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À toutes les singularités méthodologiques auxquelles m’astreignent mes propres

caractéristiques et celles du groupe étudié s’ajoutent de nombreux autres paramètres liés au cours de la recherche, et qu’il importe de souligner. Le présent mémoire est le fruit d’une enquête dont la nature est pour moi inédite. N’ayant initialement d’autre formation

sociologique que la lecture de quelques ouvrages servant de garde-fou méthodologique59, c’est dans le cadre de mon travail de terrain, puis de mon processus d’écriture au long terme que je me suis formé, en dialogue avec ma directrice de recherche qui m’a procuré tout au long de mon enquête un soutien rapproché et un retour critique constant, et m’a accompagné dans la tenue de certains de mes entretiens sur le terrain. Je dois également à David Garibay, lors de mon premier travail de Master 1, un apport méthodologique essentiel quant à l’approche politiste et les problématiques de rédaction propres aux disciplines des sciences sociales. Une méthode d’enquête qualitative par entretiens semi-directifs s’est progressivement imposée, appelée à se dérouler au contact des témoins, c’est-à-dire principalement au Chili-même, mais aussi dans une multitude de « points de chute » de leurs exils de part le monde ; et à s’effectuer, principalement, en castillan (à l’exception, parfois, d’échanges en français ou en anglais). Malgré une très bonne maîtrise de la langue espagnole, la contrainte allopohone me soumettait néanmoins dans le déroulé des entretiens à l’expérience d’obstacles occasionnels, relatifs à l’emploi systématique de modismes, ou aux embûches des accents. Je me trouvais ainsi le plus souvent contraint de privilégier la conservation d’une fluidité et d’un sentiment d’intimité dans le dialogue à la compréhension exhaustive dans le vif.

Au temps de l’entretien succédait un travail de retranscription dans la langue source, suivie d’une opération de traduction vers le français. Ces deux étapes, d’une grande fertilité interprétative, me confrontèrent à leur tour à un certain nombre d’écueils méthodologiques – dont le risque, par exemple, d’un biais de sur-personnalisation du matériau au cours de ce traitement. Pour tenter de réduire cet éventuel trop-de-subjectivité, j’expérimentai par la suite une autre méthode de traduction des entretiens du terrain dawsonien (qui font l’objet du présent mémoire) dans leur forme déjà transcrite. Des traducteur·ice·s extérieur·e·s, toutes et tous hispanophones de naissance ou de formation académique, effectuèrent en mai 2017 la « contre-traduction » d’une transcription chacun·e ; aucun·e n’avait fait ni la rencontre de l’enquêté en question, ni l’expérience de la situation d’entretien. Tous les éléments propres à cette expérience, herméneutiquement essentiels, leur étaient donc inaccessibles : lieu de déroulement et conditions du choix de celui-ci, hexis des enquêtés et modalités de théâtralisation vocale et gestuelle du témoignage, émotions partagées entre enquêteur et enquêtés en certaines occasions de récit. Au regard du matériau final, ces deux modes de traduction ne produisirent la plupart du temps que des différences minimes, et aucune

59 J. Copans et F. de Singly, L’enquête ethnologique de terrain: l’enquête et ses méthodes, Paris, Armand Colin, 2011 ; A. Blanchet, A. Gotman et F. de Singly, L’entretien, s. l., A. Colin, 2007 ; D. Cefaï (éd.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003

embûche majeure sur le plan de l’interprétation. La comparaison me permit néanmoins de comprendre que la prise en charge par l’enquêteur-même de toutes les phases du processus de traitement du matériau d’entretien était nécessaire, et le résultat de ce processus complet bien supérieur en qualité.

La conjoncture dans laquelle je mène cette enquête dispose pour ainsi dire au témoignage – même si persistent de fortes inégalités quant à l’exposition médiatique au sein- même de la communauté des victimes, et plus largement de nombreux rapports de pouvoir symbolique. Une recrudescence des actions de lutte pour la mémoire des violations commises par la dictature militaire a ainsi été portée dans les dernières années par un champ militant. Les enquêté·e·s sollicité·e·s sont donc, par leur propre expérience ou par l’expérience partagée de leurs camarades de lutte, d’ores et déjà disposé·e·s à produire des témoignages par elle·ux-

mêmes, ou s’y trouvent disposé·e·s de par leur appartenance au groupe moral60 en question.

On trouve des exemples de ces dispositions groupales à témoigner à des échelles extrêmement diverses, allant de l’activisme mémoriel (manifestations, blocages, grèves de la faim) à la constitution de sites de mémoire, ou de productions documentaires autoproduites jusqu’à des productions à la diffusion bien plus massive (tels les films de Patricio Guzmán, sélectionnés et primés à Cannes). Ces témoignages ne sauraient suffire à délimiter l’objet qui m’occupe ici, et moins encore à l’approfondir ; mais ce contexte oblige à prendre en vue la situation d’entretien à l’aune des mécanismes d’interpénétration des consciences qui s’y rejouent, tant dans la matière même des récits que dans la performance de témoignage. Si elle facilite certainement la prise de contact avec les enquêté·e·s, cette pré-disposition des membres du groupe social des anciens prisonnier·e·s à témoigner agit avec grande influence sur le contenu et les motivations de cell·eux-ci, et cette disposition comme ses conséquences font partie intégrante de l’analyse que je propose.

Un des principaux réseaux de contact avec les enquêté·e·s au cours de cette recherche fut celui des associations d’ancien·ne·s prisonnier·e·s politiques (U.N.Ex.P.P., M.E.P.P.A., A.N.E.P.P., et autres organismes aux échelles régionales et locales), agrupaciones appartenant au champ militant (principalement des O.N.G.) et œuvrant sur tout le territoire national et dans le débat global à la reconnaissance des violations des Droits de l’Homme perpétrées par la dictature militaire. Ces chemins d’enquête ont une incidence majeure sur la tenue des entretiens, où l’on observe la réactivation des valeurs politiques et morales que revendiquent les enquêtés. La période post-dictatoriale, dite de la transition démocratique, a

60 Pour reprendre la terminologie très adéquate de Maurice Halbwachs, in M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses universitaires de France, 1925.

majoritairement consisté à mettre en œuvre ce que Sandrine Lefranc qualifie de politiques du

pardon61, soit l’application d’un retour à la démocratie négocié avec l’ancien régime militaire,

et selon des termes préservant légalement les dignitaires et les principaux exécutants. Au motif de la réconciliation nationale, ce discours a frappé d’une omertà durable la parole publique, et peu de nuances existent hors du clivage strict entre « les deux camps ». Bien que leurs parcours et leurs dispositions individuelles (notamment sur ce qui concerne le théâtre concentrationnaire) puissent être retracées « en creux » dans les récits des ex-détenu·e·s, les témoignages des militaires eux-mêmes sont pour ainsi dire inaccessibles. Le contexte socio- politique associe ainsi très souvent le témoignage à une démarche militante, et conçoit la situation d’entretien comme un porte-voix. Dès lors, que l’enquêteur·ice le souhaite ou non, l’enquête sociologique se pare de facto de cette fonction, et ce « biais moral » et militant est à prendre en compte à toute force dans l’analyse des productions de récit.

Le déroulé de l’enquête a reposé sur une démarche en boule de neige, méthode extrêmement bénéfique pour connaître « par l’intérieur » les réseaux de socialisation de la population enquêtée – qui m’a permis, par exemple, de prendre connaissance des socialisations conflictuelles entre les divers individus et sous-groupes. Les enquêtés m’ont ainsi souvent spontanément recommandé tel ou tel autre témoin, prenant volontiers appui sur une modélisation écrite (texte ou croquis) des liens les unissant les uns aux autres au sein du groupe, et consignant également leurs informations de contact. J’ai ainsi pu recouper très rapidement les liens d’appartenance, et obtenir une bonne visibilité de l’état actualisé des groupes et sous-groupes des anciens détenus politiques – et donc, développer une plus grande flexibilité quant aux attitudes à adopter selon les diverses configurations de la situation d’entretien. Les réseaux sociaux (Facebook, Messenger et WhatsApp) ont aussi été d’une utilité majeure, qu’il s’agisse des prises de contact de ma part ou de messages de la part des des enquêtés mêmes, et permirent de me faciliter les rencontres et de me proposer une connaissance numérique des divers groupes sociaux du souvenir pour m’y insérer. Ces mises en réseaux ont nettement facilité ma progression, puisque chaque nouvelle prise de contact se voyait simplifiée à mesure qu’augmentait le nombre de mes amitiés numériques avec d’autres individus et organismes du même groupe social. Elles ont aussi œuvré, à mon sens, à l’instauration d’une dynamique relationnelle d’ordre intime dès la première rencontre, que je mets autant au compte de tutoiement d’usage en espagnol chilien que de la relation (ou plus

exactement l’impression) de proximité instaurée par ces outils, et que je ne sais encore trop à quel titre analyser.

Bien qu’adoptant une approche clairement qualitative, un impératif de quantité s’est néanmoins présenté à moi. Il tient à la fois à l’étendue géographique désirée de mon terrain à l’échelle d’une thèse, et aux problématiques soulevées par les biais propres à la démarche en boule de neige et à l’interpénétration des consciences au sein du groupe moral des enquêté·e·s. Les questions adressées en entretien avaient pour objectif de retracer, d’une part les contours des objets artistiques en question, et d’autre part les pratiques en jeu dans leur élaboration. À ce titre, j’ai parfois pêché par rigidité, restant trop focalisé sur l’objectif de déterminer/corroborer des événements supposés face à des enquêtés présentant généralement une propension aux épanchements et aux digressions difficiles à contenir. Il m’est enfin arrivé, dans le cours de certains entretiens – et ce, de plus en plus à mesure que mon étude de cas sur Dawson produisait de la matière documentaire – de recourir à l’emploi d’objets (photographies, reproductions artistiques a posteriori ou produites pendant la détention) à la fois comme supports de remémoration, comme instruments thérapeutiques, et comme preuves d’un réel passé.

L’étude de cas dawsonienne, indispensable étape dans l’élaboration de l’enquête à long terme, m’a permis de prendre acte d’un enjeu méthodologique de taille : celui de parvenir à approcher de futur·e·s enquêté·e·s sans que l’interpénétration des consciences et les affinités au sein de ce groupe resserré ne jouent en ma défaveur dès la prise de contact avec l’un·e d’entre elle·ux. Une enquête est bruyante, et le bruit que cause le chercheur, les échos qu’en répercutent les agents dans les réseaux de socialité environnants risquent parfois d’entraver son bon déroulement. Quelles précautions prendre, et avec quels outils ? Dans l’intervalle entre le terrain et la rédaction de ce mémoire, dans le temps du premier traitement théorique donc, un autre écueil s’est fait jour : comment faire opérer le travail relativisant des sciences sociales à notre étude, sans qu’opère dans le même temps le processus de banalisation des phénomènes dont elle s’accompagne ? Quel positionnement adopter à l’avenir avec nos témoins face aux conclusions, encore inconnues, de la recherche, alors même qu’il nous faut donner suite à l’enquête au sein-même de cette communauté, qui me connaît et qui m’attend de plus en plus ?

Ce travail s’attache à retracer une histoire qui n’a pas été écrite, et qui se situe à la croisée de l’histoire du théâtre et des arts et de l’histoire politique et militante. Dans le champ historiographique chilien, elle a peu voix au chapitre et a surtout été écrite à l’initiative des

concerné·e·s. L’étude de ces pratiques artistiques doit passer par l’analyse de structures sociales d’action collective, numériquement réduites, fédérées par une identité politique et militante qui se fractionne elle-même en une pluralité de sous-groupes sociaux, et qui répondent à des règles culturelles divergentes en des points bien particuliers. Une telle entreprise repose sur le recours au terrain, et sur l’exploitation épistémique du récit comme appareil historien ; mais le choix d’effectuer cette enquête au moyen d’un travail biographique est un positionnement qu’il importe enfin d’expliquer, et dont la prise en compte permet de saisir l’orientation théorique qu’une telle approche donne à la recherche.