athapascans.

Les Vuntut Gwitchin d’Old Crow dont partie de cette famille des dénés septentrionaux.

3 On peut voir à ce propos les vidéos consacrées à Dominique Legros dans la série « Les possédés et

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2005, Guédon 2005, Nadasdy 2003, 2007, 2011). Cela dit, il reste imprécis et réducteur de rentrer ces Gwich’in dans ces catégories ontologiques dans la mesure où la notion gwich’in de personne n’a aucune traduction en français. Ces catégories ontologiques sont donc à appréhender avec prudence et relativisme dans le monde déné. Ainsi lorsque les Dénés interagissent avec les animaux, ils n’interagissent pas seulement avec « the individual identity of the caribou but the tie between the ordinary form of caribou and its spiritual aspect. » (Sharp 2001 : 67). Et toutes les qualités mentales ou spirituelles reconnues à ces animaux sont exercées par ces animaux à leur manière « C’est en tant que loup, dans toute sa réalité de loup, que le loup communique avec l’être humain ; c’est à son interlocuteur humain de se placer mentalement dans une réalité différente, un continuum incluant à la fois l’être humain et l’être loup » (Guédon 2005 : 132). Si aujourd’hui les humains ne comprennent plus les animaux, et n’ont donc pas facilement accès à leurs communications, les animaux, eux, peuvent comprendre les humains et sont toujours à l’écoute, comme toute la nature d’ailleurs ; « Lorsque je rencontre un loup, mon esprit rencontre son esprit et nous nous devons mutuellement le respect que l’on accorde à un égal » (Guédon 2005 : 213).

En considérant les animaux comme des « other-than-human persons » (Hallowell 1960 : 36 repris par Bénézet 2015), l’humain s’engage à accorder aux animaux un respect et une considération proche que celle qu’ils reconnaissent à leurs semblables. De plus, dès lors que le succès du chasseur tient en ce que l’animal s’est offert à lui dans le cadre de la qualité des relations sociales dans lesquelles le chasseur et sa proie sont engagés (Nadasdy 2011, Feit 2000), il relève de la responsabilité du chasseur et de chacun des humains de s’assurer de la qualité de ces relations sociales en veillant à ancrer chacune de leurs pratiques dans un profond respect de l’animal (Nadasdy 2003 : 79).

Les humains et les animaux partagent non seulement le même ordre moral mais ils partagent également certains traits de comportement, voire des aspect technologiques (Guédon 2005 : 158). A ce propos, les différents récits dénés s’accordent pour dire que ce sont les humains qui apprennent des animaux. Les humains ne savent pas, « they do not have the power/knowledge to survive unaided » tandis que les animaux n’ont nul besoin

ces univers athapascans. Lien ici :

https://www.youtube.com/watch?v=jnL7Ed4KMBE&list=PLem2YGGkt1CsI7eVP3tEzfq3rFX4O ObXX

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d’apprendre, ils savent (Sharp 2001 : 66). Des chasseurs Vuntut Gwich’in me confiaient notamment comment autrefois, ils s’étaient inspirés de certaines techniques de chasse des loups pour suivre le gibier. La plupart des pouvoirs et des savoirs octroyés et transmis aux humains, et notamment aux chamanes, résultent donc d’un enseignement animal (Guédon 2005). S’il est un point qu’il faut souligner chez les Dénés mais aussi chez de nombreux peuples amérindiens, c’est qu’il faut toujours être reconnaissant à ces enseignements, à ce que la nature et les animaux nous offrent, « Il ne faut jamais rien prendre sans laisser quelque chose en échange » (Guédon, Lettre de Tetlin, avril 1970 dans Guédon 2005 : 212). Chacun doit donc être traité avec le même respect des particularités et des choix individuels. C’est pourquoi on n’accepte de garder un animal sauvage dans une maison que dans des conditions largement ritualisées et la domestication des animaux est considérée comme une offense collective (Guédon 2005 : 213).

• Les chiens, ces animaux qui n’en sont pas vraiment

Les Dénés, au même titre que bon nombre de peuples amérindiens et inuit, ont un rapport au chien sensiblement différent de celui que l’on peut entretenir en Occident. Il n’est pas toujours considéré comme une personne au même titre que les autres animaux. D’après Martin, sa proximité (physique) avec l’humain ainsi que sa dépendance à ces derniers pour survivre, ne font pas d’eux de « véritables » animaux, les reléguant ainsi à une catégorie dont les humains ne se préoccupent que très peu, comme chez les Gwich’in de Fort Yukon (2014). Pour reprendre Sharp, ils ne font pas partie de « ceux qui savent » (2001). Mais ce discours n’est pas unanime parmi les communautés dénés, ni parmi les chercheurs qui s’y sont intéressés. En effet, pour les gens du Liévre, les chiens jouent un rôle particulièrement important dans les processus de socialisation, d’expression affective, d’image de soi et de générosité. Les relations entre les enfants et les chiots comportent une domestication mutuelle dans laquelle humains et bêtes apprennent les uns des autres leurs rôles respectifs et définissent les modes d’expression de l’agressivité et de l’affection (Savishinsky 1975).

A Old Crow, la situation autour des chiens est assez ambivalente. Bien qu’ils fassent l’objet d’assez peu d’attention, les gens reconnaissent qu’ils sont dotés de facultés dont eux-mêmes ne disposent pas. Ainsi ils ne bénéficient pas des eux-mêmes considérations que les loups ou les ours, certes, mais ils sont mobilisés dans les relations avec ces deux prédateurs. Tandis

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que les Vuntut Gwich’in doivent parfois protéger leurs chiens des loups, ce sont toutefois les chiens qui aideront les Gwich’in à protéger les caches et cabanes de la visite des ours, curieux gourmands. Leur relation est donc relativement complémentaire. Cependant, la relation et le respect que les Vuntut Gwich’in accordent à leurs chiens semblent être en perpétuelle évolution. En effet, on peut ressentir les différences de considérations d’une génération à l’autre, et on comprend en écoutant les aînés que cette relation s’est déjà sacrément transformée au cours du dernier siècle. Les considérations évoluent, les relations, et je dirais même les (types) de chiens avec. Les malamutes ont presque disparu du village tandis qu’un premier chihuahua vient de le gagner.

• Les loups, des êtres socialement complexes

Il n’est pas chose aisée de faire une présentation cohérente des pratiques entourant la relation entre les athapascans et ces animaux, dans la mesure où celles-ci varient considérablement d’une communauté déné à l’autre et notamment lorsqu’il s’agit de ces grands prédateurs. En effet, certaines communautés ne trappent pas du tout le loup (pour des raisons qui varient là encore d’un village à l’autre) tandis que d’autres le trappent et font commerce avec les fourrures de loups comme c’est le cas pour les Gwich’in de Fort Yukon (Martin 2014). Enfin, certains peuvent le trapper mais il est alors interdit de rapporter la dépouille de l’animal au village car cela est de très mauvais augure comme chez les Dénés Tha (Goulet 2017, communication personnelle) ou les Nabesna (Guédon 2005). Toutefois il semble assez unanime que le loup, s’il peut être trappé, ne se mange pas. Contrairement au carcajou, le loup est bien connu de tous mais souvent calomnié en tant que prédateur à l’affût d’une faune précieuse puisque ce dernier puise sa subsistance dans les mêmes ressources que les humains (Nelson 1973). Ainsi, au Yukon, certains chasseurs se plaignent de voir des quotas sur le gibier, car celui-ci est aussi tué par les loups. Cela génère une certaine inquiétude de la part des communautés autochtones, notamment du sud du Yukon, et contribue à les rendre favorables à des programmes de gestion des loups comme ce fut le cas en 1992, avec la disparition des caribous sur le territoire Champagne-Aishihihk.

Toutefois, ce n’est pas parce qu’ils sont d’accord sur le fait qu’il faille diminuer la population de loups qu’ils entendent cette « gestion des loups » de la même façon que l’entendent les biologistes et autres agents gouvernementaux yukonnais. En effet, du côté des

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premières nations, la notion même de gestion de la faune ne fait pas sens. Un membre de Kluane First Nation arguait qu’il n’y a pas lieu de gérer la faune, car les animaux se gèrent par eux-mêmes. Ce sont eux qui décident où et quand ils vont se reproduire et où ils vont aller, indépendamment de tout désir humain. Pour eux, la gestion de la faune n’est pas à propos d’une gestion des animaux, mais plutôt à propos de la gestion des gens (Nadasdy 2011 : 142). Les loups, à l’instar des autres animaux, sont donc considérés comme étant des personnes non-humaines (Nadasdy 2003, 2007, 2011, Bénézet 2015, Hallowell 1960). En effet, pour de nombreux athapascans, l’animal est non seulement intelligent, mais aussi social et spirituellement puissant. Il est une de ces personnes non-humaines avec lesquels les gens sont engagés dans une relation sociale qu’ils considèrent vitale pour leur propre survie (Nadasy 2011, Goulet 1998). « Le loup est une médecine très puissante » me confiait par ailleurs un aîné de la communauté Vuntut Gwich’in d’Old Crow, faisant ici référence à la puissance qu’une connexion spirituelle privilégiée avec le loup pouvait offrir à un medicine man. « Si tu es connecté avec les loups, alors tu peux tout faire » expliquait-il. Le loup est un être avec lequel l’humain est inévitablement en relation, voire parfois en interaction. C’est à ce titre que les autochtones ne sont pas fermement opposés à tuer des loups, ils ont eux-mêmes recours à des pratiques semblables, telles que le denning, lorsque les populations de loups étaient vraiment trop élevées, en allant tuer les louveteaux directement dans les tanières. On peut tuer les loups, mais… il ne faut pas les prendre pour des idiots ! Il faut continuer à les respecter même dans ces pratiques, afin de préserver la qualité des relations sociales qui lient l’homme à son environnement (Nadasdy 2003, 2007, 2011, Feit 2000). C’est donc en s’intéressant à la perspective animale de ces relations sociales que nous décidons ici de proposer loups et chiens comme sujet à part entière d’une ethnographie.

Vers une ethnographie …

Entre ses ambitions théoriques et méthodologiques, et son ancrage ethnographique, ce mémoire s’est saisi des ambivalences cosmologiques entourant aussi bien les loups que les chiens pour discuter autrement la question des animaux en anthropologie. A partir de ces deux tentatives ethnographiques exploratoires, un certain nombre de questions émergent, qui

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nous invitent à réfléchir sur la discipline et ses méthodes. Le premier chapitre proposera quelques outils pour aborder ces ethnographies exploratoires. Le second chapitre nous emmène sur la trace des loups, essentiellement à travers les récits des gens qui les côtoient. Le troisième chapitre, en immersion dans le bush, mettra en tension ces deux ethnographies en ce qu’elles s’opposent, bien qu’elles suggèrent des réflexions qui se fassent échos. Le quatrième chapitre consacrera l’ethnographie canine, Old Crow et ses chiens gwich’in. Le dernier chapitre reviendra sur la littérature, dans une approche plus critique à partir des ethnographies proposées et proposera un ensemble de piste de réflexions qu’il reste à approfondir, mais qui ouvrent la discussion.

Naturalisme, idées préconçues et catégories doivent être abandonnées pour adopter la flexibilité nécessaire aux ethnographies proposées. En effet, au-delà de l’interculturel, l’interspécifique plonge le chercheur dans un processus d’indiscipline non seulement par rapport aux normes et aux méthodologies habituellement respectées, mais il l’oblige également à circuler aux marges de la discipline anthropologique elle-même. Un terrain à la croisée des chemins, entre l’humain et l’animal, le visible et l’invisible, le tangible et l’intangible. Les animaux n’usent pas de mots, et pourtant cette expérience ethnographique en terrain animal nous plonge dans un univers sensible, riche de sens et d’informations.

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Chapitre 1 – De l’animal à la personne

Porté par un intérêt certain pour les questions animales, ce projet s’illustre finalement comme une ethnographie expérimentale en milieu animal. En choisissant le pari risqué de faire du loup son sujet principal, la véritable question de ce mémoire de maîtrise était avant tout d’évaluer, dans les faits, la faisabilité d’une ethnographie animale. C’est à l’aide d’outils et techniques empruntés à l’anthropologie que s’est élaborée cette recherche, avec la prétention d’appréhender les loups, mais aussi les chiens, selon les concepts d’altérité tirés d’approches généralement consacrées aux humains. Ils ne sont donc pas ces autres éthologiques que l’on soumet à des expériences cognitives, réduites à la seule créativité de ceux qui les mènent, et qui permettent d’évaluer des comportements de façon bien naturaliste (Despret 2012). Non, ils sont ces autres que nous, anthropologues, devons aborder d’abord avec humilité, et curiosité, ces autres dont nous ne savons rien, ou peu, et avec qui nous acceptons de découvrir un autre monde, une autre façon d’être, de vivre et de s’organiser.

1.1.Conceptualiser l’ethnographie animale à partir de l’approche anthropologique

La division entre sciences sociales et humaines et sciences de la nature témoigne fidèlement de la dichotomie naturaliste érigée entre nature et culture. Les animaux ainsi séparés des humains, relèvent des sciences de la nature, un statut que personne ne semble remettre en question quand bien même nous souhaitons leur ériger des droits, tout en reconnaissant leurs implications sociales et culturelles à bien des égards. En anthropologie, nous parvenons même à reconnaître qu’ils peuvent avoir le statut de personne dans bien des sociétés. Comment le courant animaliste parviendra-t-il à se positionner par rapport à cette rupture ontologique et disciplinaire ? Qu’en est-il de la discipline anthropologique elle-même, parviendra-t-elle à étendre son relativisme à une autre forme d’altérité ?

1.1.1. L’éthologie est-elle vraiment adaptée à rendre compte des sociétés animales ?

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Face aux difficultés que posait l’observation de loups sauvages, une grande partie des données comportementales sont issues de l’observation de loups en captivité (Mech 1988, Lescureux 2007). Cette théorie fut donc érigée à partir d’observations effectuées dans les parcs animaliers et les zoos, sur des meutes artificiellement créées d’individus étrangers les uns aux autres, confinés dans des espaces dans lesquels aucune échappatoire n’est possible (Despret 2012 : 83). Il faudra alors attendre la fin des années 1990 pour voir cette théorie remise en cause lorsque Mech changera ses conclusions à l’issue de treize étés passés à suivre des meutes de loups au Canada (1995). Il postule alors que ce que l’on appelle une meute est en fait une famille, composée de parents et des enfants qui, arrivés à maturité, quitteront la famille pour en composer une à leur tour et la relation de dominance n’est ni plus ni moins que l’autorité de parents qui guident et entraînent leurs enfants à chasser et à bien se conduire (Despret 2012, Mech 1995, Mech et Boitani 2003). Et cette conception familiale de la meute (une meute = une famille) fut la seule qui me fut toujours présentée par les Vuntut Gwich’in et biologistes concernant les loups d’Old Crow.

Quant à ces pauvres chiens, enfermés dans des livres qui pensent les avoir cernés et définis une bonne fois pour toute, ils s’en échappent. Non sans paradoxe, ils ont même le mérite d’avoir des classifications selon leur race et une diversité de métiers aussi bien à eux, qu’à ceux qui les entourent. On pense que leur proximité leur confère un meilleur statut auprès de l’humain, pourtant on ne semble pas plus enclin à les « écouter ». Il n’y a aucune place pour les déviants, comme dans notre société occidentale cela dit. Il n’y a aucune place pour être différemment chien, conceptuellement. Ce sera d’ailleurs un véritable défi pour moi de percevoir et de rompre avec cette conception canine si bien ancrée depuis toujours, pour percevoir ces chiens, autrement chiens. En effet, si je m’attendais à voir des humains autrement humains, je n’avais pas spécialement envisagé de rencontrer des chiens autrement chiens. Cette ethnographie m’a permis de vivre empiriquement cette altérité culturelle canine. Il est clair que les chiens français ou québécois n’ont rien à voir avec ces chiens « gwich’in ». Il est donc intéressant d’observer pour ces chiens qui me sont spécifiquement plus familiers, la singularisation de cette communauté canine en amont des singularités plus individuelles.

D’autre part, jusqu’à présent, l’éthologie s’est montrée plus démonstrative qu’interprétative. Les animaux semblent se redéfinir à chaque nouvelle expérience, comme

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si c’était eux qui changeaient. Les voilà doués de sensibilité depuis ces dernières années, capables de complexité sociale, de rituels sophistiqués et même détenteur d’un langage. Mais peut-on vraisemblablement penser que ces animaux ont attendu toutes ces années pour devenir sensibles, sociaux et détenteur d’une culture4 ? Ces traits n’ont pu être reconnus que

par la médiation et le travail des scientifiques. Imaginons ainsi la quantité de comportements qui échappent aux prismes des scientifiques et à leurs dispositifs aussi sophistiqués qu’inadaptés (Despret 2002, 2012, Despret et Porcher 2007). Vinciane Despret rappelle la déclaration du philosophe Bertrand Russell qui, dans les années 30, s’étonnait de ce que les animaux, « apparemment, se conduisent toujours de manière à prouver la justesse de la philosophie de l’homme qui les observe » (Despret 2002 : 23). Tout ceci ne serait alors que des histoires, relatives à nos intérêts, à nos contextes et à nos idées (Russel 1961 repris par Despret 2002). Toutefois, dire pour autant que ces animaux sont inventés par les histoires de la science, c’est là tout le paradoxe : sont-ils un fait social ou existent-t-ils en eux-mêmes (Arluke et Sanders 1996) ? La science prend le postulat de rendre compte du réel, du tangible, elle démontre ce qui est, mais qu’en est-il des discours qu’elle produit ? Des considérations qui en découlent ?

C’est là la singularité de nos pratiques scientifiques : les animaux qu’elles « inventent » existent dans et par ces histoires avec une densité, une réalité singulière, car les scientifiques ont cherché passionnément comment faire histoire avec eux. La question de savoir s’ils existent « pour eux » ou « pour nous » dans les pratiques qui les interrogent et les font exister n’a alors pas beaucoup de sens : il s’agit à chaque fois, pour chaque scientifique, et pour chacun des animaux, d’inventer des propositions d’existence « avec eux ».

Despret 2002 : 25.

En nous proposant de consacrer ainsi la singularité des acteurs, soient-ils humains ou lupins, dans la singularité des relations qui s’établissent, Vinciane Despret nous permet ici d’évoluer dans un monde où l’exception peut devenir la règle et le relativisme une trame sensée. Le loup, assassin ou rival, peut alors se dessiner non seulement dans sa diversité, mais aussi dans sa multiplicité. Certains primatologues telles que Thelma Rowell ou Shirley

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Strum ont perçu ces limites de l’approche éthologique et de ses processus en s’intéressant notamment à des communautés de babouins dites « déviantes » par rapport à la norme de hiérarchie érigée chez les Babouins en général (Despret 2012). Il semblerait donc que les éthologues eux-mêmes fassent l’expérience des limites de cette approche. L’éthologie ne peut alors pas rester seulement une science du contrôle, mais elle doit devenir une science d’interprétation aussi (Lestel, Brunois et Gaunet 2006 : 168).

1.1.2. La monographie animale face à la dichotomie nature/culture

Tel que nous le mentionnions en introduction, pour ériger ainsi des « autres que humains » en véritables sujets de monographie, il nous faut indéniablement rompre non seulement avec notre ethnocentrisme d’abord, lequel nous permettra de rompre à son tour avec notre anthropocentrisme. Prenons donc le temps de revenir un instant sur les implications ontologiques de notre univers culturel et ce, dans nos considérations animales. Ce n’est pas tant le naturalisme des sujets qui sera ici interrogé que celui dans lequel s’ancre la discipline anthropologique. En effet, la discipline reconnaît depuis quelques temps déjà ces variétés ontologiques dans les relations aux animaux (Descola 2005, Viveiros de Castro 2009, 2014, Nadasdy 2003, 2007, 2011, Brunois 2005, 2007), mais a pourtant bien du mal à dépasser son humanocentrisme naturaliste en pratique. En effet, la plupart du temps, ces animaux sont relégués au rang d’objets passifs, d’animaux « bons à penser » à travers leur appropriation symbolique ou matérielle (Lescureux 2007 : 14). Les animaux sont alors « convoqués sur la scène sociale pour nous entretenir dans un monologue humanocentrique » (Brunois 2005 : 32). Les processus et les contextes sociologiques, mais également biologiques et écologiques spécifiques dans lesquels se construisent les savoirs, les perceptions et les pratiques sont rarement pris en compte dans la mesure où la relation interspécifique est considérée comme dépassant le cadre humain et social (Ingold 2000 repris par Lescureux 2010 : 112). A l’inverse, la biologie et l’éthologie auront tendance à ignorer les humains dans l’environnement de ces animaux qui sont, le plus souvent, observé en dehors de tout contexte « naturel » et spontané (Despret 2012).

Ces approches, fondées sur une séparation entre nature et culture qui se reflète dans une séparation entre sciences de l’homme et sciences de la nature, ont du mal à intégrer l’autre, qu’il soit humain ou animal (Lescureux 2010). Il ne s’agit donc pas tant d’observer comment

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l’animisme des Vuntut Gwich’in ou le naturalisme des scientifiques conditionnent leurs savoirs sur les loups ou les chiens, pour reprendre les modèles ontologiques de Descola (2005), que d’observer comment loups et chiens s’avèrent transcender ces modèles, rappelant ainsi la porosité de ces frontières ontologiques ou la coprésence des schèmes dans cette rencontre phénoménologique. Si ce mémoire se voulait effectivement phénoménologique, il invitera aussi inévitablement à une certaine réflexion épistémologique. Il questionnera la question de la rencontre, de l’altérité, mais aussi la question du langage, du sensible, de l’intersubjectivité comme approche de terrain, et l’écriture comme principal témoin de cette rupture ontologique.

1.1.3. Des animaux enculturés ? Une singularisation nécessaire

En plongeant ainsi dans l’univers des Vuntut Gwich’in à prédominance animique, nous sommes amenés à rencontrer des personnes animales, à les considérer comme des acteurs culturels à part entière, ce qui nous permet de réaliser leur ethnographie. Prenons alors ici le temps de constater les conséquences d’un tel postulat. Peut-on parler de loups gwich’in ou de chiens gwich’in ? En choisissant d’accéder à ces animaux via l’univers des Vuntut Gwich’in, cela signifie-t-il que nous les considérons nécessairement à travers un prisme gwich’in ? Sans les considérer comme de simples appropriations culturelles, relatées par les récits des quelques humains qui les côtoient, il me paraît toutefois pertinent de reconnaître le « référentiel culturel » dans lequel nous allons aller à la rencontre notamment de ces loups. Cela ne signifie pas pour autant que c’est le contact avec ces humains qui allouent une culture à ces animaux. Toutefois, force est de constater que nous ne pouvons échapper à notre condition d’humain. La question n’est pas de savoir si ce sont les loups et leur culture qui ont influencé la cosmologie des Vuntut Gwich’in et la façon dont ceux-ci connaissent les loups ou si c’est la cosmologie des Vuntut Gwich’in qui a conditionné la façon dont humains et loups se rencontrent et se connaissent sur ce territoire. Si cette seconde proposition fut effectivement adoptée par tout un courant d’interactionnistes considérant ces animaux comme des constructions sociales (Arluke et Sanders 1996), ce présent mémoire se doit de garder la réciproque tout aussi valable. La réponse, nous ne l’avons donc pas et elle se situe sans doute quelque part entre ces deux suppositions. Lorsque nous reprenons les thèses de Bernard Charlier en Mongolie (2015) ou celle de Nicolas Lescureux au Kirghizstan (2007),

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on s’aperçoit assez vite qu’il ne s’agit pas du tout des mêmes loups dont peut parler Marie-Françoise Guédon en Alaska (2005), eux-mêmes encore différents de ceux que j’ai pu rencontrer à Old Crow. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’accorder aux loups, comme aux chiens, la singularité qui leur est due.

Considérer loups et chiens comme des personnes socialement intégrées et en interactions implique donc aussi de reconnaître la singularité de ceux-ci. En effet, si nous acceptons facilement l’idée de rendre à nos interlocuteurs humains leurs singularités dans nos recherches anthropologiques, les animaux sont bien souvent relégués à un rang plus générique, et ce même pour les chiens qui sont pourtant nommés. Si nous souhaitons donc ici prêter à ces loups ainsi qu’à ces chiens le sujet de notre ethnographie, il convient donc de leur accorder cette singularisation qui leur est due et de veiller, au même titre qu’avec des humains, à ne pas trop amoindrir leur diversité au profit d’une uniformité souhaitée. Bien entendu, à ce stade de ma recherche, ces loups sont sans doute plus difficiles à singulariser que ne pourraient l’être les Vuntut Gwich’in ou leurs chiens, puisque finalement, la rencontre fut assez brève. Trop brève, nous le verrons plus loin. Cela prend du temps avant d’être en mesure de distinguer, d’identifier puis de singulariser. Les singularisations sont le lot des experts d’une certaine manière, le lot de ceux qui ont la connaissance suffisante des « règles » pour percevoir les originaux et leurs subtilités. Mieux nous connaissons, plus nous sommes en mesure de percevoir, de distinguer. Et devenir expert d’un univers sans mots, aux sensorialités exacerbées et au sensible intangible, voilà le véritable défi que se pose l’ethnographe qui aspire à une immersion dans ces mondes autres que humains.

Loups comme chiens ont vu leur vie transformée avec la colonisation, l’évangélisation et l’arrivée de la modernité à Old Crow, par les variations d’activités telles que la trappe, la chasse, la pêche et surtout dans les considérations qui les entourent et qui ont nécessairement transformer les relations que les humains ont avec eux -bien que les loups aient assez bien résisté à leur démonisation avec l’évangélisation. Les loups sont devenus « tuables » malgré leur puissance cosmologique, et les chiens, autrefois d’indispensables partenaires, sont devenus plus accessoires, ouvrant la place à la venue de « pets » et à l’invisibilité de certains chiens errants. Humains, loups et chiens, ont donc vécu ensemble, bien que différemment, leurs évolutions culturelles. Et je ne parle ici que des transformations apportées par des

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humains exogènes, mais il serait bien impérialiste de prétendre que ceux-ci soient les seuls en vigueur. Qu’en est-il des révolutions animales ? « Les animaux changent eux-aussi » me confiait un aîné Vuntut Gwich’in. Ainsi nous devons également envisager les ajustements culturels suggérés par ces non-humains eux-mêmes. Ce peut être la fluctuation de la population de caribous, d’ours, d’orignaux ou de loups, la venue de nouvelles espèces telles que les anguilles qui ont remonté la rivière deux fois au cours des trente dernières années jusqu’au village. Imaginons à quel point la disparition de ces caribous, ressources alimentaires pour tous et élément central de l’écosystème local, modifierait le comportement de tous les prédateurs, transformerait les relations et les dynamiques sociales inter et intra spécifiques sur ce territoire. Il est donc important d’appréhender « équitablement » les multiples perspectives des réalités partagées sur ce territoire Vuntut Gwich’in, considérant que nous avons ici à faire avec une société humanimale, entendu selon la conception de Donna Haraway. En effet, il faut considérer cette société dans ses rapports multi-spécifiques, avec les relations multiples dans lesquelles chacun se retrouve imbriqué (Haraway 2008, 2010 repris par Laugrand 2017 : 268).

La question de la singularisation des animaux émerge doucement dans la littérature, avec notamment les biographies animales de Eric Baratay (2017)5. Selon une perspective historique, ces animaux ont eux aussi droit à leur biographie, à leur « récit de vie ». Warrior ou Modestine, célébrités animales de leur temps, ont leur histoire propre, qui n’est pas celle de l’ensemble de leurs espèces respectives. Certes, il est plus facile de singulariser linguistiquement ce qui est nommé. Le nom est un concept si anthropique. Nous le verrons, la langue et les concepts inadaptés de notre univers nous donneront bien du fil à retordre dans la formulation de ce qui suit.

1.1.4. Une ethnographie sans mots

Il est vrai qu’au terme de nombreuses découvertes réalisées au cours des dernières décennies dans plusieurs disciplines, la frontière qui sépare les humains des animaux n’a cessé d’être repoussée. Bien que cela ne soit pas récent, la nécessité d’élargir sujets et terrains

5 Dans de nombreux travaux, Eric Baratay se propose de consacrer une perspective animale de

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ethnographiques au-delà des seuls humains devient donc une véritable question d’actualité. Frédéric Laugrand posait d’ailleurs justement la question « les sciences humaines et sociales peuvent-elles sortir de l’anthropocentrisme ? » (Laugrand 2015). A cela, certains chercheurs ont tenté de proposer des méthodes et une approche plus complète en intégrant une étude éthologique à leur terrain (Lescureux 2006, 2010) et en érigeant une approche ethno-éthologique (Brunois, Gaunet et Lestel 2006, Brunois 2005, 2007, Lescureux 2006, 2010). A la difficile question du langage et de la communication avec ces non-humains, Florent Kohler propose une « herméneutique des cultures sans paroles » (2012). Et si, repoussant toujours plus loin cette frontière entre les humains et les non-humains, selon une perspective relativement posthumaniste peut-être, nous considérions une méthodologie qui exclurait le langage, exclusivement basée sur l’observation sensible, voire l’interaction dans certains cas et qui, toutefois, ne serait pas exempte de formes multiples de communication. Ne serait-il pas envisageable et même souhaitable, pour poursuivre cette lancée désanthropocentriste et adapter davantage nos recherches à la complexité des sociétés auxquelles nous nous intéressons, de considérer approcher humains et non-humains selon une seule et même méthodologie (ethnographique). Il nous faudrait alors étirer ce concept de personnes aux animaux tels que le conçoivent déjà la plupart des peuples animistes, et finalement accepter l’absence d’une frontière stricte entre humains et animaux, ce qui rendrait possible une ethnographie à la fois des humains et des animaux. Pour cela, Vinciane Despret propose des pistes d’approches et de réflexions avec son ouvrage de 2012, en suggérant de repenser les considérations et positions que nous avons à l’égard des animaux, et en nous invitant à nous placer davantage à leur niveau, leur poser les « bonnes questions » et se montrer plus empathique (Laugrand, Cros et Bondaz 2015 : 19 reprennent Despret 2012). C’est volontairement que la littérature reste survolée dans ce premier chapitre, afin de ne pas tenter le lecteur à s’aligner dans une direction précise. Une réflexion plus critique de cette littérature sera donc abordée dans le dernier chapitre de ce mémoire.

Puisqu’il s’agit là d’une société animale à l’altérité radicale dont les règles ne nous sont audibles qu’au travers d’une expérience sensible, cette dimension devient alors une condition sine qua none à la réalisation d’une telle ethnographie. Ici ce ne sont pas les mots qui nous permettront de recueillir des données, mais bien le sensible lui-même. Les limites de l’ethnographie animale, si elles peuvent paraître nombreuses et évidentes, me semblent

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toutefois pouvoir se nuancer quelque peu à travers cette approche sensible (Howes 1990, Corbin 1990, Gélard 2016, 2017, Le Breton 2007, Laplantine 2017a), nous permettant ainsi d’accéder à un langage singulier. Cette approche s’applique non seulement à l’ethnographe, mais aussi à ses interlocuteurs animaux. Le prisme de la subjectivité du chercheur peut y paraître à son comble, c’est pourquoi il lui incombe de redoubler de prudence. Comme le dit Laplantine « Tout est horizontal et ce que nous devons faire, c’est affiner la description. La description de ce que l’on ressent, de ce que ressentent nos interlocuteurs dans des interactions avec nous, en nous méfiant de la violence des opérations de généralisation et d’abstraction c’est-à-dire de simplification du réel et de falsification du langage » (2017a :69). Cette prudence est de rigueur non seulement lors de l’expérience elle-même, mais plus encore lors de sa mise en mots car la difficulté vient aussi du fait que l’ethnographie ne dissocie par l’étude des cultures (ethnos) et la question de l’écriture (graphie), mais fait précisément de leurs relations sa caractéristique (Laplantine 2017a : 79)6. Ainsi le choix du sensible est non seulement un constat né du terrain lui-même, mais aussi une façon de rendre cette subjectivité phénoménologique constructive et d’ouvrir des perspectives.

Bartabas, poète-écuyer français disait « les mots sont l’ennemi de la communication »7. Bien je ne peux que le rejoindre sur ce constat à certains égards. Nous avons tous déjà vécu ces instants de discussion où nos mots nous ont mené bien ailleurs, où les échos générés ne sont définitivement pas ceux que nous espérions. Nous pouvons allouer des intentions, des émotions, mais ces termes « intentions », « émotions » ont déjà réduit la réalité qu’est le quotidien parmi les animaux, aux langages si différents. De même que traduire des concepts étrangers à notre langage transforme le concept en lui-même. Bien mettre en mot les animaux, c’est déjà les traduire, les transformer. Et comme le dit l’adage, « traduire c’est trahir ». Nommer, c’est inévitablement réduire. C’est pourquoi nous devons nous attacher à décrire minutieusement et horizontalement, comme le préconise Laplantine, ces réalités indicibles qui jonchent parfois nos terrains.

6 Pour approfondir cette question, on peut également se référer à l’ouvrage de J-G. Goulet et B.

Granville Miller (eds.), 2007, Extraordinary Anthropology. Transformations in the Field. Lincoln: University of Nebraska Press.

7 Voir ici les interviews menées par Martin Quenehen avec Bartabas pour France culture :

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Ces questions de la communication et du langage seront reprises plus tard, et à maintes reprises dans le présent mémoire, de même que celles du sensible dans les formes multiples que celui-ci peut revêtir. En effet, ce sont des constats qui doivent être observés aussi bien dans l’expérience ethnographique elle-même que dans sa mise en mots.

1.2. De l’ethno à la graphie

Cette ethnographie est le fruit d’un terrain de plusieurs mois passés à Old Crow et ses alentours, sur la traces des loups, entre les Vuntut Gwich’in, les biologistes et les chiens. Ces séjours se sont déroulés sur quatre périodes : été (Mai-Août) 2016, hiver (Janvier-Février) 2017, puis printemps (Mai-Juin) 2017, et enfin Octobre 2017. Ces allers-retours m’ont permis d’adapter de séjour en séjour mon approche, ma méthode et mes outils.

1.2.1. L’enquête de terrain

Ce terrain mêle, d’une part, des récits collectés auprès d’une poignée de Vuntut Gwich’in et de biologistes évoluant depuis longtemps auprès de ces loups qui nous intéressent, avec, d’autre part, de nombreuses observations collectées parmi des chiens ou lors d’immersions en pays lupin. Le choix des interlocuteurs s’est principalement établi autour de la question des loups eux-mêmes. Puisque nous souhaitons singulariser ces loups, il était nécessaire de les rencontrer à travers les récits expérientiels et non seulement symboliques ou théoriques de mes interlocuteurs. Nous l’avons brièvement mentionné en introduction et nous y reviendrons davantage par la suite, le loup est un animal avec une grande puissance symbolique pour les Vuntut Gwich’in, et aux imaginaires présents aussi pour les biologistes. Il était donc important pour moi d’entendre ces récits de la part de ceux qui l’ont effectivement rencontré et côtoyé dans une réalité qui me serait davantage accessible, et dans laquelle je me fixais pour objectif d’aller à leur rencontre moi aussi, dans les bois8. En effet, comment pourrions-nous prendre plus aux sérieux ce que nous avons

8 La plupart de mes interlocuteurs étaient des hommes, aussi bien biologistes que gwich’in. Cela peut

notamment s’expliquer par le fait que les activités dans les bois sont davantage réputées être celles des hommes à Old Crow. Ainsi, quand bien même les femmes savaient des choses, elles se discréditaient assez vite au profit des hommes. De plus, si quelques femmes accompagnent effectivement les chasses, la trappe reste une activité essentiellement masculine. Mes interlocuteurs comptent donc une dizaine de chasseurs/trappeurs gwich’in, cinq femmes gwich’in (bien qu’elles soient assez peu citées ici) et cinq hommes biologistes (pas tous cités non plus dans ce travail).

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appris de nos interlocuteurs, nous montrer « à la hauteur des défis inhérents à une véritable communication interculturelle et intersubjective » (Goulet 2011 : 121) qu’en mettant effectivement tout cela en pratique ?

Suivant ces aspirations d’ethnographie lupine, nous avons mis au point un séjour avec l’aide de mes interlocuteurs dans des endroits déterminés à deux reprises. En effet, une première expérience hivernale m’avait permis de rester une semaine seule dans une cabane à 50km du village (Bluefish), me permettant ainsi de suivre les traces des loups, que nous savions présent dans ces environs. C’est une première familiarisation avec ce monde de la nature dont j’ai encore tout à apprendre. Expérience excitante et très riche. J’observe la prudence de chacun, mais ressent également une curiosité invisible qui m’observe. Comme avec les gens, cela me laisse l’impression que seul le temps pourra véritablement dévoiler les invisibles, les indicibles. Je réitère donc l’expérience, pour une durée un peu plus longue (bien que trop courte encore). Je suis partie dix jours dans une cabane, à 150km du village cette fois (Salmon Cache), avec Sammy, ma compagne canine de cette expérience dans un endroit où avaient été vus, quelques jours plus tôt, des loups. Cette expérience se révéla très riche à bien des égards, même si l’invisibilité des loups en redéfinit un peu les contours. L’idée de réaliser chaque fois ces expériences seule et non avec mes interlocuteurs était un choix d’abord personnel. De prime abord, je souhaitais réaliser cette ethnographie seule afin de ne pas être trop influencée par une perception gwich’in ou scientifique de l’expérience. En tant qu’ethnographe, il me paraissait plus adapté d’aborder seule ce nouveau terrain. Par la suite, lorsque je parvins à faire comprendre mon projet à mes interlocuteurs, ceux-ci s’accordaient à dire que pour réaliser ces observations sur une certaine durée, au-delà de la seule rencontre, il me fallait rester un certain temps dans un endroit donné. Je n’avais alors pas les moyens (financiers) de compenser une absence aussi prolongée pour n’importe lequel des chasseurs ou trappeurs du village. A défaut de pouvoir m’accompagner, ceux-ci m’ont donc aidé dans toute la préparation. Même si ce ne sont pas des expériences qu’ils se proposent à eux-mêmes, ils n’ont jamais tenté de m’en dissuader et m’ont accompagné, chacun à leur manière, à être préparée au mieux pour l’expérience.

Pour ce qui est des chiens, la plupart des observations, des partages, se sont effectués via du dog-sitting ou du house-sitting, ce qui m’a relativement épargné toute la dimension

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relationnelle des chiens avec leurs humains, et permis de consacrer entièrement mes observations à ces chiens eux-mêmes. Très vite, la nouvelle de mes « services de dog-sitting » s’est répandue au village, m’amenant régulièrement à évoluer avec une meute hétérogène et variée sur des durées plus ou moins longues, pouvant aller d’une après-midi à plusieurs mois. Au village, chez eux, en balade dans le bush, lors de sorties chasse ou pêche, aux cabanes, ou simplement en errant dans le village, j’ai partagé un riche panel d’expériences avec ces chiens parmi lesquels je passais la plupart de mon temps finalement.

Dans une perspective plus humaine, il était également intéressant d’observer l’impact de cette position dans mes relations avec les Vuntut Gwich’in, entre opportunisme et amitiés insoupçonnées. L’ensemble de mon réseau à Old Crow est donc un enchevêtrement entre experts lupins et propriétaires canins.

1.2.2. Se définir dans l’intersubjectivité

L’une des difficultés principales de mon terrain fut de devoir redéfinir ma place d’anthropologue. Bien entendu, chacun se définit sa propre place, mais mon intérêt pour les loups plus que pour les Vuntut Gwich’in semblait les déconcerter. On me pensait souvent biologiste, surpris de voir la maigreur du budget qui accompagnait ma recherche, on s’indignait parfois. Les Vuntut Gwich’in auraient-ils, à leur manière, intégré le naturalisme quant à leurs visiteurs chercheurs étrangers ? Qui plus est, l’importance du temps passé avec les chiens et l’exotisme de mon rapport et de mes activités avec ceux-ci me marginalisaient définitivement de cette place de chercheur anthropologue préconçue. Voilà bien longtemps que les anthropologues s’aventurent à Old Crow (Osgood 1936, Balikci 1963, 1968, 1986, Acheson 1977, Sherry & VGFN 1999, VGFN & Smith 2009). Il était alors intéressant d’observer les nombreux décalages que ma recherche et mon comportement suscitait, peut-être à torts à certains égards, mais pas seulement. En effet, lorsque l’on débarque dans un village de 300 habitants, on se rend vite compte que l’invisibilité de l’anthropologue ne sera qu’une illusion, bien que l’historique des recherches ait laissé un passif dans la relation aux chercheurs. En me tournant vers les chiens, je trouvais ainsi un moyen de m’intégrer autrement au village. Différemment prudents, certains d’entre eux se sont rapidement ouverts à moi suscitant la curiosité de leurs humains.

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Puisque j’aspire à comprendre loups, chiens et humains dans toute leur singularité, il paraît honnête de révéler le prisme singulier de la subjectivité qui rend compte de cette expérience. Il ne s’agit pas de se considérer comme représentative ou même témoin de cette société de chercheurs blancs, mais de pousser l’expérience de la singularité le plus loin possible. Singularité est ici un terme délibérément choisi, pour le chercheur comme pour ses protagonistes, en ce qu’il ne s’apparente pas nécessairement à l’individualisation. Comprendre la singularité nécessite d’avoir appréhendé et défriché au préalable une certaine compréhension de la masse. Les sens et la connaissance s’aiguisent, rendant à chacun sa singularité. Nous versons alors ici dans un relativisme peut-être un peu excessif, bien que nécessaire puisque ce ne sont pas les loups ou les chiens qui pourront confirmer ou infirmer mes propositions. Singularité et relativisme apparaissent comme des éléments de prudence, des gardes fous qui nuanceraient toutes les formes de dérives excessivement naturalistes. En adoptant ce processus, le chercheur s’accorde avec une théorie de la connaissance basée sur l’interactivité et l’intersubjectivité puisqu’il s’engage personnellement et intimement en tant que personne et acteur social au sein des différentes communautés (canines, humaines, lupines dans le cas présent) et reconnaît explicitement sa propre position et subjectivité dans le développement des connaissances (Barth 1992, Cruikshank 1998, Fabian 2001, Goulet 1998, 2007, Tedlock 1979, 1991 repris par Ethier 2010).

1.2.3. Une démarche expérientielle

Un des corollaires de cette intersubjectivité dans l’expérience ethnographique telle que nous nous proposons ici de la vivre, est la démarche expérientielle que j’ai choisi d’adopter lors de mes terrains à Old Crow. Elle est ici entendue au sens où Jean-Guy Goulet nous la propose (2011) à partir notamment des réflexions de Erwing (994) et Fabian (2001) et répond aux encouragements de Victor Turner qui invitait les chercheurs à faire l’expérience des rituels « en co-activités avec les personnes qui les mettent en scène », à s’éloigner ainsi autant que possible de leurs repères habituels, afin « d’avoir une connaissance sensorielle et mentale de ce qui leur survient et de ce qui survient réellement autour d’eux dans un contexte nouveau pour eux » (Turner 1985 : 205 repris dans Goulet 1994 : 26). Certes, contrairement à l’exemple de Turner, notre ethnographie à nous ne se situe pas véritablement au niveau des rituels, toutefois, elle nécessitera cette disponibilité

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mentale et sensorielle afin d’accéder à un autre degré d’expérience, et par extension, à une autre ethnographie. Nous le verrons dans cette ethnographie, ce sont des qualités nécessaires à l’appréhension du monde des loups autour d’Old Crow. Répondant à cette demande de dépasser les contraintes des approches positivistes, structuralistes et interprétatives (Goulet 2011 : 120), cette démarche expérientielle nous permet de reconsidérer non seulement la place du chercheur sur le terrain, mais par extension, les possibilités ethnographiques elles-mêmes. Elle nous permet de nous rapprocher un peu plus encore de ces autres, soient-ils humains, loups ou chiens et devient ainsi une approche optimisée pour notre recherche. C’est donc en mobilisant le sensible que je propose ici de rendre compte de cette approche expérientielle dans ces mondes lupins et canins.

1.2.4. Mobilisation du sensible dans l’ethnographie

« Le sensoriel est la porte d’entrée la plus évidente pour accéder à la compréhension des comportements humains [ou ici animaux], puisque tout passe par les sens » (Candau 2017 : 17). D’une certaine manière, revenir sur la question des sens pour s’intéresser aux animaux apparaît comme l’option la plus évidente puisque selon Joël Candau, la question du sensoriel dans les sciences sociales est resté longtemps occultée à cause de théories dualistes qui opposent les choses dites de l’esprit, ces idées désincarnées de toute corporéité, avec les informations qui passent par les sens, entièrement dépendantes de notre physiologie (Candau 2017). On ne peut s’empêcher de voir ici l’empreinte laissée par cette dichotomie naturaliste dans la création même de notre discipline. De plus, si l’on reprend Laplantine (2017b), il n’y a que du sensible partout en anthropologie. Nous l’oublions parfois au détriment des mots que nous échangeons et traduisons, plus ou moins maladroitement, des théories et conceptualisations que nous tentons d’ériger, mais la première expérience, celle de la rencontre, de l’imprégnation et de l’échange, relève du sensible. Toute expérience ethnographique est avant tout une expérience sensible.

Plusieurs raisons peuvent donc expliquer la nécessaire mobilisation du sensible. Comme le dit David le Breton « la perception n’est pas coïncidence avec les choses, mais interprétation. Tout homme chemine dans un univers sensoriel lié à ce que son histoire personnelle a fait de son éducation. Parcourant la même forêt, des individus différents ne sont

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pas sensibles aux mêmes données » (2007 : en ligne9). Etendons un instant ces constats à des réalités autres que humaines. Si un chasseur et un ornithologue ne perçoivent pas la même forêt, que devrait-on dire d’un humain et d’un loup, ou même d’un humain et d’un chien ? D’un chien et d’un loup ? Et plus encore, que devrait-on dire d’une étrangère et d’un loup local ? Non seulement nous ne vivons pas la même forêt, mais qui plus est, ils se sont appropriés cette forêt qui m’est encore inconnue. Autrement dit, ils sont à la fois sensibilisés et désensibilisés à ce qui leur est nécessaire et ce qui fait sens pour eux dans cette forêt. En effet, qui dit sensible dit aussi sensibilisation/désensibilisation. Ainsi pour apprivoiser un environnement, toutes les perceptions s’organisent d’abord à travers cette notion de sensibilisation/désensibilisation. C’est cela aussi « éduquer les sens ». En effet, « les sens ne sont pas « fenêtres » sur le monde, « miroirs » offerts à l’enregistrement des choses en toute indifférence aux cultures ou aux sensibilités, ce sont des filtres qui retiennent dans leur tamis ce que l’individu a appris à y mettre ou ce qu’il cherche justement à identifier en mobilisant ses ressources. » (Le Breton 2007 : en ligne10).

C’est là que la théorie de l’Umwelt prend tout son sens dans la mesure où elle remplit le monde d’objets perceptifs. Pour Jakob von Uexküll, percevoir c’est accorder une signification. N’est alors perçu que ce qui a une signification, de même que ne reçoit de signification que ce qui peut être perçu. Tout ce qui existe pour un être est un signe qui affecte, ou un affect qui signifie (von Uexküll 1982 [1940], Despret 2012). Le milieu « vécu » prend alors l’animal qu’il affecte, tandis que, d’autre part, le milieu n’existe que par les prises dont il fait l’objet, par la manière dont l’animal confère à ce milieu le pouvoir de l’affecter (Despret 2012 : 222). Cette théorie consiste alors non seulement à prendre conscience de ces mondes autres vécus par les animaux, mais qui plus est à les considérer comme tout aussi valables. Il ne s’agit pas d’apprendre comment l’autre voit le monde, mais d’apprendre à découvrir quel monde est exprimé par l’autre (Despret 2012 : 229). D’une certaine manière, cette théorie fait un peu écho aux « plurivers » de William James, repris par Bruno Latour (2004). À la différence du perspectivisme de Viveiros de Castro (2009, 2014) la théorie de l’Umwelt n’a pas vocation à rendre compte d’une cosmologie ou d’une ontologie, mais plus pragmatiquement d’une expérience vécue, mobilisant ainsi non seulement le sensoriel, mais

9 https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2007-4-page-45.htm 10 https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2007-4-page-45.htm

Figure

Figure 1 -  Carte du territoire Vuntut Gwich’in (VGFN et Smith 2009)
Figure 3 – Traces observées des ours et des loups, évoluant selon des trajectoires différentes le long de la  rivière à Salmon Cache (juin 2017)
Figure 4 – Sur la trace des loups, balade avec Dinjik en haut de Crow Mountain (mai 2017)
Figure 7 – Rencontre avec un loup singulier à Driftwood (juin 2017)
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