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Chapitre 4 : Les discours sur la prostitution

A. Des modèles : les saintes pénitentes

Les auteurs développent à l’encontre des prostituées et de la prostitution un discours violent et réprobateur. Boccace lorsqu’il mentionne Flore évoque sa « honteuse

manière de vivre et d’acquerir richesse ». On retrouve également de nombreux adjectifs

négatifs qui sont associés aux femmes publiques. Flore est décrite comme une « orde vile

pute ribaude », ici l’accumulation et la multiplication d’adjectifs ayant le même sens

accentuent la réprobation. Dans le Romuleon Sébastien Mamerot décrit Domitien comme un homme de « grant luxure et estoit renommé qu’il nagoit entre les tresviles ribaudes ». Marie l’Égyptienne raconte elle-même la vie qu’elle mena en « .I. lieu commun » à

66 Les figures des saintes pécheresses, et en premier lieu Marie-Madeleine, servent de modèles de rédemption et de conversion pour les femmes de « mauvaises vies » du Moyen-Âge. Des établissements pour les prostituées converties se réclamant de diverses protectrices comme Marie l’Égyptienne ou Marie-Madeleine, fleurissent dans les grandes villes d’Occident à partir du XIIIe siècle (ROSSIAUD Jacques, Amours vénales. La prostitution en Occident, XIIe-XVIe siècle, Paris, Flammarion, 2010, p 211-212). Tout au long du Moyen-Âge les sermons évoquent Marie-Madeleine. Mais les homélies sont mouvantes et tandis que durant le Haut Moyen-Âge on voit en elle l’allégorie d’une Église d’amour, cette image se réduit peu à peu pour s’inscrire à partir du XIIIe siècle comme le symbole de la conversion et de la pénitence effaçant progressivement la dimension contemplative qu’on avait loué premièrement chez la sainte (PINTO-MATHIEU Élisabeth, « Marie-Madeleine dans les sermons. De l’exégèse allégorique à la morale pénitentielle », in PINTO-MATHIEU Élisabeth, 1997 , p 3-43.). L’utilisation des figures de saintes pécheresses pour inciter la conversion ou obtenir la rédemption des femmes vénales, s’ancre plutôt dans une théologie issue de la fin du Moyen-Âge du XIIIe siècle jusqu’au XVe siècle.

Alexandrie. Elle explique à Saint Zosimas comment « laidement » elle « servi à l’estat de

luxure »67. La pratique est donc unanimement condamnée et cela aussi bien dans la

littérature sacrée que dans les écrits profanes. D’ailleurs souvent les auteurs n’ajoutent pas de grandes argumentations ou des qualificatifs péjoratifs, la simple énonciation d’une « ribaude » ou d’une « folle femme » semble suffire : l’état d’une prostituée est assez malhonnête pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en dire d’avantage.

Cependant les légendiers donnent à voir des images de « bonnes prostituées », ce sont en fait celles qui ne le sont plus : celles qui renoncent à leur état, qui se convertissent puis qui se repentissent. On expose à travers les vies de Sainte Thaïs, de Sainte Pélagie ou de Sainte-Marie l’Égyptienne, des modèles de rédemption et de pénitence.

Dans les récits de la Vie des Pères, de la Légende dorée comme dans le Miroir Historial c’est d’abord la conversion qui est mise en avant. C’est toujours la rencontre avec un saint homme qui déclenche la conversion. Saint Paphnuce ayant eu vent de la réputation de Thaïs décide de prendre l’habit du siècle et d’aller à sa rencontre, il va la visiter au bordel. Quand Thaïs lui demande de la suivre « en son lit qui estoit aorné de precieux

vestements », le vieil homme la menace en lui disant que par ses actions elle n’a pas

seulement corrompue son âme à elle, mais qu’elle a aussi « destruit » les âmes de tous les hommes qui se sont couchés près d’elle. À ces mots Thaïs tombe en pleurs aux pieds du vieillard et lui assure qu’elle fera tout ce qu’il lui ordonnera pour demander pardon et faire pénitence. Suite aux menaces de damnation convoquées par l’abbé, Thaïs se convertit en un instant. C’est la chute au pied du saint comme geste symbolique qui indique au lecteur la conversion. Ce motif se retrouve également dans d’autres récits. Le

Miroir historial raconte la conversion par Saint Narcisse d’une « fole fame » du nom

d’Affra (texte 8). Lorsqu’elle apprend que c’est un évêque qui mange à sa table et non un « ribaus », « tantost elle chai a ses piez », après quoi elle passe la nuit en prière auprès du saint.

Comme celle de Saint Paphnuce, la parole de Nonnus joue un rôle décisif avec Pélagie. L’évêque Nonnus découvrant la beauté et l’apprêt de la jeune femme, tombe à terre soudain pris d’un sentiment de culpabilité. Et, parlant à l’assemblée, il explique qu’il n’a jamais pris le temps de plaire à Dieu avec autant d’ardeur que Pélagie lorsqu’elle s’évertue à séduire les hommes. Quelques jours plus tard Pélagie, qui a été frappée par ses

67 Des cleres et nobles femmes, Flore : texte 23 ; Romuleon, Domitien et prostituées : texte 32 ; Miroir

paroles, lui écrit une lettre dans laquelle elle explique qu’elle souhaiterait faire pénitence. On mentionne que Pélagie a été « convertie merveilleusement »68.

Dans ces récits c’est le rôle du sermon que l’on cherche à mettre en avant. Le lecteur devient témoin de l’efficacité du discours qui parvient à convertir des femmes que l’on pensait perdues. Le sermon au sein du récit peut parfois aller puiser dans les exemples d’autres saintes pécheresses converties. Saint Narcisse, échangeant avec Affra qui désespère ne pouvoir jamais être lavée de ses péchés, cite Marie-Madeleine la « tres vil

pecheresse » que la sainteté du Christ « li lava et netoia toutes les ordures dicelle »69.

Dans une double mise en abîme, la légende qui sera utilisée lors des prêches comme un outil de conversion de « vraies » prostituées, met en scène une femme commune convertie grâce à l’exemple de la rédemption d’une autre pécheresse : Marie-Madeleine70. Élisabeth

Pinto-Mathieu remarque dans son étude sur la Vie de Pères, la parenté de deux contes que sont Nièce (Marie la nièce d’Abraham) et Thaïs71. Se répondant comme des miroirs inversés, Nièce illustre le danger d’un mauvais sermon qui peut faire d’une sainte une prostituée, tandis que Thaïs montre qu’un vrai sermon peut rendre sainte une pécheresse72.

Dans les deux cas, c’est à l’homme pieux d’aller se confronter au péché. On constate que c’est une démarche systématiquement mise en avant. Paphnuce va chercher Thaïs jusque dans la chambre ou elle exerce habituellement, Abraham s’introduit dans la maison publique ou sa nièce à été recrutée pour la tirer des griffes du dragon allégorique qu’est le bordel73, Saint Narcisse partage son repas avec une prostituée réputée, etc. Selon

Elisabeth Pinto-Mathieu il s’agit ici de rappeler l’obligation morale qui pèse sur chaque croyant, il est du devoir des fidèles et plus encore des hommes de foi d’aller sauver les âmes des êtres les plus endurcis par le péché74. Rappelons en effet les paroles du Pape

Innocent III qui, en 1198, enjoint les hommes à épouser des prostituées, et invite ainsi la communauté des fidèles à participer activement à la rédemption des femmes publiques75.

68 Miroir Historial, Pélagie et Saint Nonnus : texte 11.

69 Miroir Historial, Saint Narcisse au lupanar d’Affra : texte 8.

70 Cette mise en abîme est aussi présente dans le récit de la conversion de Sainte Thaïs dans la version française de la Vie des Pères. Voir PINTO-MATHIEU Élisabeth, 2009, p 95.

71 La Vie des Pères, Saint Abraham retrouvant sa nièce : texte 3 . 72 PINTO-MATHIEU Élisabeth, 2009, p 93-94.

73 Abraham fait un rêve alors que sa nièce a disparue. Il voit un dragon entrer dans sa cellule et une colombe blanche empêtrée dans les griffes du monstre. C’est l’allégorie de sa nièce qui est entrée dans une maison de prostitution.

74 PINTO-MATHIEU Élisabeth, 2009, p 96.

Après la conversion vient le temps de la pénitence. Pour Thaïs comme pour Pélagie la première action vers la rédemption est de laisser toutes ses possessions. Thaïs les brûle au milieu de la ville participant ainsi à l’expiation de ses péchés, elle expose aux yeux de tous la vie luxurieuse qu’elle a menée76. Quant à Pélagie elle fait don aux pauvres de la

cité de ses luxueuses affaires. En guise de pénitence c’est l’exil dans le désert et la réclusion que s’infligent ces femmes pécheresses. Il s’agit de meurtrir le corps pour expier ses fautes et se laver des péchés. La souffrance semble essentielle et commune à toutes les saintes repenties. Dans la vie de Marie l’Égyptienne, Saint Zosimas qui la rencontre dans le désert la décrit comme une femme nue dont le corps est devenu noir sous « l’ardeur du soleil »77. Dans un manuscrit du Miroir historial datant du XIVe siècle

la sainte est représentée face à Saint Zosimas le corps à moitié recouvert d’un simple drap laissant entrevoir son sein tombant et décharné (fig. 29). Ce détail n’est pas anodin et laisse deviner au lecteur l’amoindrissement physique qu’endure la sainte. En effet la poitrine de Marie l’Égyptienne contraste avec l’image des seins que l’on donne habituellement au XIVe siècle, qui sont de forme tout à fait sphérique et qui défient les lois de la pesanteur78. Marie-Madeleine qui se retire également au désert est aussi souvent

représentée le corps décharné, meurtri par le jeûne. L’image qu’en a donné Donatello en 1455 en sculptant sa Madeleine repentante est éloquente. La Sainte, vêtue de peaux de bêtes, a le visage creusé, le corps sec et rachitique79.

Si ces récits laissent croire qu’il a existé un érémitisme féminin au temps des premiers pères du désert il n’en est rien. Aucunes femmes ermites n’a existé dans le désert égyptien, Saint Jérôme interdit même cette pratique aux femmes80. Cependant la

réclusion, une autre forme d’ascétisme, était couramment pratiquée des premiers temps de la chrétienté jusqu’à l’aube du XVIe siècle. Au temps où les auteurs des légendiers et de la Vies des Pères composaient leurs textes, les villes étaient en effet peuplées de reclusoirs81. Le lecteur médiéval trouvait donc un écho à son quotidien lorsqu’il lisait le

récit de Sainte Thaïs, Sainte Pélagie ou de Marie la nièce d’Abraham. Quand les deux

76 PINTO-MATHIEU Élisabeth, 2009, p 95.

77 Légende dorée, Sainte Marie Égyptienne et Saint Zosimas : texte 13. Dans le Miroir Historial Marie l’Égyptienne a le corps brûlé par la « challeur du solleil » (texte 10).

78 WIRTH Jean, L’image du corps au Moyen-Âge, Florence, Sismel Eddel Galluzzo, 2013, p 89.

79 Madeleine pénitente, Donatello, 1453-1455, statue en bois polychrome, 188 cm, Museo dell’Opera del Duomo.

80 PINTO-MATHIEU Élisabeth, 2009, p 81.

81 Ibid., p 81-86 ; L’HERMITE-LECLERCQ Paulette, « Le reclus dans la ville du Bas Moyen-Âge »,

Journal des savants, vol 3, n°1, 1988, p 219-262, [En ligne], https://www.persee.fr/doc/jds_0021- 8103_1988_num_3_1_1517 (consulté le 2 avril 2019).

premières vivent la réclusion comme une expiation, un moment de pénitence associé à des souffrances, pour Marie la réclusion est un choix de vie avant qu’elle n’en sorte, corrompue par un moine qui la « depuscella ». La cellule de Thaïs dans un monastère de vierges n’est percée que d’une « petite fenestre pour ou l’en li portoit une bien pou de

viande », enfermée en ces murs on lui interdit de prononcer le nom de Dieu pour ne pas le

salir de son iniquité82.

Pour certaines saintes on mentionne qu’un travestissement s’est opéré au cours de leur claustration. Thaïs devient Antoine, et quand Saint Nonnus va visiter Pélagie celui-ci ne la reconnaît pas et pense s’entretenir avec le moine Pélage. La transition d’un genre à l’autre est comme un effacement des stigmates de la féminité. Quand leur corps de femme les ramenait immanquablement à leur luxure passée, la meurtrissure du corps par la pratique de l’ascèse les conduit vers une « neutralité » identifiée comme masculine. L’historienne de l’art Frédérique Villemur, dans son article sur le travestissement des saintes, analyse celui de Pélagie comme un « rite de passage » qui lui permet de passer de l’état de pécheresse à celui de sainte. C’est à la mort de Pélagie que l’on découvre qu’il s’agit d’une femme. Cela ne la rend que plus vertueuse car l’on se rend compte qu’avec l’aide de Dieu elle à su dépasser sa « faiblesse » originelle de femme pour accéder à la libération par l’ascèse et la pénitence.83 Le même schéma s’applique pour Thaïs qui se révèle en tant

que femme après la mort. Le travestissement est donc l’expression par excellence de la pénitence, qui efface peu à peu les fautes et les péchés qui s’incarnaient en elles par une féminité exacerbée84.

À travers les vies de ces saintes, se dessine l’image d’une prostituée modèle. L’image d’une pécheresse touchée par la révélation lors d’un sermon, qui fait rédemption par la pénitence dans la souffrance de la réclusion ou de l’érémitisme. Si les légendiers donnent une place si importante à des femmes publiques, c’est avant tout pour donner aux fidèles des modèles accessibles. On donne aux femmes des exemples de rachat pour leur montrer qu’il n’est jamais trop tard pour revenir sur le droit chemin et que le Christ sera miséricordieux à condition que la pénitence soit proportionnelle aux fautes et aux péchés commis.

82 Miroir Historial, Sainte Thaïs se prostituant : texte 9.

83 VILLEMUR Frédérique, « Saintes et travesties du Moyen-Âge », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°10, 1999, p 1-23, ici page 5-6, [En ligne], mis en ligne le 22 mai 2006, https://journals.openedition.org/clio/253 (consulté le 2 avril 2019).

84 Frédérique Villemur note que le travestissement n’a pas toujours eu la même fonction dans la chrétienté. En effet la sainte Thècles dans le christianisme primitif se travestissait d’abord pour préserver sa virginité. C’est le Moyen-Âge qui donne à voir le travestissement comme un processus de rachat des pécheresses. Ibid., p 2-4.

Si l’on perçoit un modèle de « bonnes » prostituées à travers les saintes repenties, on peut distinguer en négatif qui sont les mauvaises. Immanquablement toutes celles qui ne renoncent pas à leur état, qui ne font pas rédemption sont à mépriser et à condamner. Jézabel, la prostituée incarnant l’hérésie des fidèles de Thyatire sera condamnée et détruite car « elle ne veut pas se repentir de sa prostitution »85.