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Il est sans doute rarement permis d’observer l’esprit de création comme l’élément démonique subversif aussi clairement que dans le cas du théâtre concentrationnaire. Lorsque toute l’institution s’emploie à réifier l’humain et participe à sa destruction, l’élan de créativité apparaît dans son surgissement comme intrinsèquement et performativement subversif au sein du phénomène concentrationnaire, et tout entier à la fois porteur (vecteur) et produit (instrument) d’un principe utopique. Entre Bloch et Boff, la lecture des utopies socialistes et des théologies politiques du continent sud-américain « par la faim » qu’offre Luis Martínez Andrade me semble aussi utile à mettre en lumière les liens qu’entretiennent utopie et performance théâtrale. Le théâtre se montre comme subversion, lorsqu’il fait du lieu et du temps concentrationnaires ceux du jeu ; comme résistance, lorsqu’il oppose à l’état vécu de la contrainte subie celui de l’adaptabilité au présent ; comme geste émancipateur enfin, quand il reprend pouvoir sur le réel à l’occasion d’un accident dont il profite, et fait signe, par-là, vers le mouvement d’une libération des dominé·e·s. C’est dans sa performance même que le théâtre fait acte de cet appetitus à vivre, à survivre, à résister et à se libérer. Une telle lecture impose ainsi de reconnaître dans les auteurs et les artisans de ces activités tout ensemble des prisonniers (attachés donc à la figure de l’opprimé), des militants (à celle de l’utopiste, du révolutionnaire) et des créateurs, des artistes (à la figure enfin du poète).

Néanmoins, si l’on envisage le poète comme « porteur de l’esprit de son époque »546 −

c’est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, que l’on mobilise en vue de la compréhension de ses actions et dispositions une grille de lecture qui embrasse la conjoncture historique, ses socialisations militantes et les processus d’incorporation de principes politiques − Martínez s’avance alors même à affirmer qu’ « il doit également être le créateur de la pré-figuration de

l’utopie concrète547, c’est-à-dire le prophète d’une société sans classes. ». Dans le cas bien

précis du théâtre concentrationnaire dawsonien, et particulièrement de ce sketch de l’Opération, le prisonnier-artiste peut être le poète, animé de l’élan de l’esprit créateur et porteur de l’utopie libérationniste de toute une conjoncture, celle des mouvements marxistes

révolutionnaires sud-américains à la fin de XXe

siècle. Par l’acte d’écriture artistique auquel il s’adonne dans le périmètre d’une trêve théâtrale, il crée la pré-figuration de sa reconquête des protéines, de la vie et de la puissance. À travers la sienne propre, cette reconquête se préfigure

546 Id..

en réalité pour tous ses camarades opprimés présents dans le théâtre, inclus dans la communauté cathartique de l’exception ; ainsi que, dans une plus large mesure, la reconquête d’une liberté hors des contraintes institutionnelles du camp pour tous les individus présents devant y servir une fonction. La trêve s’avère le symptôme d’une oppression collective, et l’espace de subversion ménagé ; l’élan créateur, la manifestation concrète de la puissance de subversion et le déploiement de la dynamique émancipatrice ; l’humour noir la forme par laquelle s’exerce la catharsis, et donc le moyen par lequel elle s’autorise.

Or évidemment, c’est dans une dimension utopique, c’est-à-dire en dernier lieu universelle qu’il faut entendre cette pré-figuration. L’utopie concrète du socialisme libérationniste est celle d’une société égalitaire, d’une émancipation totale des opprimé·e·s et des oppresseur·se·s ; c’est la tâche qui incombe au poète révolutionnaire et à son activité de

création548. Néanmoins, à l’application au théâtre concentrationnaire, les mots choisis par

Martínez et que je reprends ici semblent forts : ils impliquent en effet d’en soutenir la lecture comme pré-figuration de l’utopie concrète socialiste, mais aussi d’envisager ces pratiques de trêve comme la prophétisation même de l’abolition des classes (ou, pour l’adapter plus spécifiquement à cet objet, de l’abolition des fonctions sociales d’oppression imposées aux individus) − hissant dès lors le phénomène de résistance théâtrale, par la reconnaissance de sa fonction utopique extrêmement opérante, au rang de pré-figuration parmi les plus abouties de cette utopie concrète. S’il était cependant besoin de soutenir une telle thèse, il serait alors nécessaire de reconnaître à cette fin l’institution concentrationnaire chilienne en tant qu’émanation du capitalisme. De reconnaître, donc, les « usines et fabriques de la mort » implantées au Chili − comme ailleurs dans le continent - comme l’œuvre d’un régime

autoritaire néo-libéral549 officiant comme extension de l’impérialisme capitaliste nord-

américain et global, en répression d’un projet d’une transition économique et politique vers le socialisme qui s’opposait à ses intérêts. D’accepter, enfin, le postulat marxiste selon lequel

« le capital », épuisant la Terre et l’Homme, « est la négation de la vie elle-même »550 ; et que

l’implantation d’un système concentrationnaire à grande échelle sert cette fin, dépossédant

548 « Nous estimons que la tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur. », A. Breton, D. Rivera et L. Trotsky, « Pour un art révolutionnaire indépendant », dans La Clé des champs, Le livre de poche, Paris, Société Nouvelle des Éd. Pauvert, 1991, p. 47-48.

549 « Les années 1970 ont représenté, pour l’Amérique latine, l’imposition d’un modèle économique, politique et culturel qui a renforcé les consortiums transnationaux. Un modèle imposé grâce à la collaboration indéniable entre le gouvernement américain et les juntes militaires latino-américaines, comme le prouve le rapport Rockefeller sur l’Amérique de 1969. (...) Cette dette insupportable (passée de 27 milliards à 231 milliards de dollars) a été le résultat d’une relation étroite entre l’Atlantique Nord et les néfastes dictatures militaires. La théologie et la philosophie de la libération apparaissent prophétiquement dans ce contexte comme les expressions d’un « christianisme de la libération » (Löwy) qui tenait tête aux dieux de la mort, aux idoles du capital et de la barbarie. ». in L. Martínez Andrade, Religion sans rédemption,

op. cit., p. 121. 550 Ibid., p. 110.

l’individu de son identité nominale pour le réifier d’un matricule, le réduisant par le travail forcé au rang de pure force de production. « Cependant », ajoute Martínez, « le processus de réification n’est pas seulement matériel, il est aussi idéologique. Les structures symboliques − langage et imaginaire, pour ne citer que quelques exemples − expriment la dynamique du

système »551. Quand à l’idéologie autoritaire militaire capitaliste et à ses structures

symboliques, l’élan créateur subversif du poète oppose des formes, des fictions et des dispositions de réappropriation du réel, il contre et mine le processus de réification ; il préfigure l’émancipation de toutes les victimes et de tous les bourreaux de l’ordre qu’il impose avec toute la force de sa violence.

À traiter de pratiques si ponctuelles de théâtre concentrationnaire, la vaste portée de cette hypothèse pourra déconcerter. Néanmoins, dans toutes les versions de ce sketch, la présence d’un registre libérationniste et messianique se décèle et se défend, et fait signe vers une fonction utopique paradigmatique. Acte prophétique il y a, dans la version de l’Homme Nouveau, ancré dans le répertoire des figures du socialisme. Pré-figuration d’une utopie libérationniste concrète il y a, à l’œuvre, dans les deux autres versions ; et qui se lit qui plus est, dans Le Cœur de vache, comme la performance d’un acte quasi eucharistique, action de grâce rituelle par laquelle l’utopie passe à se réaliser.

Tout au long de l’expérience de l’Unité Populaire, celles et ceux qui deviendront les prisonnier·e·s politiques habitent un projet révolutionnaire qui les habite en retour ; leurs résistances et leurs trêves théâtrales doivent donc pouvoir être envisagées comme la continuation, ou le symptôme, de celui-ci. Dès lors, dans une perspective ontologique plus critique encore, le « Principe Utopie » inhérent au projet d’émancipation socialiste et incorporé par ses militant·e·s peut – et, à mon sens, doit – à présent constituer un instrument fondamental pour l’analyse et la compréhension des œuvres théâtrales concentrationnaires en tant que forme.

CONCLUSION

D

U MORAL AU POLITIQUE

:

LE THÉÂTRE CONCENTRATIONNAIRE COMME

«

HISTOIRE FAITE CORPS

»

À ce jour, le traitement indigène, médiatique et scientifique des théâtres concentrationnaires s’est essentiellement consacré à faire mémoire de leurs objets et leurs pratiques en tant qu’elles constituent des démonstrations, exemplaires car extrêmes, de culture et d’humanité. Les deux moments de l’Histoire auxquels je me suis référé dans ce travail – l’Holocauste et la dictature chilienne – ont vu naître dans les institutions concentrationnaires édifiées par le régime de répression des activités théâtrales, clandestines ou autorisées, aux formes et aux fins très diverses ; et chacune de ces initiatives, inscrite dans des processus de survie et de reconquête identitaire, apparaît évidemment comme un geste de résistance à l’entreprise de réification que servent lesdits systèmes. C’est cependant la nature « spontanée » de telles initiatives qu’il convient d’interroger : derrière les apparents « hasards » de leurs survenues peuvent – et, pour leur bonne compréhension, doivent – être mises au jour un certain nombre de logiques sociales, autant de « facteurs ayant doté une personne d'un habitus qui, dans une situation exceptionnelle, la rend capable de produire un

comportement couronné de succès »552. Aussi divers soient-ils, les phénomènes théâtraux

dans les camps procèdent en réalité de constructions politiques et culturelles incorporées par

552 G. B

les sujets concentrationnaires en question selon de multiples logiques d’appartenance ; constructions qui prédisposent pour ainsi dire les individus à mener une lutte continue contre l’oppression, et à pouvoir concevoir l’art comme un moyen de résistance. Le cas chilien appelle tout particulièrement à ce que tout examen scientifique des théâtres concentrationnaires s’efforce de déterminer les logiques présidant à ces constructions, seuls opérateurs permettant de comprendre leur survenue un peu partout sur le territoire à l’initiative de très nombreux·ses prisonnier·e·s politiques. Lorsque des artistes de théâtre professionnel·le·s ou à tout le moins expérimenté·e·s poursuivent dans le camp une activité artistique, la première construction qui se fait jour est évidemment celle de l’appartenance professionnelle. La pratique du théâtre dans et contre l’institution concentrationnaire a valeur de réappopriation identitaire : elle permet à l’individu de se ressaisir d’un système de maîtrise de soi-même, de réaffirmer pour soi et pour autrui une image cohérente et continue avec celle d’avant le camp, ou qui le soit à tout le moins au fil de l’expérience concentrationnaire et au- delà – à travers les épreuves de la libération, du retour « parmi les vivants », du souvenir et du témoignage. Mais beaucoup d’autres n’avaient jamais fait de théâtre avant le camp. Le recours à l’art comme résistance procède pour eux d’une autre incorporation : celle d’une utopie politique, d’une théorie et d’une praxis militante. Après avoir soutenu le projet socialiste chilien au sein des campagnes et du gouvernement de l’Unité Populaire, après que la dictature militaire les a traqué·e·s, torturé·e·s et incarcéré·e·s pour ces appartenances, la pensée utopique qu’ils ont porté les portent à son tour à faire de l’art l’instrument d’un détournement de l’institution répressive. Pour eux, le théâtre des camps est la démonstration de leur intelligence, de leur culture, de leur humanité face à la violence et la barbarie ; il démontre avant tout le ressaisissement d’une identité de lutte et l’incorporation d’un principe directeur pour l’action humaine, celui d’un combat pour l’émancipation de toute aliénation. Par le théâtre, les prisonnier·e·s-artistes reprennent possession d’une agentivité ; i·e·ls détournent la structure concentrationnaire en y ménageant des lieux de création d’art et des espaces de communauté éphémères ; i·e·ls reconfigurent l’expérience du temps et les rapports sociaux en leur restituant un sens. Le théâtre concentrationnaire permet une réappropriation existentielle ; mais celle-ci ne s’exprime pas tant en termes spitiruels et moraux, qu’en termes politiques, car procédant directement de constructions politiques.

Cette recherche propose un premier décentrement du regard : le chercheur ne saurait se contenter des catégories indigènes essentialistes et existentialistes pour expliquer le théâtre concentrationnaire. Si créer peut servir à survivre, le postulat d’un besoin humain de l’art est insuffisant pour l’expliquer : c’est comme moyen et comme produit de structurations

politiques des individus et des collectifs que le théâtre se dote d’un sens pour l’existence. Ce mémoire est le premier effort d’un indispensable travail d’explication politique et sociologique de phénomènes artistiques et sociaux trop souvent étudiés d’un point de vue psycho-moral. Cette redirection du travail scientifique du moral au politique induit une première redirection majeure dans le champ historiographique chilien, en tant qu’elle implique de reconnaître les pensées politiques et théologales du courant socialiste latino- américain comme autant de processus de construction des individualités et des groupes dont l’élucidation est essentielle pour réévaluer la place qu’occupent les expériences théâtrales concentrationnaires dans le champ de l’histoire politique et sociale du pays. En poussant plus avant encore à l’avenir l’étude des institutions théoriques de la gauche révolutionnaire

chilienne dans les années précédant le Coup d’État – cette « histoire faite chose »553 – un tout

autre regard sur la dictature et son système de répression est appelé à se faire jour : une compréhension des résistances que lui opposent les prisonnier·e·s politiques comme une

« histoire faite corps »554 en eux, qui agit et réactive une utopie contre l’institution qui la

réprime.

L

ES COMMUNAUTÉS DE LA TRÊVE DANS LE CHAMP DE L

’H

ISTOIRE

Par les rapports inter-personnels, les dispositions groupales et les actions collectives qu’elle a mis au jour, cette enquête conduit à envisager une autre redirection du regard historiographique, sur l’institution de répression cette fois-ci – et, par extension, sur le système dictatorial dans son ensemble. Le cas Dawson a permis d’établir un constat, d’ores et déjà extensible à d’autres camps du pays, et à d’autres pratiques concentrationnaire du théâtre : celui de nettes dispositions collectives et structurelles aux exceptions théâtrales. Les pratiques dawsoniennes dépendent essentiellement de dispositions de coopération de l’encadrement militaire à la réalisation des créations théâtrales, et d’autorisation de moments de trêves pour le théâtre. Ces dispositions individuelles et structurelles à l’inflexion du régime concentrationnaire, voire à la dissidence par rapport à l’institution témoignent en réalité d’un besoin de trêve partagé par militaires et prisonniers ; besoin motivé par un rapport au projet de

553 P. B

OURDIEU, « Le mort saisit le vif [Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée] », op. cit., p. 6. 554 Id..