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Cette enquête s’astreint à une forme de travail biographique. L’emploi d’une telle

expression est mesuré ; je l’emprunte à un débat épistémique dans le champ sociologique62

que l’on pourrait résumer par la position énoncée par Pierre Bourdieu dans les années 1980, et les oppositions (contemporaines) de Michael Pollak et (postérieures) de Nathalie Heinich. La

méthode biographique éveille chez Bourdieu un « soupçon »63. Il voit dans cette approche un

nécessaire assujettissement à l’impératif chrono-logique (contrainte à « donner un sens »64 à

l’Histoire pour en faire une histoire cohérente, ordonnée par la continuité), et met en garde contre une illusion qui reposerait sur l’acceptation plus ou moins explicite de l’idée que « la vie est une histoire », et qu’elle veut dire quelque chose. Bourdieu ramène donc la démarche biographique à une vassalité vis-à-vis de l’intentionnalité du témoin, et rétrograde le

62 N. Heinich, « Pour en finir avec l’« illusion biographique » », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 195-196, 10 novembre 2010, p. 421-430.

63 Ibid., p. 422.

64 « Le récit, qu'il soit biographique ou autobiographique, comme celui de l'enquêté qui « se livre » à un enquêteur, propose des événements qui, sans être tous et toujours déroulés dans leur stricte succession chronologique […], tendent ou prétendent à s'organiser en séquences ordonnées selon des relations intelligibles. Le sujet et l'objet de la biographie (l'enquêteur et l'enquêté) ont en quelque sorte le même intérêt à accepter le postulat du sens de l'existence racontée (et, implicitement, de toute existence). On est sans doute en droit de supposer que le récit autobiographique s'inspire toujours, au moins pour une part, du souci de donner sens, de rendre raison, de dégager une logique à la fois rétrospective et prospective, une consistance et une constance, en établissant des relations intelligibles, comme celle de l'effet à la cause efficiente ou finale, entre les états successifs, ainsi constitués en étapes d'un développement nécessaire. (Et il est probable que ce profit de cohérence et de nécessité est au principe de l'intérêt, variable selon la position et la trajectoire, que les enquêtes portent àl'entreprise biographique). Cette inclination à se faire l'idéologue de sa propre vie en sélectionnant, en fonction d'une intention globale, certains événements significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à leur donner cohérence, comme celles qu'implique leur institution en tant que causes ou, plus souvent, en tant que fins, trouve la complicité naturelle du biographe que tout, à commencer par ses dispositions de professionnel de l'interprétation, porte à accepter cette création artificielle de sens. », in P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, no 1, 1986, p. 69.

biographe au statut de « complice » de ce dernier. S’il envisage de manière expéditive la question du contexte de production du témoignage (le « marché »), il discrédite acerbement le

matériau (« cette sorte d’artefact socialement irréprochable qu’est l’histoire de vie »65), la

source (« idéologue de sa propre vie »66) et le résultat (« carte d’identité, fiche d’état civil,

curriculum vitae »67). Ce « soupçon » révèle en creux l’empire de nombreuses idéalisations

épistémiques, et d’une forme plutôt candide de constructivisme68. Pour Nathalie Heinich, au

contraire, cet assaut d’ordre purement théorique « échoue toutefois à l’usage [...] devant l’intérêt des travaux issus de ce type de matériau [...] qui ne cessent d’en prouver par

l’exemple la richesse et la productivité »69. En premier lieu, le problème soulevé par

l’apparition et la recrudescence des méthodes biographiques n’est pas selon elle de l’ordre du

matériau70, mais de celui de la méthode. Celles-ci peuvent en effet éveiller un éventuel

scrupule quant à l’entrée du scientifique par le narratif, chemin qui pourrait altérer la perspective critique sur les structures. Heinich oppose à cet excès de zèle structuraliste la

distinction entre une approche explicative et une autre, compréhensive71 ; situant ainsi la

démarche biographique dans le pôle des deux le plus fondé en sensibilité. C’est que les travaux de Michael Pollak, au cœur de la querelle, font en effet à la dimension sensible du travail d’enquête place, appel et confiance, et ce de manière fondamentale.

Outre l’envergure de sa recherche et de l’espace de parole ménagé à ses témoins72,

Pollak affirme ainsi « le parti méthodologique adopté » comme celui de « partir de l’extrême

diversité des expériences singulières avant toute interprétation plus générale »73. Avec une

telle approche, une méthode purement explicative ne saurait construire l’objet de l’Histoire, déroutée de-ci de-là par l’impossibilité pratique de recouper la factualité au gré des récits. Pollak vient alors contredire la thèse bourdieusienne fondée sur l’intention de contrôle : à l’appui de ses travaux, il soutient à l’inverse que toute histoire et mémoire individuelle s’inscrit dans une histoire et mémoire collective. Bien plutôt qu’une acception sceptique du

65 Ibid., p. 71 66 Ibid., p. 69 67 Ibid., p. 71 68

« Dans cette dernière perspective, le soupçon du sociologue « désillusion- nant » se retourne contre lui-même : le naïf n’est plus celui qui croirait à l’« objectivité » du récit biographique, comme ne cesse de le marteler Bourdieu, mais il est celui qui croit, comme lui, que le locuteur et son interlocuteur prennent ce récit pour la réalité, alors que l’un et l’autre savent bien qu’ils ont affaire à un récit – cette forme particulière de réalité, si riche d’enseignements pour peu qu’on l’écoute vraiment, c’est-à-dire pour elle-même en tant qu’elle vise, avec ses moyens propres, son référent, et non pour ce référent lui-même. », in N. Heinich, « Pour en finir avec l’« illusion biographique » », op. cit., p. 422-423.

69 Ibid., p. 424.

70 Heinich cite à ce titre Passeron : « Le matériau biographique est du matériau historique comme un autre et souvent plus complet qu’un autre, en tout cas toujours organisé autrement ; la question est de savoir qu’en faire. », in Id..

71 Ibid., p. 426. 72

Les entretiens formant la base de L’Expérience concentrationnaire totalisent une quarantaine d’heures d’enregistrement pour seulement trois femmes ; les entretiens, libres pour la première moitié du temps et dirigés pour l’autre moitié, sont effectués sur deux ou trois journées consécutives à chaque fois.

récit de vie comme « fiche d’état civil », Pollak ouvre alors au contraire la possibilité d’envisager celui-ci comme la profession de foi par le sujet de ses affinités et de ses appartenances. Ce que Pollak révèle et que Bourdieu occulte, c’est « la question fameuse de Paul Veyne [...] : dans quelle mesure, de quelle façon, à quelles conditions les biographiés croient-ils à l’histoire qu’ils racontent, et les biographes à celle qu’on leur raconte ? Et, au- delà de l’adhésion (de la « croyance ») à ce que racontent ces récits, quelles fonctions revêtent

pour leurs narrateurs leur production et leur circulation ? »74.

Pollak désigne comme « sens de l’identité »75 les multiples processus de situation de

soi-même dans le monde social et dans le jeu des appartenances qu’expriment le récit de vie d’un individu. À ce sens de l’identité, il accorde une « variabilité restreinte » (ne pouvant donc présider, comme le sous-entend Bourdieu, à une intentionnalité totalitaire dans la production de la narration). Il affirme enfin que du récit de vie peut être dégagé un « noyau dur », dont il avance qu’il s’exprime très souvent « à l’identique, mot pour mot ». La mise au jour de ce noyau, et au-delà, de toute conclusion par inférence, exige de recourir à des outils empruntés aux herméneutiques littéraires, voire théâtrales pour l’étude du récit de vie ; autant d’instruments qui s’avèrent dès lors nécessaires à l’exploration du récit appréhendé, non plus comme une vision regrettablement singulière de l’Histoire, mais comme une représentation justement extrêmement située de celle-ci. La reconstruction de l’objet à travers le récit ne tient qu’à la pleine compréhension de cette situation singulière qui est celle de l’énonciant, et à la déconstruction des mécanismes à l’œuvre dans l’acte de représentation. Ainsi, Heinich

remarque-t-elle que c’est le mérite du « travail biographique »76 de considérer le récit de vie

comme un outil sémiotique, et non de se contenter de l’appréhender dans une pure « visée référentielle ». C’est aux outils d’analyse de la rhétorique (et j’ajoute ici, des études de la

performance) qu’il appartient d’examiner l’intonation, les « leitmotivs »77, reconnaissant à

l’étude des témoignages le caractère essentiel du « filtre de leur forme »78.

L’argument du contrôle avancé par Bourdieu bute en un dernier endroit sur les travaux

biographiques. Discréditer le récit de vie au titre du « souci de donner sens »79 suppose

d’ignorer à nouveau la potentialité sémiotique du témoignage. « L’effort de cohérence »80

d’une histoire de vie est une opération que rend pour ainsi dire impossible toute existence

74 N. Heinich, « Pour en finir avec l’« illusion biographique » », op. cit., p. 426. 75 M. Pollak, « La gestion de l’indicible », op. cit., p. 52.

76 N. Heinich, « Pour en finir avec l’« illusion biographique » », op. cit., p. 428. 77 M. Pollak, « La gestion de l’indicible », op. cit.p. 52.

78

N. Heinich, « Pour en finir avec l’« illusion biographique » », op. cit., p. 427. 79

P. Bourdieu, « L’illusion biographique », op. cit., p. 69. 80 N. H

EINICH, « Pour en finir avec l’ “illusion biographique” », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 195-196, 10 novembre 2010, p. 428.

humaine - et a fortiori, comme en sont preuves ces deux enquêtes, lorsque s’y confrontent des individus ayant subi une expérience extrême. Mais c’est justement à ce titre qu’elle est aussi un instrument, pour peu qu’on la conçoive entre enquêteur et enquêté·e comme une « visée

partagée »81, l’activité narrative n’est pas simplement à envisager comme opération

fondamentale de la « production de soi »82 pour et par tout individu. Tout d’abord, au-delà de

l’échelle individuelle, la production de narration préoccupe Pollak en tant qu’instance d’interaction entre le réel « temporel » et le social : « comment le monde social », écrit-il,

« s’y prend-t-il pour se doter d’une cohérence et d’une continuité ? »83. Et la naïveté que

pointe chez Bourdieu Nathalie Heinich, et que les travaux de Pollak battent en brèche à l’époque même où il formule son soupçon se présente encore et enfin comme un aveuglement dans le champ épistémique même :

Une telle pratique ouverte de la recherche historique, en montrant à quel point il a toujours été difficile dans la réalité sociale de créer de la continuité et de la cohérence, nous rappellerait que celle-ci, loin de constituer un équilibre stable que l’historiographie peut se contenter de décrire, représente un précaire équilibre de forces qui résulte d’un travail permanent de négociation et de compromis auquel la production historique elle-même n’est pas étrangère, tant dans sa constitution que dans son utilisation.84

Le souvenir est pour ainsi dire le ciment du groupe social que sollicite cette enquête.

L’appartenance à ce groupe moral85 et mémoriel se fonde dans l’expérience partagée de la

concentration, mais implique aussi de manière décisive une démarche de témoignage. Il me semble même que c’est la capacité à réaffirmer cette appartenance par la répétition de l’acte de témoignage qui en définit véritablement la modalité de socialité fondamentale. La production de narration est tout à la fois une disposition requise pour l’appartenance au groupe et un habitus étalonné et entretenu en son sein. Dans ce contexte, « tout entretien « individuel » met en jeu, indirectement, une multitude de définitions du groupe et de liens au

passé »86, et l’on peut observer dans le temps même de l’entretien les implications et les

conséquences de chaque témoignage particulier sur l’effort de cohérence de la mémoire collective du groupe.

81 Id.

82 P. Bourdieu, « L’illusion biographique », op. cit., p. 71. 83

Cité par Nathalie Heinich, in N. Heinich, « Pour en finir avec l’« illusion biographique » », op. cit., p. 428. 84

M. Pollak et N. Heinich, « Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, no

1, 1986, p. 3-29. 85 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit.

Le positionnement méthodologique adopté par Michael Pollak dans L’Expérience

concentrationnaire est devenu une référence fondamentale pour la présente enquête.

L’affinité première est bien sûr à trouver sur le plan de la méthode : la défense d’un travail biographique procède directement de la rencontre avec le « matériau » concentrationnaire, réunissant pour les enquêté·e·s en question les conditions de la survie, du maintien de

l’identité et de l’écoute87. Les travaux de Pollak m’ont permis d’envisager la relation

enquêteur/enquêté·e·s au prisme d’une entente tacite sur la fonction qu’occupe la narration dans le processus de production historique des objets qui nous intéressent ; ils m’ont aidé, enfin, à légitimer les instruments d’analyse des formes rhétoriques comme autant d’outils indispensables à la compréhension des dispositions des individus et des groupes. L’étude affinée de l’hexis et des stratégies rhétoriques des enquêté·e·s impose un constant effort d’historicisation : chaque entretien peut – et doit – être mis en perspective avec des situations de témoignage équivalentes, dont les membres du groupe ont incorporé l’expérience, et qui

oriente leur « production de soi »88. Il faut ensuite le rapporter aux stratégies et modes de

production du témoignage à l’échelle du groupe moral ; et prendre acte, enfin, de ce que la relation d’entretien et la conjoncture dans le Chili contemporain nous indiquent des entre- tissages entre (re)construction d’une mémoire individuelle et inscription dans un processus similaire de (re)construction d’une mémoire collective.

87 N. Heinich, « Pour en finir avec l’« illusion biographique » », op. cit., p. 427. 88 P. Bourdieu, « L’illusion biographique », op. cit., p. 71.