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Chapitre 5 : Définir et décrire la prostituée

A. Un corps commun

Les prostituées sont systématiquement définies par leur rapport au corps. Cela n’a rien d’étonnant puisque leur corps est leur premier instrument de travail. Marie l’Égyptienne relatant sa vie dans un bordel d’Alexandrie dit ainsi à Zosimas « je baillai

la, premierement, mon cors a corruption »99. Ici Marie l’Égyptienne illustre son activité, elle « donnait » littéralement son corps. Dans la Légende dorée Pélagie est dépeinte comme étant « en cors luxurieuse », quant à Sainte Thaïs elle est nommée « pécheresse

folieuse de cors ». Mais ces qualifications ne nous indiquent pas simplement la façon dont

elles gagnent leurs vies. En effet certaines formulations permettent de voir plus loin, et de toucher à la définition du statut de la prostituée et de celui de son corps dans la société médiévale.

Dans les Faits et dits mémorables pour décrire la courtisane athénienne Phrynè, Simon de Hesdin utilise une formule intrigante : « si avoit en Athaines une trop belle jeune femme

qui avoit nom Phrine qui faisoit de son corps sa volenté »100. C’est cette dernière

affirmation qui indique au lecteur l’état de Phrynè. « Qui faisoit de son corps sa volenté » est utilisé par Simon de Hesdin comme une formule synonyme de « prostituée »101. Mais

99 Miroir Historial, Sainte Marie l’Égyptienne : texte 10. 100 Faits et dits mémorables, Phrynè et Xenocrate : texte 19.

101 Cette formule n’apparait qu’une fois dans notre corpus, mais elle est également utilisée dans des lettres de rémissions pour qualifier les « femmes de mauvaises vies ». En effet l’historien Adrien Dubois rapporte la lettre de rémission d’un homme qui désigne une dénommée Colette Lainsnée comme une femme qui « s’estoit abandonnee a faire de son corps a sa voulenté a plusieurs personnes. ». Il ne s’agit donc pas d’une formule rare, elle était bien utilisée dans le langage quotidien pour désigner les prostituées. DUBOIS Adrien, La violence des femmes en Normandie à la fin du Moyen-Âge, Versailles,

que faut-il comprendre par « faire de son corps sa volonté » ? Il serait anachronique d’interpréter cette expression comme étant positive, car elle était perçue comme infamante au Moyen-Âge. En effet une femme qui « fait de son cors sa voulenté » incarne l’idée d’un corps soumis à ses pulsions et à ses désirs. Obéir à tous ses désirs, et vouloir assouvir chaque pulsion c’est aussi se positionner en dehors de la norme. Si cette formulation est utilisée pour définir Phrynè comme une prostituée, c’est qu’il s’agit bien d’une particularité qui n’est pas partagée par toutes les femmes. Au contraire les femmes « honnêtes » sont celles qui ne cèdent pas à leur désir, celles qui se plient à des règles qui leur permettent justement de garantir leur honnêteté. La femme mariée par exemple, obéit à la raison et au devoir conjugal au sein du cadre marital102. À travers cette expression il y

a donc l’idée d’un corps esclave de ses bas instincts. Le corps des prostituées se distingue de celui des autres femmes qui, elles, contiennent leur « lubricité » dans le cadre conjugal. Mais il nous semble également que se joue derrière cette formulation le rapport du corps des femmes avec les hommes.

La femme mariée et honnête ne fait pas « de son corps sa voulenté » car elle se doit de rester fidèle à un seul homme et de ne pas commettre d’adultère. La prostituée est par essence la femme inverse, puisqu’elle se donne à plusieurs hommes. La notion qui transparait ici est au fondement de l’opposition entre les prostituées et les autres femmes. Dans notre corpus, à plusieurs reprises, on appose le terme « commune » pour désigner les femmes vénales. Ce terme est en parenté directe avec le « meretrix publica » latin qu’évoque Jacques Rossiaud, et qui caractérise la prostituée comme étant une femme appartenant à tous : qui est « commune » à tous les hommes. En effet comme l’explique l’historien, au Moyen-Âge c’est avant tout la promiscuité qui définie les prostituées, et non pas simplement la relation tarifée103. La femme vénale fait donc « de son cors sa

Société parisienne d’histoire et d’archéologie normandes, 2010, p 233.

102 Dans son article sur l’exercice du consentement des femmes au Moyen-Âge l’historien Adrien Dubois montre que la femme mariée ne jouit pas de la pleine possession de son corps. En effet refuser une relation sexuelle dans le cadre de son couple pouvait luicoûter la vie. Car si théoriquement au sein du mariage chrétien le consentement des deux époux est requis pour engager des rapports charnels, dans les faits le refus de consentement de la femme était perçu comme une forte transgression. Mais comme nous le verrons, la prostituée n’a pas plus l’occasion de dire non à une relation sexuelle que la femme mariée… DUBOIS Adrien, « La ‘‘grève’’ féminine du sexe dans la France du XVe siècle, un exemple de révolte impossible contre la domination masculine ? », Genre, sexualité & société, n°1, 2009, p 1-18, ici page 4 et 5, [En ligne], mis en ligne le 9 juillet 2009, https://journals.openedition.org/gss/303 (consulté le 1er avril 2019).

103 Dans les chartes ce qui est dit « public » est commun à l’usage de tous. Les femmes publiques ne peuvent donc pas faire l’objet d’appropriation particulière. La deuxième facette de cette définition est le caractère public de leur état, c’est à dire que leur exercice est manifeste et ostensible, on sait qu’elles sont des prostituées. Elles se donnent à tous et devant tous. La définition reprise par tous les canonistes illustre donc cette idée de la promiscuité qu’expliquait déjà saint Jérôme quand il disait que la

voulenté » car elle répond à ses passions, et s’écarte aussi de la norme sociale et maritale

en se donnant à tous les hommes. Mais contrairement au sens premier de la formule, les prostituées sont loin de faire de leur corps leur volonté, car ce sont d’abord des femmes soumises à la volonté des hommes et l’on retrouve cette idée à travers d’autres expressions.

Boccace dans le portrait qu’il fait de Leonne, indique que « deux jeunes hommes, d’elle,

faisoient a leur voulenté et souventefois la visitoient ». Pour expliquer que ces deux

hommes étaient des clients réguliers de la courtisane il mentionne qu’ils faisaient avec elle « leur voulenté ». Une expression équivalente est employée dans la bouche de Tamar dans la Fleur des Histoires de Jean Mansel (texte 27). Tamar est la belle-fille de Juda, un personnage de l’Ancien Testament. Après avoir été mariée successivement aux deux fils de Juda, Tamar devient veuve et s’éprend de son beau-père duquel elle désir un enfant. Pour arriver à ses fins Tamar se déguise en prostituée et accoste Juda qui ne la reconnaît pas. Il « la requis de pechié », et elle lui répond « ‘‘Que me donras tu ?’’ dist elle, ‘‘et je

feray ta voulente’’ ». Ici encore la prostituée qui se donne se soumet à la volonté de

l’homme.

Mais une autre expression dans les Faitz et conquestes d’Alexandre paraît encore plus explicite. Alexandre le Grand et ses hommes fêtent leur victoire contre les Perses lors d’un banquet. À cette fête se trouvent plusieurs femmes publiques que Vasque de Lucène qualifie en ces termes : « non point celles que violer n’estoit pas licite, mais plusieurs

femmes communes ». Les femmes qui se tenaient là n’étaient pas des femmes qu’il est

illicite de violer, « mais plusieurs femmes communes ». Deux groupes de femmes se définissent donc à partir de la juridiction du viol : les femmes « honnêtes » qu’il est interdit de violer sous peine de poursuites, et les prostituées sur lesquelles le viol est licite104. C’est parce qu’elles sont des femmes « communes » que les hommes font d’elles

prostituée est la femme qui est disponible pour le plaisir de plusieurs hommes. Cette définition est présente chez Gratien dans son Décret qu’il compose en 1140, elle est reprise en 1215 par Jean le Teutonique dans la Glose ordinaire, et chez Hostiensis vers 1250 qui y ajoute la notion de notoriété. ROSSIAUD Jacques, 2010, p 35 et 38.

104 À la fin du Moyen-Âge en France le viol de prostituées peut faire l’objet de poursuites et être condamné. Mais les violences sexuelles à l’encontre des femmes sont avant tout considérées comme des atteintes à la propriété. C’est à dire que le viol ne constitue pas une atteinte à la liberté sexuelle de la femme, mais qu’il porte préjudice à l’honneur d’une famille. Or les prostituées sont par définition des femmes « communes », elles n’appartiennent donc pas à une famille à qui il faudrait réparer les dommages causés. De plus ce sont des femmes qui de part leur état sont dépourvues d’honnêteté, le viol de femmes de « mauvaise vies » pouvait donc ne pas être sanctionné puisqu’aucune honnêteté n’avait à être réparée. Voir dans : GAUVARD Claude, Crime, état et société en France à la fin du Moyen-Âge :

« de grace especial », Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p 335 ; ROSSIAUD Jacques, 2010, p

39 ; BAZAN Inaki, « Quelques remarques sur les victimes du viol au Moyen-Âge et au début de l’époque moderne », in GARNOT Benoît (dir.), Les victimes, des oubliées de l’histoire ?, Rennes,

leur volonté. Il est intéressant de s’arrêter sur ces formulations car elles sont révélatrices du statut du corps des prostituées dans la société médiévale.

En effet le consentement des femmes publiques est celui qui est le plus bafoué. Dans son ouvrage sur la criminalité à la fin du Moyen-Âge, l’historienne Claude Gauvard constate que les femmes communes constituent près de 60 % des victimes de viol105. Elle remarque

également que les viols sur les prostituées sont ceux qui sont les plus facilement justifiés et pardonnés. Ce constat est partagé par Adrien Dubois, l’historien relate comment la (prétendue) condition de prostituée d’une femme peut servir de motif à un viol. Il expose plusieurs cas dans lesquels des hommes ont violé, ou tenter de violer, des femmes car ils estimaient qu’elles étaient des « femmes de mauvaise vie » et que de ce fait la relation sexuelle leur était dû. Selon le chercheur « Tout se passe comme si la prostituée ou, du

moins, la « femme blasmee » n’avait plus la possibilité de refuser le commerce charnel [...]. »106. C’est sa condition de femme « commune » qui ne lui octroit plus le droit de se

refuser à un homme. Cette réalité sociale, visible dans les sources, se retrouve dans nos textes à travers des expressions qui indiquent clairement que les prostituées sont des femmes dont on fait sa volonté et que l’on peut même violer. Si les hommes revendiquent à ce point la propriété sur les corps de ces femmes c’est que juridiquement elles appartiennent à tous.

La prostituée se définit par plusieurs aspects. Lorsque l’on dit d’elle qu’elle fait « de son corps sa volonté » on indique à la fois sa nature luxurieuse et insatiable mais aussi comment elle se place vis à vis des autres femmes. Car c’est celle qui se soustrait du marché conjugal et de ces normes : en faisant de « son corps sa volonté » elle enfreint les codes sociaux dévolus aux femmes. Elle devient alors une femme commune qui ne peut plus, non plus, se soustraire au désir des hommes. La prostituée se définit dans les textes mais aussi dans les pratiques sociales avant tout comme une femme « publique » au sens propre : qui appartient à tous, qui se donne publiquement et qui est toujours accessible107.

Cette définition de la prostituée semble fondamentale, car c’est elle que l’on retrouve à la fois dans les textes de lois et dans les textes littéraires.

Presses universitaires de Rennes, 2000, p 433-444, ici paragraphes 3 et 4, [En ligne], mis en ligne le 8 juillet 2015, https://books.openedition.org/pur/18641 (consulté le 8 avril 2019).

105 Elle s’appuie pour ses recherches sur un corpus de lettres de rémissions. GAUVARD Claude, Crime,

état et société en France à la fin du Moyen-Âge : « de grace especial », op.cit note 104, p 333.

106 DUBOIS Adrien, « La ‘‘grève’’ féminine du sexe dans la France du XVe siècle, un exemple de révolte impossible contre la domination masculine ? », op.cit note 102, p 4.