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Les terrains d'étude : un choix articulé entre la filière et le "pôle AOC"

Le choix des espaces où se déroulent les investigations est une étape fondamentale de notre démarche. Le contexte institutionnel dans lequel se déroule notre recherche114 nous a permis de donner une perspective nationale au travail, et de sélectionner ainsi des terrains situés dans différentes régions françaises, caractérisés par la présence d'une ou plusieurs AOC fromagères. Les entretiens préliminaires réalisés ont été pour nous l'occasion d'évaluer la pertinence de la filière d'appellation comme unité de base dans la réflexion. Il est en effet très vite apparu que l'analyse d'un système AOC donné nécessitait fréquemment d'élargir la perspective à d'autres filières et à un ensemble laitier et fromager plus vaste. Fondamentale en Géographie, la question de l'échelle s'est donc également posée pour notre recherche, et nous a conduit à opter pour une approche un peu différente, fondée sur un ensemble de filières AOC localisées dans une même région, également défini sous le terme de "pôle AOC". En premier lieu, il s'agit donc de présenter et de justifier les critères sur lesquels nous nous sommes appuyé pour sélectionner ces "pôles AOC". Puis, dans un deuxième temps, l'explicitation de cette notion a permis d'introduire notre première hypothèse, fondée sur la non pertinence de l'aire AOC comme échelle d'observation des processus de développement.

1.

Les critères qui président au choix : la recherche de diversité

Notre entrée par les acteurs privés nous a amené à privilégier comme angle d'attaque non pas des espaces géographiques, mais des organisations productives. Ce sont donc en premier lieu les filières qui sont à l'origine du choix des terrains d'étude, et non l'inverse. Du fait de l'extrême hétérogénéité des 42 AOC fromagères françaises qui constituent notre "population", le choix des filières à étudier ne se prêtait pas à la réalisation d'un échantillon représentatif. Nous avons donc opté pour une recherche de diversité, notre travail ayant vocation à s'appliquer à d'autres systèmes productifs bénéficiant d'une AOC, voire d'un autre signe de qualité. Cinq critères principaux ont ainsi été identifiés :

- le type de produit, - la taille de la filière,

- l'ancienneté de l'appellation, - la structure productive de la filière, - le contexte géographique correspondant.

Le type de produit constitue le premier critère d'importance dans la mesure où il conditionne les différentes étapes de fabrication du fromage (production, collecte, affinage, commercialisation), et de ce fait la dynamique de la filière dans son ensemble. Les deux indicateurs à prendre en compte sont donc la matière première (lait de vache, de chèvre ou de brebis) et la technologie employée (pâte molle, pressée cuite ou non cuite, persillée…). La taille de la filière fait quant à elle référence à des données quantitatives, telles que le litrage collecté, le tonnage fabriqué ou le nombre d'emplois concernés. Le chapitre 1 a en effet montré que des systèmes d'envergure tels que le Comté ou le Roquefort (plusieurs dizaines de milliers de tonnes) avaient peu à voir avec des micro-filières de type Banon ou Valençay (moins de 100 tonnes). La taille joue donc un rôle significatif dans les dynamiques à l'œuvre, et mérite donc d'être prise en compte. De la même façon, une AOC née dans les années 1930

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sera totalement différente d'une AOC née au cours des années 1990, ceci pour une multitude de raisons (vécu des acteurs, structuration institutionnelle, notoriété du produit, obtention administrative, judiciaire ou sous l'égide de l'INAO, enjeux de développement, contexte commercial…). C'est pourquoi l'ancienneté de l'AOC est le troisième critère à considérer.

Critère le plus important selon nous, la structure productive de la filière renvoie à la nature des acteurs impliqués, tant en amont qu'en aval. Ces différents statuts vont en effet jouer un rôle majeur dans le fonctionnement de la filière (rapports de force), ainsi que dans son inscription dans les dynamiques de développement. La présence de groupes industriels d'envergure nationale présente en outre un intérêt supplémentaire dans la mesure où leur rapport à l'espace apparaît souvent spécifique, cet intérêt est renforcé par le fait qu'un même industriel peut être présent dans différentes zones d'étude, avec des comportements éventuellement distincts. Enfin, la structure productive dépend également du nombre d'acteurs impliqués qui, lorsqu'il est élevé, accroît d'autant la complexité de la filière. En dernier lieu, nous avons jugé pertinent d'inclure à la réflexion un critère relatif au territoire. L'approche en termes d'ancrage doit en effet montrer que le fonctionnement des filières dépend en partie des enjeux économiques et politiques du territoire dans lequel elle est inscrite. Les préoccupations liées aux dynamiques de développement (démographie, activité économique, dynamique foncière…) méritent donc une attention particulière. Du point de vue des acteurs, les expressions d'AOC "de plaine", "de montagne" ou "de région difficile" sont ainsi fréquemment employées pour désigner des contraintes agricoles spécifiques. C'est donc à partir de ces cinq critères que les filières AOC ont été sélectionnées. La recherche de diversité a donc consisté à choisir des produits remplissant ces conditions.

Tableau 6 : le choix des terrains d'étude – la recherche de diversité

Critère de choix Exigence de diversité

Type de produit

- les trois matières premières représentées (vache, chèvre, brebis)

- les principales technologies (pâtes molles, pressées, persillées…)

Taille de la filière

- des filières de taille significative parmi les plus importantes

- des "micro-filières"

- des situations intermédiaires Ancienneté de l'appellation - des AOC anciennes et structurées

- des AOC récentes en cours de structuration Structure productive

de la filière

- une production fermière significative sur plusieurs filières

- la présence de groupes industriels

- la présence simultanée d'entreprises privées et coopératives

Contexte géographique des contextes différenciés (plaine, montagne et région difficile)

Réalisé par J. Frayssignes, 2002.

Les premiers entretiens exploratoires, de même que les premières recherches bibliographiques relatives aux différentes appellations fromagères, ont malgré tout rendu nécessaire l'intégration d'un principe supplémentaire à cette méthode de sélection. La notion de "pôle AOC" est ainsi venue remédier à un certain nombre de difficultés méthodologiques.

2.

Le pôle AOC comme première hypothèse de recherche, l'identification

des quatre zones d'étude

Les premiers entretiens ont en effet révélé des structures de filières beaucoup plus complexe qu'il n'y paraissait au premier abord. Ainsi, de très nombreux acteurs de la transformation sont par exemple présents de manière simultanée dans plusieurs AOC, et produisent ces différents fromages, parfois dans le même site de fabrication. Cette situation se retrouve dans toutes les régions fromagères où l'on constate des chevauchements de zones d'appellation (Massif Central, Normandie, Savoie, Jura, Centre…). De ce fait, la compréhension de certaines filières ne peut se faire sans une vision plus régionale. Il est par exemple impossible de saisir les dynamiques qui sous-tendent l'évolution d'AOC telles que l'Abondance ou le Pont-l'Evêque, sans appréhender respectivement les filières Reblochon et Camembert de Normandie, qui regroupent les mêmes acteurs, tout comme il est nécessaire d'envisager plus largement la production fromagère de Savoie et de Basse-Normandie. Nous avons également fait le constat que certaines filières AOC d'une même région avaient mis en place une stratégie commune permettant de regrouper un certain nombre de moyens (gestion, recherche, promotion…), comme par exemple en Normandie, dans les Savoies ou le Massif Central. Enfin, il est apparu qu'au sein d'une filière donnée, le fromage AOC était très souvent loin d'être le seul débouché de production laitière. Le recours à des stratégies de diversification est quasi-automatique, et même nécessaire. A titre d'exemple, l'expression de "filière Roquefort" désigne en fait un ensemble de produits, au sein desquels le produit AOC ne représente qu'un peu plus de 50 % des transformations, le reste du lait étant transformé en Feta, en pâtes pressées, en différentes spécialités locales (Pérail) ou bien vendu en l'état. Sans remettre en cause l'entrée par la filière AOC, ces différents constats ont malgré tout rendu nécessaire une approche plus large du problème. Les entretiens ont montré que les filières AOC pouvaient être regroupées dans ce que nous appelons des "pôles AOC", caractérisés par des structures productives entremêlées et des formes de coopération plus ou moins abouties.

L'idée de pôle n'est pas totalement absente des travaux relatifs aux fromages, ainsi, C. Delfosse identifie un certain nombre de pôles fromagers (Roquefort, Charente, Camembert, Meuse, fruitières de l'Est Central), issus d'un processus de spécialisation régionale, amorcé dès les années 1880 (Delfosse, 1992). Bien que relativement éloignée, la notion de pôle AOC telle que nous la définissons relève au départ de ces mêmes processus historiques. Dans cette perspective, le pôle AOC désigne un ensemble de filières d'appellation situées dans une même région, caractérisées par une certaine proximité, tant du point de vue de la structure de ces filières (acteurs communs) que des préoccupations (mise en place de coopérations).

Sans en faire un concept à part entière, nous mobilisons le pôle AOC comme une échelle d'observation complémentaire. Il ne s'agit pas de postuler a priori son existence, mais de le confronter à la réalité. Outre l'enchevêtrement des structures productives et la mise en commun de fonction, un autre critère permet d'identifier un pôle AOC, celui de la fréquence des relations entre les acteurs de plusieurs filières AOC, contribuant à l'émergence d'un nouvel horizon stratégique. Enfin, la notion de pôle AOC est au fondement même de notre première hypothèse de recherche : dans l'observation de ces processus, l'aire d'appellation n'apparaît pas comme un cadre d'analyse pertinent, du moins, l'utilisation de ce seul critère est insuffisante. La mobilisation du pôle comme grille d'analyse implique en effet que des processus de construction de ressources et des coordinations soient observables à une échelle plus large. La confrontation de cette grille avec la réalité du terrain devra permettre de confirmer ou d'infirmer cette hypothèse. C'est donc à travers cette perspective multiscalaire et sur la base des critères énoncés plus haut que quatre régions d'étude ont été sélectionnées.

Tableau 7 : les quatre terrains d'étude de la recherche

Intitulé du pôle AOC Filières AOC concernées

"Basse-Normandie" Camembert de Normandie, Pont-l'Evêque et Livarot

"Centre" Crottin de Chavignol, Sainte-Maure de Touraine, Selles sur Cher, Pouligny Saint-Pierre et Valençay "Sud-Aveyron" Roquefort (Pérail de brebis en demande d'appellation)

"Savoies" Reblochon, Beaufort, Abondance, Tome des Bauges et Chevrotin.

Réalisé par J. Frayssignes, 2002.

Ce choix mérite ici quelques éléments de justification, tant au niveau des intitulés des pôles que des filières AOC qui s'y raccrochent. Le pôle "Basse-Normandie" apparaît relativement bien identifié, il est notamment porté par un fromage à la notoriété mondiale – le Camembert de Normandie – qui relève du patrimoine national, selon l'expression de P. Boisard (1996), en dépit de ses liens ambigus avec le Camembert fabriqué en Normandie et le camembert générique. Ce pôle est inséré dans une des plus importantes régions laitières françaises. L'intérêt de la Basse-Normandie réside également dans la présence forte et ancienne d'acteurs industriels, qui ont influencé la trajectoire du bassin laitier. Actuellement en cours de révision, les aires AOC Camembert de Normandie et Pont-l'Evêque correspondent très exactement aux limites des deux régions administratives normandes, le Pont-l'Evêque englobant même la Mayenne (Pays de Loire). Localisée en Haute-Normandie, l'AOC Neufchâtel (Pays de Bray, à l'est de la Seine-Maritime) semblait a priori compléter ce pôle AOC centré sur les pâtes molles. Tous ces arguments semblaient donc aller en faveur d'un pôle "Normandie" composé de quatre filières. L'application des critères de définition du pôle AOC au contexte normand nous a néanmoins amené à exclure le Neufchâtel. D'une part, son éloignement géographique – perçu comme tel par les acteurs – est renforcé par la procédure en cours de révision des zones Camembert de Normandie et Pont-l'Evêque, qui devrait exclure la majorité des communes de Haute-Normandie. Ensuite, les structures productives des filières apparaissent relativement distinctes, malgré un certain rapprochement au cours des dernières années. La forte proportion de producteurs fermiers de Neufchâtel contraste d'ailleurs avec les filières bas-normandes, dominées par la collecte laitière. Enfin, en dépit de quelques actions menées en commun au niveau de la promotion, les trois AOC de Basse- Normandie relèvent d'une dynamique organisationnelle distincte (grille de paiement du lait commune). Notons que les acteurs du Neufchâtel semblent animés d'une volonté de rester autonomes vis-à-vis des filières de Basse-Normandie, craignant un renforcement du processus d'industrialisation de la production. C'est donc pour l'ensemble de ces raisons que seulement trois AOC ont été retenues dans le cadre d'un pôle baptisé de ce fait "Basse-Normandie".

Le pôle "Centre" présente deux particularités majeures : il s'agit d'une part de la principale région française de fabrication de fromages AOC à base de lait de chèvre, et d'autre part, l'activité fermière y est encore largement représentée, ce qui la différencie de la Région Poitou-Charentes voisine, première région productrice de lait de chèvre, davantage orientée vers l'industrie. En outre, dans les nombreux travaux consacrés aux fromages, cette région a été relativement peu étudiée, ce qui justifie d'autant plus son intégration à notre recherche. Caractérisées par des structures de production relativement voisines et une certaine coopération, les cinq AOC semblent justifier la dénomination de pôle. L'AOC Chabichou du

Poitou (Vienne et Deux-Sèvres) n'a pas été retenue car elle relève d'une problématique différente. Le terme "Centre" donne une image assez juste de l'inscription spatiale des cinq appellations, même si nous verrons que cette dénomination est problématique.

De par son ancienneté, son importance et sa structuration institutionnelle, le pôle "Sud- Aveyron" constitue l'archétype du pôle fromager, concentrant la plupart des fonctions productives au sein d'un organisme unique. Le type de matière première – lait de brebis – constitue une autre grande spécificité de ce pôle. Enfin, l'important poids économique de l'activité fromagère à l'échelle régionale justifie l'intérêt d'une recherche centrée sur le développement territorial. L'ensemble de ces particularités fait de Roquefort un pôle à part entière, dans lequel le projet "Pérail de brebis" vient se greffer. Totalement distinctes d'un point de vue organisationnel et productif, les AOC Bleu des Causses et Laguiole n'ont pas été retenues. Baptiser ce pôle s'est révélé un exercice extrêmement délicat, dans la mesure où aucun territoire ne permet de l'identifier clairement. Même s'il est loin d'être satisfaisant, le terme "Sud-Aveyron" s'est révélé le plus adéquat, en tant que cœur décisionnel du pôle AOC.

Enfin, le pôle "Savoies" (Rhône-Alpes) correspond à des AOC dites de montagne, et renvoie de ce fait à un contexte territorial différent, tant au niveau foncier que touristique. En partie du fait de la tradition coopérative, les filières sont insérées dans un bassin laitier qui a suivi une trajectoire en rupture avec l'évolution nationale. Les structures de production encore traditionnelles posent ainsi différemment la question du lien au terroir. Concrétisée à travers un important chevauchement de zones, ainsi qu'une forte coopération, la proximité entre les appellations savoyardes justifie là encore la qualification de pôle, dont les limites apparaissent relativement nettes (les deux départements savoyards), ce qui motive l'emploi du pluriel "Savoies", préféré à l'entité "Alpes du Nord", jugée trop vague.

Cette sélection a écarté de la recherche quelques régions fromagères d'envergure, aux premiers rangs desquelles figurent le Jura et le Massif Central. L'absence de ce dernier pôle a d'ailleurs fait l'objet d'observations de la part d'un certain nombre d'interlocuteurs, qui nous ont fait remarquer que les quatre territoires choisis se caractérisaient, toutes proportions gardées, par une bonne valorisation de la matière première, et qu'il eût été intéressant de s'intéresser au Massif Central, sorte de "contre-exemple" en la matière. Si le choix d'une région de montagne apparaissait nécessaire, les syndicats des Savoies avaient l'avantage de relever de la FNAOC, et donc d'un discours différent vis-à-vis de nombreuses thématiques (qualité, lien au terroir, place des producteurs…). Le fait d'opter pour le Massif Central aurait eu l'inconvénient de n'avoir dans l'échantillon que des pôles constitués de filières adhérentes à l'ANAOF115. Ainsi finalisé, le choix des terrains d'étude permet de répondre à l'ensemble des exigences évoquées plus haut. Les filières sélectionnées répondent à tous les critères de diversité, liés aux caractéristiques des systèmes productifs et à ceux des territoires.

115

Le clivage idéologique entre l'ANAOF et la FNAOC, deux des instances représentatives des AOC fromagères, a été analysé dans le chapitre 1.

Tableau 8 : les terrains d'étude et les critères de choix

Critère Filières correspondantes dans l'échantillon

Trois matières premières représentées

Lait de vache : Camembert de Normandie, Reblochon…

Lait de chèvre : Crottin de Chavignol, Sainte-Maure de Touraine… Lait de brebis : Roquefort

Principales technologies de transformation

Pâtes molles : Camembert de Normandie, Pont-l'Evêque… Pâtes pressées : Beaufort, Abondance…

Pâtes persillées : Roquefort

Filières de taille significative Roquefort (18 800 t.), Reblochon (16 600 t.) "Micro-filières" Chevrotin (90 t.), Pouligny Saint-Pierre (290 t.) AOC anciennes et structurées Roquefort (1925), Beaufort (1968)

AOC en cours de structuration Chevrotin, Tome des Bauges (2002)

Production fermière significative Reblochon (25 %), Sainte-Maure de Touraine (40 %), Chevrotin (100 %) Présence de groupes industriels Roquefort, Camembert de Normandie, Reblochon (Lactalis)

Présence simultanée d'entreprises

privées et coopératives Reblochon, Beaufort, Sainte-Maure de Touraine Contextes territoriaux différenciés

AOC de plaine : Camembert de Normandie, Crottin de Chavignol AOC de montagne : Reblochon, Beaufort

AOC de "région difficile" : Roquefort

Réalisé par J. Frayssignes, 2005.

Réalisée à deux niveaux (filière AOC et pôle), la recherche de diversité a donc permis d'aboutir à quatre territoires d'étude, sur lesquels ont pu être mobilisés les différents guides d'entretien. Avant de passer à la phase de présentation des résultats proprement dits, il convient d'exposer brièvement les caractéristiques principales de chacun de ces pôles, et des filières AOC qui les composent, ceci à travers un certain nombre d'éclairages (historique, institutionnel, productif et cartographiques) mis en évidence à l'aide des guides d'entretiens. Outre sa vocation à "planter le décor", cette présentation entend également faire apparaître les enjeux qui se révèlent fondamentaux pour l'analyse des résultats.