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L’instauration de pratiques théâtrales dans les camps opère également une émancipation sur le plan du rapport au temps. Le système concentrationnaire, et par extension tout le système de répression mis en place par le gouvernement militaire (déportation et transferts, incommunications, torture) emploie les stratégies de détemporalisation à des fins de pression psychologique. La systématisation des travaux forcés, l’isolement total (souhaité) du monde extérieur, et dans le cas de la répression politique chilienne, la reconfiguration de la temporalité quotidienne pour servir une propagande de discipline militaire, sont autant d’outils sur lesquels s’appuie la coercition concentrationnaire. Pour reprendre l’analyse de Frankl, le projet concentrationnaire envisage d’imposer un rapport au temps privé de tout rapport à la fin – en tant que terme, et en tant que but.

Face à cela, l’imposition d’un temps de trêve, c’est-à-dire d’un modèle de temporalité totalement dissident et dévolu en l’occurrence à la création et à la représentation d’œuvres théâtrales, apparaît comme un surprenant tour de force. La réappropriation de plages temporelles régularisées par l’activité théâtrale impose le divertissement au sein même du fonctionnement « normal » du camp : il en va ainsi des transmissions quotidiennes des Nuits

Fantastiques de Lalo Cabrera, ainsi que des « théâtres de fin de semaine » – les Vendredi

Culturels de Puchuncaví, mais aussi les manifestations théâtrales de Ritoque et Tres Álamos le vendredi, et semble-t-il la plupart des shows dawsoniens. La spécificité des plages temporelles que se réapproprie le théâtre sont éloquentes : jour férié ou fête symbolique, fin de journée, fin de semaine – elles représentent des temps de relâche. Les travaux forcés sont

terminés pour la journée ou pour la semaine ; le reste du programme du jour, cadré militairement, est arrivé à son terme. Dans ces espaces de l’interstice (après le dîner, avant le coucher ; ou pour une seule journée d’exception) que sont les temps de la trêve, l’activité théâtrale motive une resémantisation du rapport du détenu au temps, soit en lui « restituant » la célébration de telle fête ou célébration symbolique, soit en lui ménageant des jalons temporels qui brisent la monotonie du camp. Le jour canonisé des Vendredis Culturels reconfigure le programme de la journée : du matin au soir, le camp s’affaire à la préparation du spectacle, débutant très tôt la journée par les préparatifs techniques et scénographiques. Le soir, entre 19h et 21h, ont lieu les représentations. En lieu d’un régime d’existence régi par l’apathie vis-à-vis de l’écoulement du temps et par le soulagement d’avoir chaque soir

survécu une journée de plus454

, la perspective de retrouver un marqueur occasionnel ou régulier de passage de ce temps reconfigure l’expérience du temps vécu, ménageant comme des petits termes, de loin en loin, au sein de cette existence sans fin. Chacun de ces termes, en tant que borne temporelle, est aussi un but. Il est investi d’attentes, d’espoir, de planifications. Répéter une pièce, pour un sujet concentrationnaire, implique un ressaisissement du rapport à son propre futur : la projection de soi dans l’avenir opère une émancipation radicale du régime d’extrême présentialité concentrationnaire. Les gardes eux-mêmes attendent les vendredis avec impatience ; il semble même que certains soient parfois revenus de permission pour assister à des représentations. La réintroduction du sentiment positif d’attente vis-à-vis de ce jour canonisé, et plus largement de toute perspective d’un moment de théâtre prochain restructure l’expérience temporelle du groupe concentrationnaire à l’échelle de toute la semaine. À ce sentiment existentiel correspond une « mise à profit » dramaturgique : la réappropriation du suspense. La régularisation d’une activité théâtrale constitue d’ores et déjà une émancipation du rapport absurde et incertain au temps qu’impose le camp ; mais la conversion du principe de récurrence en principe de suspense emblématise une véritable réappropriation artistique de la disposition d’institutionnalisation. En reprenant le modèle de la série, les pièces dawsoniennes inscrivent les trêves théâtrales dans une continuité, et par-là, dans une forme de régime de temporalité autonome. Elles font signe l’une vers l’autre, conjurant en quelque sorte le caractère fatalement éphémère de l’instant de trêve vers la promesse (ou à tout le moins, l’espoir) d’une suite. Cette redéfinition du régime temporel dans lequel s’inscrit l’action dramatique impacte également le statut des personnages et le rapport qu’entretiennent avec eux les acteurs : chaque comédien-prisonnier peut construire sur le

454 Perception du temps que Frankl résume par l’amère remarque quotidienne : « la journée est enfin terminée ». in V. E. Frankl, El hombre en busca de sentido, op. cit., p. 40.

temps long son personnage, disposition qui souligne encore plus nettement l’intensité du rapport d’identification qu’il lui est donné de développer vis-à-vis de son rôle.

Dans cet univers de la contrainte extrême qui est celui du camp, les détenu·e·s sont aliéné·e·s de leur rapport au temps ; mais si l’individu y a « si peu de temps libre », on peut envisager que le théâtre aide à la récupération de cette « liberté ». En lieu du régime d’existence provisionnelle que s’attache à appliquer le système concentrationnaire, l’activité théâtrale reconfigure l’expérience temporelle, et opère par-là une émancipation profondément efficace sur le plan existentiel. Se ressaisissant par cette opération du rapport à leur présent et à leur futur, les détenus s’émancipent d’une temporalité de l’attente et de l’absurde, marquée par la constante incertitude sur l’avenir (exécution, torture, ou prolongation du processus) ; au sein d’un régime marqué par l’incertitude quant l’avenir et au cours de la vie, le théâtre propose un affranchissement de la mort, et se réapproprie la définition du sens du temps – temps pour créer, temps pour jouer, temps à occuper et à investir de fiction.