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l'objet utilisé pour maintenir sur place un bateau. L'ancrage renvoie donc à l'idée d'attacher à un point fixe. Par extension, il fait référence aussi bien à des éléments matériels (ancrage d'une plante dans le sol) qu'immatériels (ancrage d'une idée dans un esprit, ancrage identitaire). L'ancrage peut être spatial, mais également temporel : on peut dire d'un auteur qu'il est ancré dans une époque. Quelles que soient les images auxquelles on fait référence, l'ancrage renvoie à un même principe : celui de la fixation à un support immobile d'un objet, lui-même mouvant. La transposition au champ qui nous intéresse ici est dès lors facilitée. L'activité économique qui se localise, et se délocalise, illustre cette mobilité vis-à-vis du territoire, qui correspond quant à lui à une entité statique. Dans cette perspective, le processus d'ancrage d'une activité économique a comme conséquence une perte (partielle) de sa mobilité. Toutefois, appréhender l'ancrage uniquement à travers ce seul phénomène apparaît réducteur. De manière provisoire, nous définissons l'ancrage comme l'ensemble des liens réciproques qui unissent une activité économique (acteur, entreprise, filière…) avec un territoire. L'ancrage comme processus désigne donc à la foi l'action de "s'ancrer", qui relève d'une stratégie, et "d'être ancré", qui renvoie davantage à un constat.

1.

La vision "positive" de l'ancrage

Notre posture nous amène à prendre nos distances avec une vision trop "idéale" d'un ancrage nécessairement local, chargé de valeurs positives et instrumentalisé par le discours militant des acteurs. Les enjeux n'en sont pas moins fondamentaux. Face à l'incertitude induite par la globalisation des activités (délocalisations, flexibilité…), l'ancrage apparaît comme une valeur refuge, un facteur de pérennité face à un environnement perçu comme hostile. Les exemples mettant en scène l'ancrage comme outil de communication sont innombrables, notamment dans le monde agroalimentaire87. L'ancrage est alors pensé comme une alternative au modèle productiviste. Comme le notent G. Nguyen, M. Gafsi et B. Legagneux, l'ancrage fait partie des priorités du Ministère de l'Agriculture, suite à la loi d'orientation agricole de 1999 (Nguyen, Gafsi, Legagneux, 2004) : "Ancrer l'agriculture au territoire : de plus en plus,

il s'agit d'insérer l'agriculture et les agriculteurs dans un projet de territoire"88. Sans être

totalement écartée, cette acception de l'ancrage ne renvoie qu'à une partie de la réalité. Toute activité économique est liée – même de manière très ténue – à un espace de production, ou du moins interfère plus ou moins intensément avec des dynamiques sociales liées à des territoires appropriés par des acteurs. Ce postulat est d'autant plus vrai lorsque l'on considère l'agriculture. Notre recherche s'attache davantage à l'ancrage en tant que concept apte à rendre compte d'une réalité, plutôt que processus ou état d'une activité donnée.

87

La dernière campagne de promotion des AOC laitières françaises réalisée par le CNAOL illustre cette stratégie, à travers le slogan : "Des fromages faits ici et pas autrement !".

88

2.

Du lien au terroir à l'ancrage territorial

Nous avons montré plus haut comment l'approche par le terroir, fondé sur les relations entre l'Homme et la Nature, ne suffisait pas à rendre compte des liens entre une filière et son territoire, et qu'il était nécessaire d'élargir l'analyse au territoire dans son ensemble, dont le terroir ne serait finalement qu'une composante. L'ancrage au terroir demeure malgré tout un thème récurrent dans les préoccupations des filières que nous étudions. Cet ancrage induit l'idée d'une consubstantialité partielle entre le produit et son aire de production, l'un découlant de l'autre, comme cela est dit dans le règlement instituant les AOP et les IGP : "On entend par

"appellation d'origine" : le nom d'une région, d'un lieu déterminé ou, dans des cas exceptionnels, d'un pays, qui sert à désigner un produit agricole ou une denrée alimentaire, originaire de cette région, de ce lieu déterminé ou de ce pays, et dont la qualité ou les caractères sont dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains, et dont la production, la transformation et l'élaboration ont lieu

dans l'aire géographique délimitée"89. Appréhendé dans cette perspective, l'ancrage au terroir

d'un produit devient synonyme de typicité.

Quelques observations récentes laissent cependant à penser que la limite sémantique entre terroir et territoire n'est pas si nette qu'il n'y paraît. Ainsi, dans une contribution à l'ouvrage dirigé par J.-P. Sylvestre, E. Valceschini et A. Torre n'hésitent pas à baptiser leur chapitre "Politique de la qualité et valorisation des terroirs", alors que leur réflexion aborde très largement la sphère territoriale, notamment sous l'angle du développement rural (Sylvestre (dir.), 2002, p. 273). Le rapprochement entre terroir et territoire s'opère également dans le discours des acteurs. De création récente, l'association "Terroirs & Cultures" se propose de réfléchir sur la notion de terroir, placée au cœur d'un projet de développement. Dans le manifeste de l'association, on peut lire : "La signification première du mot terroir lui

donne un double visage : une étendue de terre caractérisée par ses aptitudes agricoles d'une part, et d'autre part, une région rurale, "provinciale", liée à un mode de vie particulier. Cette approche trop réductrice ne s'accorde plus avec l'actualité des terroirs (…). Le terroir se conçoit aujourd'hui comme une réalité complexe, un maillage subtil entre des hommes, un milieu naturel, des savoir-faire, une culture, une histoire. Loin de considérer les terroirs comme les sanctuaires d'un monde rural en voie de disparition, nous voyons au contraire en eux des pistes d'avenir pour un nouveau type de société (…). Le terroir redessine un territoire à échelle humaine (…). Les terroirs sont des terres de ressources, points de départ d'une

nouvelle économie de marché ouverte sur le monde"90.

Au vu des termes employés, on pourrait parler de "territorialisation du terroir". Ce dernier n'apparaît pas comme une entité porteuse de valeurs passéistes et fermée sur elle- même, mais au contraire comme un concept empreint de modernité et tourné vers l'avenir. Nous préférons malgré tout employer la dénomination d'ancrage territorial pour désigner notre modèle d'analyse, et réserver ainsi la notion de terroir à la seule sphère agricole, sans que le rôle des savoir-faire en soit amoindri. L'analyse d'une activité économique en termes d'ancrage territorial relève d'une approche géographique, mais s'inscrit aussi dans un dialogue avec certains courants des autres sciences sociales (Economie et Sociologie). Ces apports extérieurs s'avèrent très féconds pour préciser et enrichir notre cadre théorique.

89

Règlement (CEE) n° 2081/92 du Conseil, du 14 juillet 1992, relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine des produits agricoles et des denrées alimentaires, article 2.

90

Association Terroirs et Cultures, Eléments fondateurs d'une nouvelle dynamique humaine, économique,