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Chapitre 5 : Définir et décrire la prostituée

B. Une femme belle et richement parée

Les descriptions physiques des femmes vénales ne sont pas très développées dans les textes. Dans de nombreux extraits, notamment ceux dans lesquels elles apparaissent comme anonymes on ne fait pas mention de leur apparence. Mais l’on compte néanmoins assez d’évocations descriptives pour retrouver deux caractéristiques communes à toutes les prostituées : l’idée de beauté et l’idée de richesse.

La description de la Prostituée de Babylone dans la Bible est sans aucun doute la plus ancienne qui fut faite d’une prostituée dans l’Occident médiéval. Elle donne à voir l'image d'une prostituée qui devait déjà être issue d’un modèle plus ancien. Un détail qui apparaît dans sa description rappelle l’Antiquité, elle est « afublee de purpre ». La pourpre romaine était une matière colorante très précieuse et rare qui servait à teindre des pièces de vêtement luxueuses destinées aux empereurs notamment108. C’est un emblème

de richesse et de luxe qui, sur elle convoque la notion d’orgueil. Le rouge éclatant demeure une couleur très appréciée mais aussi très précieuse au Moyen-Âge109. Outre le

fait qu’elle soit vêtue de cette étoffe déjà symbole d’opulence, la Grande Prostituée est aussi « aornee de or et de pierre precieuses et de gemmes », elle est donc couverte de richesses110. Le sens de cette figure est comme nous l’avons vu, symbolique. Elle ne

représente pas une prostituée pour elle-même, elle symbolise la vanité de « la sotte gent

du monde »mais aussi les « abhominatiuns de terre»111. Malgré cette fonction allégorique

la Grande Prostituée incarnera la première, le modèle de la femme vénale dans l’Occident médiéval.

Cette idée de richesse on la retrouve dans les portraits des saintes pécheresses écrits au Moyen-Âge. Mais se trouve désormais mêlée à l’idée du luxe, la question de la beauté. La beauté n’est jamais décrite, il n’y a pas de descriptions précises s’attardant sur le visage, le corps ou l’attitude de ces femmes publiques. Ainsi dans la Légende dorée on dit de Marie-Madeleine qu’elle « fu moult grant renommee de la grant biauté qui en lui estoit

par toute la contree »112. On évoque aussi sa richesse due à son noble lignage. Jean de

108 On retrouve ici un indice supplémentaire permettant de voir en elle, la personnification de la Rome impériale.

109 PASTOUREAU Michel, Rouge :Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2016, p 40. 110 Apocalypse, la Grande Prostituée : texte 2.

111 Apocalypse, la Grande Prostituée : texte 2 ; Bible Historiale, Prostituée de Babylone : texte 6. 112 Légende dorée, Marie-Madeleine : texte 12.

Vignay, dans le Miroir Historial, rapporte que Thaïs était « mout tres belle » mais nous n’en savons pas plus sur la façon dont elle apparaît physiquement et sur les charmes qui font sa renommée. C’est Sainte Pélagie qui bénéficie de la description la plus détaillée, révélant même des détails olfactifs. Dans le Miroir Historial c’est une femme « de

souveraine biaute et de tres bel aornement resplendissante », qui « en quelconques lieu que elle alait, elle remplissoit l’air par ondeur de diverses flaireur de aromates ». Sa

présentation physique reste sommaire mais l’on prend soin de s’attarder sur l’odeur qu’elle dégage et le fait qu’elle se parfume. Dans la Légende dorée, que ce soit dans la traduction de Jean Belet ou dans celle de Jean de Vignay, ce détail est toujours mentionné ce qui indique qu’il a de l’importance et qu’il fait sens dans la reconnaissance de cette femme comme prostituée113. Le parfum participe à la description du luxe et de la richesse

qui entoure Pélagie, en effet c’est au Moyen-Âge un élément précieux qui peut être dans certains contextes associé à la prostitution114. C’est un des éléments de sa parure, on

mentionne également qu’elle est couverte de richesses et « noble d’abit ».

Le vêtement et la parure composent donc l’image de la prostituée, et c’est d’ailleurs ces attributs qu’endossent Tamar lorsqu’elle veut se faire passer pour une courtisane aux yeux de Juda. Elle se déguise pour leurrer son beau-père et obtenir de lui une relation sexuelle. La transition de l’état de veuve honnête à celui de prostituée s’effectue lorsque Tamar « mist sus ses habis de viduité et se vesti et para ou mie quelle pot ». Après s’être ainsi transformée, Juda qui passe devant elle « vid Thamar ai sy belle et paree il ne la congneut

point mais au dague ce fust une josne fole femme qui la se seist par coutume »115. C’est le soin qu’elle a pris à se parer et à se vêtir qui rend Tamar « sy belle » et qui déroute Juda à tel point qu’il ne la reconnaît même pas.

Si la question des vêtements et de l’apparence luxueuse joue un tel rôle dans l’incarnation de la prostituée c’est que ce sont les symboles par excellence de la séduction. L’historien de l’art Jean Wirth, dans son ouvrage sur l’image du corps au Moyen-Âge, s’intéresse à la perception et à la signification de la nudité. Si pour notre société contemporaine le nu est le symbole de l’érotisme par excellence il n’en était rien au Moyen-Âge. Il explique que la nudité est surtout synonyme de dénuement et de pauvreté et qu’en ce sens elle ne

113 Texte 14, Jean Belet : « Et par tout la ou ele aloit ele resplendissoit l’air diverse choses souefflerant » ; Texte 16, Jean de Vignay « par tout la au elle aloit elle remplissois l’air douceur et dinise flavieurs ». 114 Les étuves parisiennes, qui étaient des lieux de prostitution huppés, proposaient en effet des bains

parfumés « à la sauge, à l’hysope et au romarin ». MUNIER Brigitte, Odeurs et parfums en Occident :

qui fait l’ange fait la bête, Paris, Éditions du félin, 2017, p 140.

représentait pas un idéal séduisant. C’est la parure, étroitement associée à la richesse et à la puissance, qui incarne l’idéal de beauté et donc de séduction116. La notion de richesse

est intimement liée à la question de la beauté, une femme qui porte de nobles habits et qui est parée d’or et de pierres précieuses est une belle femme. Le jeu de la séduction se « performe » par le biais du vêtement qui revêt un fort sens érotique. La prostituée est donc belle parce qu’elle est soigneusement vêtue et c’est grâce à cette apparence qu’elle est aussi une séductrice.

Cette image de la belle prostituée qui prend soin de son allure, ne se retrouve pas simplement dans la littérature sacrée. En effet on observe les même caractéristiques dans les textes profanes qui sont aussi les plus tardifs. Phrynè dans les Faits et dits

mémorables est une « trop belle jeune femme », Niccolosa dans le Decameron « estoit belle femme et vestue bien » tandis que Sébastien Mamerot parle dans le Romuleon d’une

« belle dame de l’amour »117. Ce sont les figures de prostituées anonymes qui peuplent

majoritairement la littérature profane, et pour cette raison les descriptions sont encore plus succinctes que celles que l’on trouve dans la littérature sacrée. Cependant l’idée reste la même, il s’agit de mettre en avant la beauté de ces femmes et leur potentiel de séduction.

Dans la littérature, l’apparence de la femme vénale demeure stable des premiers temps de la chrétienté jusqu’à la fin du Moyen-Âge. Elle s’incarne dans l’image de la femme belle et richement parée, l’archétype par excellence de la séductrice.

La description des prostituées dans les textes est assez uniforme. Lorsque les auteurs s’attardent sur ces figures ils prennent soin de noter qu’il s’agit de femmes belles à l’apparence riche. Mise à part ces quelques renseignements, les descriptions à proprement parler sont maigres, et aucun portrait précis ne nous est livré dans notre corpus. Pour peindre l’image des prostituées, les enlumineurs reprendront cette idée de la séductrice généralement partagée dans la littérature. Il reprendront également, comme nous le verrons, une autre facette que les textes rapportent et qui tient directement à sa définition sociale et juridique : l’idée que la femme publique est une femme qui est commune à tous.

116 WIRTH Jean, L’image du corps au Moyen-Âge, op.cit note 78, p 39.

117 Faits et dits mémorables, Phrynè et Xénocrate : texte 19 ; Decameron, Calandrino et Niccolosa : texte 26 ; Le Romuleon en françois, Flaminius et prostituée : texte 28.

Conclusion

Les prostituées sont présentes dans de nombreux types de textes. Elles apparaissent à la fois dans la littérature sacrée et dans la littérature profane, s’incarnant dans des figures célèbres comme Marie-Madeleine dans la Légende Dorée ou Flore dans Boccace, autant que dans des personnages plus anonymes qui ne portent pas de nom et qui sont juste évoqués. Dans ce dernier cas, les « ribaudes » que l’on mentionne au détour d’une phrase servent de figures repoussoirs, elle existent pour mettre en avant les actions vertueuses ou immorales du personnage principal. Elles sont des agents permettant de déclencher l’action. Au contraire les prostituées notoires que nous avons pu rencontrer font l’objet de récit à part entière.

À travers les histoires de ces femmes publiques les auteurs développent des discours, des considérations, sur la prostitution et sur les prostituées. Nous avons constaté que la prostitution était unanimement condamnée. Cependant l’existence dans les légendiers de pécheresses devenues des saintes laissent entrevoir pour ces femmes, la possibilité d’une rédemption après un parcours de confession, de conversion puis de pénitence. Si l’on mentionne dans les textes des contraintes extérieures qui peuvent entrainer les femmes à se prostituer elles ne sont pas excusées pour autant. Ainsi Sainte Thaïs qui fut une victime puisqu’elle est donnée au bordel par sa mère dans son enfance, devra vivre une longue et douloureuse pénitence pour obtenir la miséricorde de Dieu.

Les considérations développées dans les textes ne sont pas totalement détachées du contexte historique que nous avons étudié en première partie. Au contraire, elles reflètent parfois des réalités et des pratiques sociales. Cependant nous n’avons pas rencontré dans nos extraits de pamphlet justifiant la prostitution comme un « mal nécessaire » par exemple. C’est que les récits qui composent notre corpus sont avant tout centrés sur des figures de prostituées, et non pas sur « la prostitution » de façon générale. Ce sont donc ces figures que l’on définit et que l’on décrit, elles qui sont au centre des récits. Pour les caractériser on insiste sur le fait que leur corps est commun à tous et accessible. Et toutes celles qui bénéficient d’une description sont, sans exception, représentées comme des femmes belles et richement parées c’est à dire comme des séductrices. Ces caractéristiques se retrouvent en partie dans les images. Mais comment justement se déroule la mise en image ?

Dans la forme textuelle se superposent plusieurs temps et niveaux de discours, il y a le temps de la narration, du développement de l’histoire, et en arrière plan la formulation

d’un discours moral qui donne sa fonction et son sens au texte. L’écriture est un média qui induit une forme d’exhaustivité, simultanément l’auteur forme la trame du récit, inscrit des éléments descriptifs, et induit un sens moral. Dans la perspective d’une analyse du rapport texte-image il est nécessaire d’interroger les différents moyens dont disposent les deux formes de langage que sont l’écrit et le visuel. En effet le langage visuel dispose de codes et de contraintes qui lui sont propre. Limité par l’espace matériel même, le peintre doit mettre en place des éléments visuels spécifiques pour développer une idée, ou pour induire une narration. Nous nous demanderons donc si les discours conceptuels sur la prostitution que nous avons rencontrés dans les textes ont été mis en image et si oui comment l’ont-il été ? Comment faire comprendre par exemple qu’une prostituée est une victime ou au contraire une séductrice dépravée, à travers sa mise en image ? Ces questions sont importantes car il s’agit d’interroger les moyens visuels, mais aussi de savoir si les images développent les mêmes considérations que les textes ou si au contraire elles s’en émancipent pour donner un autre type de discours, un autre point de vu. C’est donc cet aspect que nous allons aborder désormais : comment sont représentées les prostituées dans les images, quels moyens visuels sont mis en place pour les rendre reconnaissables, et quels liens les images entretiennent-elles avec les textes ?

TROISIÈME PARTIE :

Il s’agit désormais de plonger au coeur de l’étude pour interroger les « mises en images » des prostituées au Moyen-Âge. Cette question ne se limite pas à l’analyse purement plastique ou formelle de ces figures, mais elle interroge plus profondément la fonction anthropologique de la prostitution et permet de réfléchir à la place des prostituées, mais aussi des femmes en général, dans la société médiévale.

Pour mener à bien cette étude dans le cadre du Master, il était nécessaire de limiter le corpus. Celui-ci n’est donc pas exhaustif, cependant il est représentatif des différents types de figures de femmes communes qui ont pu être produites au Moyen-Âge1. Grâce à

cet échantillon qui réunit cent-seize enluminures mettant en scène des prostituées, et toujours en prenant en compte le contexte historique et le contexte littéraire qui les accompagne, nous allons entamer cette exploration de la mise en image des prostituées par la société médiévale.

Dans un premier temps il s’agira d’inscrire la prostituée dans une généalogie en s’attardant sur ses « cousines » iconographiques, d’autres figures féminines tentatrices, et sur les liens qu’elles entretiennent. C’est ensuite que nous nous attacherons plus précisément à la mise en image du corps des femmes vénales qui est avant tout figuré par l’intermédiaire de la parure accompagnant ainsi l’évolution de la mode à la fin du Moyen- Âge. Le vêtement loin de dissimuler, exacerbe au contraire la corporalité des figures. Si cette dernière notion est transversale à toutes les représentations, le Moyen-Âge a pourtant entretenu deux images bien distinctes de prostituées : la « putain » et la sainte. Nous verrons qu’à travers ces deux visions se met en place un discours plus général sur les femmes. Nous suivrons pour finir certains éléments visuels qui mettent en exergue la perception qu’avaient les médiévaux des prostituées pour approcher la dimension anthropologique de ces images de femmes vénales.

1 La constitution d’un corpus exhaustif des images de prostituées produites au Moyen-Âge, qui relèverait d’avantage d’un travail de doctorat, pourrait permettre d’avoir une vision globale des types de représentations et pourrait ainsi mettre en exergue les rapports de proportionnalités entre les différentes figures. Cela permettrait d’avoir une idée des types de prostituées qui dominaient l’environnement visuel médiéval.

Chapitre 6. La prostituée et ses cousines