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Chapitre 2 – Sur la trace des loups : loups rencontrés, loups racontés

2.3. Portraits de loups à partir de récits humains

2.3.2. Stratégies et collaborations

Seul ou en meute, chaque loup est inévitablement enchevêtré dans de nombreuses relations sociales, que ce soit avec d’autres loups ou non-loups. Puisque l’usage du terme « non-humain » se retrouve désormais largement répandu en anthropologie, permettons-nous de parler de non-loup dans le cas de cette ethnographie. Si certains environnements se prêtent assez bien à la solitude des loups, cela ne semble pas être le cas d’Old Crow où les loups vivent plutôt en meute. En effet, si loups solitaires il y a, ils semblent l’être par défaut. « La

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plupart du temps, s’ils sont seuls c’est qu’ils sont vieux ou malades et affamés » d’après un vieux trappeur gwich’in. « S’il s’aventure au village, c’est qu’il ne peut plus chasser » poursuit-il. Il est important d’insister sur cette activité qu’est la chasse. Centrale et incontournable à l’économie lupine, la chasse est également une source importante de rapports sociaux en tout genre, aussi bien entre les chasseurs eux-mêmes, soient-ils lupins ou non-lupins, entre les chasseurs et leur proie, mais aussi entre les chasseurs, la proie et les charognards ou autres carnivores opportunistes.

A partir de la chasse, prenons donc le temps de décortiquer et d’analyser les différents niveaux de relations sociales plus ou moins directes qui semblent s’engager. En pays gwich’in, les proies principales sont les caribous, les orignaux, et lapins, souris, rats musqués ou castors lorsque les gros gibiers sont absents. Prenons donc l’exemple d’une chasse aux caribous. Les caribous vivent généralement en harde, plus ou moins grande (voir figure 2). Les caribous ont quatre principaux prédateurs dans cette région : les loups, les ours, les carcajous et les humains. Les lynx ne semblent pas en faire partie, du moins aucun de mes interlocuteurs n’en a jamais observé. Les carcajous n’abondent pas à cet endroit, mais on les sait capables de venir à bout d’un caribou. La plupart de ces prédateurs vont généralement s’arranger pour ne pas entrer en compétitivité directe durant une chasse, « la prise de risque serait trop grande pour eux » me disait l’actuel responsable du programme des loups au Yukon. Cette notion de prise de risque est intéressante dans la façon dont elle conditionne rencontres et relations entre ces prédateurs. Cela dit, les humains poursuivent généralement leur chasse même s’ils constatent la proximité d’un ours ou de loups par les traces laissées, mais le plus souvent, ils ne chassent pas aux mêmes moments de la journée que ces autres prédateurs.

Un aîné chasseur me confiait que s’il pouvait arriver à des loups de tuer un caribou à la tombée du jour au milieu d’un lac gelé, ils ne resteront pas déguster leur proie en plein jour. Ils laisseront le caribou là toute la journée et reviendront à la tombée de la nuit achever leur festin. Mais il ne faut pas négliger alors les intérêts élevés d’autres prédateurs plus secondaires, qui toutefois profitent goulument des chasses perpétrées par les quatre grands prédateurs cités précédemment. On retrouve notamment à ce titre les renards. Un aîné, anciennement trappeur de loups, m’expliquait que loups, renards et corbeaux se suivent les

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uns les autres, espérant profiter d’une opportunité de repas, et tous suivent les caribous. Le terme de prédateur secondaire fait ici référence au fait qu’ils ne sont pas vraiment une menace pour chacun des quatre prédateurs principaux. Les loups, aussi bien que les ours, les carcajous ou les humains sont en mesure d’évincer un renard ou un lynx d’une proie. « Ces animaux peuvent manger n’importe quoi pour survivre » me répétait-on souvent au village.

Il est souvent reconnu, de la part des humains qui côtoient ces loups, la collaboration qu’il peut parfois y avoir entre différentes espèces pour optimiser une chasse. Le couple le plus souvent cité est indéniablement celui du loup et du corbeau. En plus d’être les deux emblèmes claniques qui divisent l’ensemble de quatorze communautés autochtones du Yukon, il semblerait donc que loups et corbeaux ne collaborent pas que dans une dimension symbolique et humaine, mais également dans une dimension pratique et animale. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le corbeau est sans doute le prédateur le plus compétitif pour les loups. Les corbeaux dévorent en réalité une grande partie de proies tuées par les loups (Mech et Boitani 2003), jusqu’à 80% me disait Bob Hayes. En effet, des biologistes m’expliquaient qu’une fois rassasiés, les loups vont se poser pour digérer, et alors les corbeaux s’emparent des restes, ce qui ne permet pas aux loups de profiter d’un second repas sur cette même proie. Plus il y a des corbeaux dans un endroit, plus les loups doivent chasser. Cela dit, Richard Farnell, biologiste spécialiste des Porcupine caribous, me racontait une fois comment il avait observé le fruit d’une collaboration entre des loups et des corbeaux dans la chasse d’un orignal. Un jeune orignal se tenait dans l’eau, près de la berge quand soudain un corbeau est venu lui voler au ras des bois, piquant tout droit sur ce jeune mâle. Un loup noir qui se trouvait à proximité observant la scène est alors venu tout droit sur cet orignal, qui eut tout juste le temps de sauter hors de l’eau et de s’enfuir. Le loup a alors commencé à hurler pour prévenir les autres loups d’une chasse potentielle. « Comme s’il avait voulu montrer au loup où se trouvait cet orignal » me disait-il. Les biologistes, autant que les Vuntut Gwich’in s’accordent donc à dire qu’il y a indéniablement une collaboration entre ces deux-là. Certes, les corbeaux profitent des proies tuées par les loups, mais ils indiquent aussi à ceux-ci où se trouvent les proies dans certains cas. Et s’il est unanimement reconnu que le loup est un fin stratège doté d’une intelligence incontestée, il semblerait toutefois que dans ce couple loup- corbeau, le corbeau s’adjuge ici encore la place de trickster (Makarius 1993, McDermott 2001, VGFN et Smith 2007, Smith, 2016, communication personnelle).

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Les humains, quant à eux, peuvent parfois se servir des hurlements des loups pour repérer les caribous, comme le confiait Dick Nukon à Annie Lord dans une interview

“AL: Long time ago when caribou travel in herds and decides to stay in certain area,

how do you know how to find the caribou, by wolves howling?

DN: The native people use to listen for wolves howling that is when they travel towards the howling. When there is no caribou we go hunting around Whitestone and Cody Creek. We find the herd of caribou by following their tracks as mention above or we follow a wolf’s howl. People use to hunt across from Old Crow, they would find the caribou tracks and they would follow it. That is how they know where there is caribou. I remember up in Cody Creek, there was lots of tents set up, people were drying meat. This was in 1944. […]

AL: When caribou stay one place you find out by other animals, tell us about this?

DN: Gwich’in word ani’daachik which means the herd stays one place. Sometimes there is no caribou when we go hunting, we find caribou when the ravens fly in bunch and make noise. They find where caribou is killed by wolves. The ravens eat from the left over meat the wolves leave behind which is called ch’ehk’it. Sometimes we hear (028) wolf howl this indicate there is caribou close by.”

Oral History Database, VGFN, 27 Août 1998

Un ancien trappeur me disait à ce propos « il y a des choses que l’on ne comprend pas toujours chez les loups. Par exemple, nous quand on chasse on essaie de faire le moins de bruit possible. Le loup va monter en haut de la colline ou aller au bord de la rivière et hurler pour savoir s’il y a d’autres loups autour. Je ne sais pas, il a peut-être besoin d’aide ». Ces hurlements des loups sont donc un moyen que les Vuntut Gwich’in ont su optimiser dans leur traque aux caribous. Un usage qui témoigne notamment de la relation que ces loups entretiennent avec les caribous. Et c’est aussi cette relation entre les loups et les caribous qui

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semble influencer la relation entre les humains et les loups. En effet, d’après Charlie Peter Charlie, un ancien chef du village

“Rules for wolves, when we do something wrong to the wolf we have bad luck. A lot of people don’t like wolf and that is wrong. I am not like that. Caribou are faced with a lot of difficulties. All the animals are like that. Lots of caribou are not well, they are not healthy and some are sick. When I first started to work all the people my age, people who knows lots talk to us. They tell us don’t do anything foolish to the wolf and don’t act like you don’t like the wolf. Wolf he eats caribou. And they told us the wolf will never catch a healthy caribou and a caribou that is not well he can catch and kill it and eat it. If it wasn’t for this we wouldn’t know the caribou is not healthy and eat it. All this the elders tell us about long ago when they believed in this. They say a wolf will never catch a healthy caribou but will catch a sick caribou the elders say this is because it saves us from eating a sick caribou that is why it is like this.”

Oral History Database, VGFN, 26 Août 1998

A l’inverse, certaines alliances ont pour but de parer à cette prédation. Ainsi un aîné me racontait qu’il avait trois orignaux qui restaient près de sa cabane. Comme il s’y rendait souvent, il gardait les loups à distance, et assurait d’une certaine manière, la pérennité de cet orignal. « Il y a trois orignaux juste derrière, proche de ma cabane. Ils me connaissent. Ils restent là car je les protège. Ma présence garde les loups à distance et les protège de loups. Je ne le dis à personne, car je ne veux pas que quelqu’un vienne les tuer » m’expliquait-il. Ils ont donc passé tout l’automne et une partie de l’hiver comme cela. Une histoire similaire m’a été racontée par un chasseur gwich’in qui avait deux orignaux à proximité de sa cabane de l’été jusqu’à l’hiver 2016. Cependant, se rendant un peu moins à sa cabane durant l’hiver, les traces de loups se sont multipliées autour de celle-ci, pas sûr que ces orignaux aient survécu à l’hiver, mais nous n’aurons jamais confirmation. Celui-ci m’expliquait que tant que les orignaux étaient là, cela signifiait que les caribous n’arrivaient pas. « Les orignaux partent quand les caribous arrivent. Les caribous amènent les loups. Pas seulement les loups d’ailleurs, les carcajous et autres prédateurs. Les caribous font du bruit aussi et les orignaux n’aiment pas ça. Les orignaux n’aiment pas le bruit alors ils vont partir » me disait-il. De

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multiples alliances stratégiques sont donc en vigueur dans cet univers où chacun fait ce qu’il a à faire pour survivre, comme aimaient me le répéter mes interlocuteurs gwich’in.