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Chapitre 1 – De l’animal à la personne

1.2. De l’ethno à la graphie

1.2.4. Mobilisation du sensible dans l’ethnographie

« Le sensoriel est la porte d’entrée la plus évidente pour accéder à la compréhension des comportements humains [ou ici animaux], puisque tout passe par les sens » (Candau 2017 : 17). D’une certaine manière, revenir sur la question des sens pour s’intéresser aux animaux apparaît comme l’option la plus évidente puisque selon Joël Candau, la question du sensoriel dans les sciences sociales est resté longtemps occultée à cause de théories dualistes qui opposent les choses dites de l’esprit, ces idées désincarnées de toute corporéité, avec les informations qui passent par les sens, entièrement dépendantes de notre physiologie (Candau 2017). On ne peut s’empêcher de voir ici l’empreinte laissée par cette dichotomie naturaliste dans la création même de notre discipline. De plus, si l’on reprend Laplantine (2017b), il n’y a que du sensible partout en anthropologie. Nous l’oublions parfois au détriment des mots que nous échangeons et traduisons, plus ou moins maladroitement, des théories et conceptualisations que nous tentons d’ériger, mais la première expérience, celle de la rencontre, de l’imprégnation et de l’échange, relève du sensible. Toute expérience ethnographique est avant tout une expérience sensible.

Plusieurs raisons peuvent donc expliquer la nécessaire mobilisation du sensible. Comme le dit David le Breton « la perception n’est pas coïncidence avec les choses, mais interprétation. Tout homme chemine dans un univers sensoriel lié à ce que son histoire personnelle a fait de son éducation. Parcourant la même forêt, des individus différents ne sont

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pas sensibles aux mêmes données » (2007 : en ligne9). Etendons un instant ces constats à des réalités autres que humaines. Si un chasseur et un ornithologue ne perçoivent pas la même forêt, que devrait-on dire d’un humain et d’un loup, ou même d’un humain et d’un chien ? D’un chien et d’un loup ? Et plus encore, que devrait-on dire d’une étrangère et d’un loup local ? Non seulement nous ne vivons pas la même forêt, mais qui plus est, ils se sont appropriés cette forêt qui m’est encore inconnue. Autrement dit, ils sont à la fois sensibilisés et désensibilisés à ce qui leur est nécessaire et ce qui fait sens pour eux dans cette forêt. En effet, qui dit sensible dit aussi sensibilisation/désensibilisation. Ainsi pour apprivoiser un environnement, toutes les perceptions s’organisent d’abord à travers cette notion de sensibilisation/désensibilisation. C’est cela aussi « éduquer les sens ». En effet, « les sens ne sont pas « fenêtres » sur le monde, « miroirs » offerts à l’enregistrement des choses en toute indifférence aux cultures ou aux sensibilités, ce sont des filtres qui retiennent dans leur tamis ce que l’individu a appris à y mettre ou ce qu’il cherche justement à identifier en mobilisant ses ressources. » (Le Breton 2007 : en ligne10).

C’est là que la théorie de l’Umwelt prend tout son sens dans la mesure où elle remplit le monde d’objets perceptifs. Pour Jakob von Uexküll, percevoir c’est accorder une signification. N’est alors perçu que ce qui a une signification, de même que ne reçoit de signification que ce qui peut être perçu. Tout ce qui existe pour un être est un signe qui affecte, ou un affect qui signifie (von Uexküll 1982 [1940], Despret 2012). Le milieu « vécu » prend alors l’animal qu’il affecte, tandis que, d’autre part, le milieu n’existe que par les prises dont il fait l’objet, par la manière dont l’animal confère à ce milieu le pouvoir de l’affecter (Despret 2012 : 222). Cette théorie consiste alors non seulement à prendre conscience de ces mondes autres vécus par les animaux, mais qui plus est à les considérer comme tout aussi valables. Il ne s’agit pas d’apprendre comment l’autre voit le monde, mais d’apprendre à découvrir quel monde est exprimé par l’autre (Despret 2012 : 229). D’une certaine manière, cette théorie fait un peu écho aux « plurivers » de William James, repris par Bruno Latour (2004). À la différence du perspectivisme de Viveiros de Castro (2009, 2014) la théorie de l’Umwelt n’a pas vocation à rendre compte d’une cosmologie ou d’une ontologie, mais plus pragmatiquement d’une expérience vécue, mobilisant ainsi non seulement le sensoriel, mais

9 https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2007-4-page-45.htm 10 https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2007-4-page-45.htm

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également toute la sémiotique qui s’y rattache. On peut alors penser à la démarche d’Eduardo Kohn (2013) chez les Runa d’Equateur qui, à partir de la sémiotique de Pierce, propose ces inversions de perspectives entre les humains et les animaux. Toutefois, dans notre cas, nous irons plus loin encore dans le relativisme, considérant que la sémiotique n’a pas à être une règle spécifique, elle peut être toute relative et se coconstruire au cours de la rencontre et de l’expérience empirique, d’où l’intérêt de la singularisation.

Si le sensible nous permet donc de vivre une expérience assez complète phénoménologiquement parlant, tant physiquement qu’émotionnellement, il est des sensations, des connexions et des intuitions qui, à partir de l’expérience, échappe au rationnel, voire parfois même au conscient. « Si la langue anglaise est susceptible de distinguer sensation et sentiment, elle peut aussi les réunir dans la notion de feeling. » (Laplantine 2017a[2005] : 152). Le sensoriel nous aide à transcrire l’invisible, tandis que le feeling entoure l’indicible. En effet, le sensible, intime, éphémère et jamais totalement constitué paraît manquer de constance et de consistance (Laplantine 2017a[2005] : 150). Le feeling apparaît alors comme un de ces outils occultes, qui pourtant, fait partie de toute expérience ethnographique. Il est le courant qui anime et oriente l’expérience sensible, au-delà des sens. Pressentir, cette intuition guidée à la fois par la réception des informations ressenties de notre environnement, mais qui oriente également notre expérience dans cet environnement au-delà de toute rationalité. C’est « avoir la sensation de », sans que cela ne semble pourtant faire sens, en dehors de l’expérience vécue. Il entoure l’ensemble de l’expérience, tout en y échappant toujours. Il échappe non seulement à l’expérience elle-même, mais également à celui qui la vit, insaisissable et indicible. Dans la rencontre, le feeling nous aide à faire sens de la situation présente, avec l’ensemble des ressentis qui la constituent. Il est cette trame qui fait sens pour celui qui vit l’expérience, dans sa relation avec l’autre. Il est finalement la seule connaissance que le chercheur aura de cet autre, ici animal. Le pressenti se nourrit des ressentis, et ils n’ont pas de distinction stricte, ayant chacun des rôles complémentaires dans l’expérience vécue. Ils s’animent et s’orientent réciproquement formant ce feeling qui nous guide parfois sur le terrain. Si beaucoup d’anthropologues ont, jusqu’à présent, gardé sous silence cette partie de leur expérience ethnographique, il me paraît toutefois honnête et nécessaire de rendre à cette part de mon expérience son importance dans la mesure où la rencontre avec les animaux ne s’effectue qu’au travers d’une expérience sensible, chargée de

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pressentis et de ressentis. C’est cette expérience indéfinissable et indicible qui caractérise la singularité de chaque ethnographie. Seule, face à cet autre animal, ce feeling est mon principal vecteur de sens.

Au-delà de son ethno, la graphie pose elle aussi son lot de défis, au-delà du lien qui lie ces deux processus selon Laplantine, mais aussi parce que les mondes que nous nous proposons ici de partager n’ont pas de mots. Nous y rencontrons bien entendu les mêmes difficultés que chacun dans les transformations liées aux traductions, mais notre langage est définitivement l’un des plus inadapté pour rendre compte de ces réalités autres que humaines avec justesse.