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Chapitre 6 : La prostituée et ses cousines iconographiques

A. La sirène

La sirène, cet hybride mi-femme mi-poisson ou mi-femme mi-oiseau, était dans l’Antiquité un être ambivalent. Dangereuse car elle entraînait par son chant les hommes à une mort certaine, elle pouvait également revêtir une dimension protectrice et apotropaïque d’accompagnatrice des hommes vers l’Au delà2. Avec le motif du chant

irrésistible des sirènes que doit endurer Ulysse dans l’Odyssée d’Homère, il se noue déjà un lien entre l’idée de séduction et l’idée de perdition3.

Évoquée dans la Bible, elle est associée aux êtres démoniaques qui peuplent le désert, et elle partage avec Lilith une part d’érotisme4. Pour les Pères de l’Église, la sirène sert

d’allégorie morale afin de condamner les « jouissances sensibles » incarnant par excellence la division entre l’âme et le corps pour personnifier totalement le charnel, le

2 Dans son étude sur les sirènes romanes sculptées dans la région Poitou, Solène Daoudal enquête sur la survivance de l’image de la sirène entre l’Antiquité et le Moyen-Âge, sur ces déclinaisons formelles, et sur son évolution symbolique entre ces deux périodes. DAOUDAL Solène, Sirènes romanes en

Poitou : Avatars sculptés d’une figure mythique. XI-XIIe siècles, Rennes, Presses universitaires de

Rennes, 2007, p 67-69. 3 Ibid., p 66.

sensible et le luxurieux5. La réception chrétienne de la sirène va donc la décharger d’une

symbolique ambivalente à la fois positive et négative pour la « démoniser » totalement. Cependant c’est dans son interprétation évhémériste que nous pouvons lui trouver une parenté directe avec la prostituée. L’historien et philosophe Pierre Courcelle s’est penché sur cette conception évhémériste de la sirène qui s’est déployée de l’Antiquité au Moyen- Âge faisant de ces femmes hybrides, des courtisanes. L’auteur retrace la généalogie littéraire, philosophique et chrétienne de la sirène-prostituée. Ambroise de Milan par exemple, associe explicitement la figure de la sirène à des femmes vénales qui attirent les jeunes hommes par la promesse des plaisirs qu’ils trouveront en répondant à leur appel6.

Aux premiers temps de la chrétienté la figure de la sirène est donc associée de façon allégorique aux plaisirs de la chair et à la luxure. Et par conséquent, selon l’interprétation évhémériste à des prostituées. S’appuyant sur les recherches de Pierre Courcelle, Solène Daoudal dans son étude sur les sirènes romanes du Poitou prend l’exemple d’un chapiteau sculpté dans le bas-côté nord de Saint-Gervais-Saint-Protais à Civaux dont l’épisode milite selon elle pour la conversion des femmes de mauvaises vies. On y voit une sirène se tenant au dessus d’une barque, symbole de l’environnement marin dans lequel elle sévit, et un homme chutant du bateau pour signifier le danger de ces sirènes pour les hommes. Sur la face latérale de ce chapiteau, jouxtant cette scène de tentation, c’est l’image d’un mariage qui a été représenté. Une façon de rappeler aux hommes qu’une des issues pour remédier au péché de la chair et de la tentation est le mariage, voir même le mariage avec des prostituées7.

Ce fort bagage symbolique et intellectuel charge la sirène médiévale d’une dimension sexuelle et luxurieuse, la rapprochant ainsi de la figure tentatrice bien réelle qu’est la courtisane.

Dans les représentations romanes sculptées des sirènes, on remarque que des éléments visuels sont déjà mis en place pour identifier les femmes luxurieuses. Solène Daoudal l’explique par le fait que les sirènes-poissons sont prétextes à une forte érotisation. Sauf de rares exceptions, la majorité des sirènes romanes poitevines sont représentées torse-

5 Ibid., p 75.

6 COURCELLE Pierre, « Littérature latine d’époque chrétienne », École pratique des hautes études, 4e

section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1971-1972, 1972, p 273-281, ici page 274, [En

ligne], https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0001_1972_num_1_1_5736 (consulté le 2 juillet 2019). Pour une étude plus précise de l’interprétation évhémériste de la sirène au Moyen-Âge voir du même auteur : COURCELLE Pierre, Interprétation évhémériste des Sirènes-courtisanes jusqu’au XIIe siècle, Stuttgart, A. Hiersemann, 1975.

7 DAOUDAL Solène, Sirènes romanes en Poitou : Avatars sculptés d’une figure mythique. XI-XIIe

nu, leur poitrine devenant ainsi un élément central. Les sculpteurs n’hésitent pas à représenter des détails qui accentuent le réalisme d’un corps féminin sexuel, incisant ici ou là la ligne d’un ventre ou un nombril8.

Sur le chapiteau d’une colonne de la nef dans l’abbatiale Saint-Maixent de Saint-Maixent- l’École, des sirènes bifides ont été sculptées et rassemblent tous les attributs qui forment l’image d’un corps de femme hybride sauvage, bestial et sexuel (Annexe 2). Outre la lourde poitrine qui leur est apposée, elles se distinguent aussi par une chevelure abondante divisée en deux épaisses mèches de chaque côté de leur visage. Cet aspect échevelé participe d’une iconographie du sauvage mais aussi du charnel9. Ce dernier

élément se confirme par la symétrie visuelle qui se crée entre la séparation des mèches de cheveux et la queue bifide de la sirène qui se scinde au niveau de l’aine, pour se positionner à droite et à gauche du buste. Cet écho visuel est accentué par une énième partition à l’extrémité des deux queues puisqu’elles se terminent sur deux nageoires l’une emportée vers la gauche et l’autre vers la droite. La queue bifide des sirènes, et notamment de celle de gauche sur le chapiteau de l’abbatiale de Saint-Maixent, apparaît comme une invitation à la luxure car elle offre au spectateur la vision d’un sexe ouvert et offert en tenant dans chacune de ses mains l’une et l’autre de ses queues10.

La poitrine, les cheveux, et le sexe sont donc dès l’époque romane des éléments sur lesquels les sculpteurs insistent visuellement pour signifier au spectateur que la figure observée s’apparente à la catégorie des femmes luxurieuses, charnelles et dangereuses11.

8 Ibid., p 101.

9 Ibid., p 103.

10 Ibid., p 104. D’autres représentations de femmes laissent apparaître une image encore plus univoque de vulve comme attribut essentiel de sexualisation et de monstruosité, tout en incarnant dans le même temps une fonction apotropaïque d’immunisation contre le Diable. C’est le cas de la Scheela ng Gig de Kilpek en Grande Bretagne, qui ne fait pas simplement qu’exhiber son sexe au regard du spectateur mais qui entreprend également de l’ouvrir de ses deux mains. Voir : GIANNERINI Pierre-Louis,

Amour et érotisme dans la sculpture romane, Cahors, La louve éditions, 2009, p 56-57. La fonction

apotropaïque de ces vulves exhibées est aussi évoquée par Solène Daoudal : DAOUDAL Solène, 2007, p 104.

11 Plusieurs allégories de la luxure, visibles dans la sculpture romane, confirment l’importance de ces parties du corps de la femme dans l’élaboration d’un discours diabolisant. Pour affirmer visuellement le péché de luxure, les sculpteurs n’hésitent pas à représenter des femmes qui se font mordre et sucer les seins et le sexe par des reptiles ou des amphibiens. L’importance des seins et du sexe comme éléments érotiques y est donc souligné, l’historien de l’art Jean Wirth remarque en effet que ce type d’iconographie rappelle les peines infernales et le principe chrétien qui veut que l’on soit punit par ou l’on pèche. Voir dans : WIRTH Jean, L’image du corps au Moyen-âge, Florence, Sismel Ed. Del Galluzo, 2013, p 80. Cette iconographie ne se limite pas à l’époque romane, on trouve jusqu’à la fin du Moyen-Âge dans la représentation des châtiments des vices, des représentation de femmes dont des serpent sortent de leurs sexes ou d’homme luxurieux pendus par leurs organes génitaux, reprenant ainsi l’idée que la punition des péchés s’exerce là ou fut commis la faute. Voir dans : BASCHET Jérôme, « Les sept péchés capitaux et leurs châtiments dans l’iconographie médiévale », in CASAGRANDE Carla, VECCHIO Silvana, I sette vizi capitali. Storia dei pecati Medievo, Turin, 2000 : traduction française Histoire des péchés capitaux au Moyen-Âge, Paris, Flammarion, 2003, p 339-385, ici page 350-356, fig. 2 et fig. 5.

Cette imagerie tournée vers une sexualisation à outrance du corps des « mauvaises » femmes, n’est pas étrangère à la réforme grégorienne qui dénonce la luxure12. Dans un

curieux paradoxe l’Église des XIe et XIIe siècles s’évertue à condamner la sexualité (et notamment celle hors du cadre sacré du mariage) tout en produisant de plus en plus d’images mettant en scène une sexualité et une nudité obscène13.

À la même époque la sculpture romane, à travers les figures de sirènes, met en exergue un discours sur la dangerosité de la femme et une haine pour le sexe. Le corps nu, les sexes béants, les seins et les cheveux sont des éléments essentiels, incontournables et complémentaires pour former une image purement féminine de la luxure.