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Chapitre 6 : La prostituée et ses cousines iconographiques

B. Les tentatrices et les luxurieuses

Parmi les autres cousines iconographiques des figures de femmes vénales on trouve évidemment la figure d’Éve la tentatrice et les nombreuses allégories de la Luxure. Certaines représentations du péché originel suggèrent une association forte entre l’idée de tentation et l’image des corps féminins. Le serpent tentateur conduisant Ève à manger le fruit de la connaissance, dans des miniatures du Péché Originel produites aux XIVe et XVe siècle14, peut prendre la forme d’un hybride mi-serpent mi-femme. Cette tête

féminine est d’ailleurs parfois représentée comme un véritable double du visage d’Ève15.

Les artistes insistent encore plus ouvertement sur la nature particulièrement pernicieuse et luxurieuse de la femme qui, tout à la fois, tente et cède à la tentation16. Le vice de

12 Jean Wirth revient dans son ouvrage L’image à l’époque romane, sur les différentes interprétations auxquelles ont donné lieu ces images de sexualisations monstrueuses visibles dans les édifices religieux de l’époque romane. Explorant à la fois la fonction apotropaïque en la nuançant, ainsi que les origines païennes de ces images, il conclut que dans le climat engagé par la réforme grégorienne, qui condamne la chair, « la présentation caricaturale et dégradante des thèmes sexuels a dû souvent constituer le

moyen de faire accepter leur introduction dans les église ». Voir dans : WIRTH Jean, L’image à l’époque romane, Paris, Éditions du Cerf, 1999, p 171.

13 WIRTH Jean, L’image du corps au Moyen-âge, op.cit note 11, p 42.

14 Liste non exhaustive de miniatures du « Péché Originel » représentant le serpent sous les traits d’une femme : BNF Français 122, Le Roman de Lancelot du Lac de Gautier Map, 1344, folio 259v ; BNF Français 159, Grandre Bible historiale complétée, entre 1395 et 1401, folio 8 ; BNF Français 21, La

cité de Dieu, entre 1400-1410, folio 29 ; BNF Français 3, Bible historiale, entre 1415 et 1420, folio 8v ;

BNF Français 11, Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, vers 1480-1483, folio 3v ; BNF Français 28, La Cité de Dieu, XVe, folio 33 ; BNF Français 111, Le livre de messire Lancelot du Lac, XVe, folio 260v.

15 COLIN-COGUEL Florence, L’image de l’Amour Charnel au Moyen-Âge, Paris, Seuil, 2008, p 27. 16 Suivant la théorie des humeurs des médecins médiévaux, la faiblesse des femmes, liée à leur mollesse

luxure n’est pas étranger à la faute originelle d’Ève et à la Chute, il en découle même directement. En effet pour avoir désobéi aux commandements de Dieu, Adam et Ève (et l’humanité entière à leur suite) se voient punis par la désobéissance de leurs organes génitaux à leur volonté. Ils sont ainsi pris d’un désir sexuel incontrôlable et excessif : la concupiscence17. Il existe donc un lien étroit, intrinsèque même, entre la corporalité et la

luxure. Le péché de luxure, parce que se sont elles qui le suscitent, s’incarne donc principalement dans des figures féminines18.

Faisant un rapide état des lieux des représentations de la luxure au Moyen-Âge, l’historienne de l’art Audrey Pennel remarque une sur-représentation des femmes personnifiant ce péché, et particulièrement des jeunes femmes. Lorsque Luxure est incarnée par une vieille femme, comme c’est le cas dans l’iconographie du Pèlerinage de

vie humaine de Guillaume de Digulleville, celle-ci porte dans l’une de ses mains un faux

visage de jeune fille dupant ainsi le pèlerin pour attiser son désir19.

Luxure est également accompagnée d’attribut récurrents. Le miroir, parfois accompagné d’un peigne, sont les emblèmes traditionnels des représentations de femmes luxurieuses et séductrices. Ces deux objets mettent en avant le soin de la toilette et donc le plaisir coupable de ces femmes pour les vanités terrestres. Les sirènes gothiques, souvent visibles dans les marges des manuscrits, apparaissent quasi-systématiquement avec ces accessoires, et avant que cette forme ne se soit canonisée on répertorie déjà des sirènes munies d’un peigne et d’un miroir dans la sculpture romane20. Équipée des mêmes

attributs, la figure de Oiseuse dans les illustrations du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, incarne à la fois l’orgueil et la luxure découlant de l’otiositas : la mauvaise oisiveté21.

tentation. Voir dans : LETT Didier, Hommes et femmes au Moyen-Âge : histoire du genre, XIIe-XVe

siècle, Paris, Armand Colin , 2013, p 42.

17 CASAGRANDE Carla, VECCHIO Silvana, I sette vizi capitali. Storia dei pecati Medievo, Turin, 2000 : traduction française Histoire des péchés capitaux au Moyen-Âge, Paris, Flammarion, 2003, p 230-231. La luxure est pourtant principalement perçu comme un vice masculin car elle est elle est décrite et envisagée comme répondant à des désirs et des plaisirs typiques de la sexualité des hommes. Les femmes y sont impliquées car elles excitent chez les hommes une passion et une attente incontrôlable. Voir dans : CASAGRANDE Carla, VECCHIO Silvana, Histoire des péchés capitaux au

Moyen-Âge, p 237, 239-240.

18 PENNEL Audrey, « Miroir de la beauté et miroir des vices : luxure et transgression dans les représentations de l’otiositas féminine à la fin du Moyen-Âge », Questes, n°37, 2018, p 69-86 , ici page 69, [En ligne], https://journals.openedition.org/questes/4448, mis en ligne le 01 février 2018 (consulté le 2 juillet 2019) ; BASCHET Jérôme, « Les sept péchés capitaux et leurs châtiments dans l’iconographie médiévale », op. cit note 11, p 377.

19 PENNEL Audrey, « Miroir de la beauté et miroir des vices : luxure et transgression dans les représentations de l’otiositas féminine à la fin du Moyen-Âge », op.cit note 18, p 70.

Selon la tradition iconographique de la chevauché des vices, Luxure est représentée juchée sur un bouc ou une chèvre tenant un miroir dans lequel elle s’admire22. Dans un

Livre d’Heures enluminé par Robinet Testard à Poitiers vers 1475, la personnification de

la luxure vient clôturer le cycle de la chevauchée des vices placé au milieu du manuscrit (Fig. 76). Contre tout attente, c’est un riche jeune homme qui incarne ici le vice charnel, et non pas une jeune fille séductrice23. Pour les sept miniatures du cycle, Robinet Testard

adjoint aux images allégoriques des scènes illustrant les conséquences des vices dans la vie quotidienne.

Tandis que Luxure juchée sur son bouc occupe les deux tiers de la miniature, c’est dans un cartouche séparé dans la partie inférieure que l’on assiste à des scènes de « racolage » et de prostitution. Un premier groupe d’hommes, au centre du cartouche, entourent une femme qui tend une clé à deux d’entre eux ; signe qu’elle décide de s’offrir à eux sans résistance. Alors qu’elle procède à l’échange, un troisième garçon, dont la chevelure fait écho au jeune homme qui personnifie la Luxure dans la partie supérieure, se saisit de la taille de la jeune femme en la prenant par derrière. À droite de cette scène une autre forme de « luxure » est désignée puisqu’il s’agit d’un homme glissant son bras sous la jupe d’une femme dont on ne distingue pas le visage. Contrairement à sa voisine engagée volontairement avec des hommes, elle, semble se débattre puisqu’elle met sa main sur le visage de son « partenaire ».

La représentation du vice charnel dans ce cycle apparaît être adressée en priorité à des hommes en leur indiquant les pratiques désordonnées vers lesquelles mène le désir. D’un coté un rapport sexuel non désiré qu’un homme impose à une jeune femme et de l’autre la visite chez la prostituée. En effet, la première jeune femme est enlacée par un homme alors qu’en même temps elle donne la « clé de son corps » à deux autres garçons. Cette promiscuité exacerbée avec plusieurs hommes est bien signe de sa vénalité. Cette proximité entre les représentations de la Luxure et les images mettant en scène des prostituées témoigne du lien étroit qu’entretiennent ces deux concepts dans les mentalités médiévales.

21 L’otiositas est une forme dégradée de l’otium antique qui, elle, était une valeur positive. Au Moyen-Âge le sens change et se dégrade. L’Oisiveté « mère de tous les vices » devient étroitement liée à la Luxure. PENNEL Audrey, 2018, p 77.

22 BASCHET Jérôme, 2003, p 349.

23 Sur la spécificité du cycle des sept péchés capitaux peints dans le ms M 1001 de la Morgan Pierpont Library par Robinet Testard voir : VOELKLE William M., « Morgan Manuscript M 1001 : The Seven Deadly Sins and the Seven Evil Ones », in FARKAS Ann E., HARRISON Evelyn Byrd, HARPER Prudence Oliver (éds.), Monsters and Demons in the Ancient and Medieval Worlds. Essays in honor of

E. Porada, Mayence, Verlag Philipp von Zabern, 1987, p 101-114. Une étude à laquelle nous n’avons

L’image que donne le Moyen-Âge de la luxure et de la tentation est donc essentiellement féminine. Dans l’iconographie des femme luxurieuses, le corps, qu’il soit vêtu ou dévêtu, est un élément central de reconnaissance et d’incarnation du vice charnel. La luxure qui, avant Grégoire le Grand, se définissait sous le terme, aujourd’hui réducteur, de « fornication »24, parce qu’elle est directement lié à la sexualité, entretient des frontières

poreuses avec la prostitution, les images pouvant même induire l’idée que le péché de luxure est la vénalité.

C’est parmi ce vaste corpus de figures de femmes dangereuses, tentatrices, luxurieuses, sexualisées et monstrueuses que s’insèrent les images de prostituées. Comme nous le verrons elles partagent avec ces représentations ici ou là des éléments visuels ou une forte charge symbolique. Dans certaines représentations elles accompagnent même des allégories de la luxure et deviennent donc les témoins de l’incarnation du péché de chair dans la vie sociale.

Désormais afin de cerner l’image propre de la prostituée il nous faut nous attarder plus précisément sur la façon dont les artistes ont représenté son corps : un corps principalement vêtu et paré.