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À propos de quelques concepts

3. Le temps, l’histoire

Étudier les relations que des groupes sociaux entretiennent avec et dans un espace et un milieu par eux appropriés n’est possible que si l’on met en relation cet espace avec un temps dans lequel il est inscrit. Si l’on ne peut développer de relations sociales que dans un espace donné, on ne peut le faire également que dans un temps donné. Parce que construire du lien social revient à construire un milieu, ce dernier ne peut naître et se développer que dans un espace et un temps qu’il contribue à définir. Ainsi, toute inscription dans un milieu impose une inscription simultanée dans un espace et dans un temps donnés. Si l’on résume ce qui a été vu précédemment, chacun des trois faisant partie intégrante de la Personne, aucun ne lui préexiste, et chacun est l’une des conditions essentielles à la construction des deux autres.

156 Jean-Claude Quentel, Séminaire de DEA, 2002-2003 (notes personnelles).

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C’est là la condition sine qua non de la possibilité pour tout homme de vivre et dire son histoire car, ainsi que l’affirme henri Lefebvre, « s’il y a production et processus productif d’espace, il y a histoire »158.

Construire sa propre histoire exige de se constituer comme son point d’origine, c’est-à-dire d’originer le temps, l’espace, le milieu. Grâce à la capacité d’abstraction et de récapitulation qui est en chacun de nous, nous sommes aptes à nous échapper du temps naturel afin de lui appliquer un traitement culturel et l’ordonner, le structurer, en du temps social :

« Parce que nous sommes capables de nous originer, c'est-à-dire de nous donner le temps, de nous mettre hors du temps, d’en nier les frontières naturelles, nous ne cessons de nous abstraire de la successivité de notre devenir vital, sans jamais le quitter, pour y introduire cette origination

et en faire un devenir qui dans sa successivité même se récapitule »159.

Récapituler le temps revient donc à construire de l’histoire, à la condition toutefois de ne pas confondre temps social et temps historique. Le temps dans lequel nous nous inscrivons et développons de la relation n’est assurément pas le temps de l’historien. Il ne s’agit nullement d’un temps que nous découpons en une succession de tranches bien définies par un début et une fin. Ce temps est un temps social qui ne suit aucune chronologie et qui ne nous préexiste pas puisqu’il ne peut exister hors de nous. Autrement dit, le temps social n’existe pour nous que dans la mesure où nous y sommes inscrits :

« Il n’y a de temps pour moi que parce que j’y suis situé, c'est-à-dire parce que je m’y trouve déjà engagé, (…) Il y a du temps pour moi parce que j’ai un présent »160.

En d’autres termes, il y a un temps pour moi parce que je suis capable de le récapituler pour en faire de l’histoire en m’y posant comme point d’origine. S’il y a un temps pour moi parce que j’ai un présent, c’est parce que je l’ai originé en originant un « maintenant », comme j’ai originé un espace en originant un « ici », et comme j’ai originé un milieu en originant de l’« ainsi ». Je les ai posés comme point de départ de mon histoire personnelle

158 Henri Lefebvre, La production de l’espace, op.cit., p. 57.

159

Jean-Luc Brackelaire, « Le corps en personne … à la frontière naturelle de la sociologie, La personne et la

société, op.cit., p. 109.

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dans le même temps que je me suis moi-même posée comme son point de départ absolu. En procédant de la sorte, je les ai opposés à un monde qui m’avait été imposé pendant l’enfance, et dont je ne veux plus parce qu’il n’est pas mien et que je ne peux y construire ma propre histoire :

« Nous constituons notre devenir en niant (…) les frontières de l’univers où nous vivons. On substitue à cet univers le temps mesuré, l’espace circonscrit, le milieu déterminé qui sont nôtres et qui sont toujours sujets à contestation »161.

L’idée qui est défendue ici se trouve donc à l’opposé de celle de Maurice Halbwachs

pour qui l’histoire « se place hors des groupes et au-dessus d’eux »162 puisqu’elle postule qu’il

ne peut exister d’histoire en dehors de nous. Selon Jean Gagnepain, il n’est effectivement pas d’histoire possible en dehors de la Personne, et réciproquement. On entre dans l’histoire en entrant dans la capacité d’en créer, ce qui nécessite de notre part d’être capables de nous poser comme point d’origine de notre propre histoire. Ceci ne veut pas dire que rien n’existait avant nous, ni même que seule la Personne est dans l’histoire ! L’enfant est toujours dans l’histoire, mais il n’y contribue pas ! Ou, plutôt, comme le dit Jean-Claude Quentel, « à cette histoire,

l’enfant ne participe que par procuration »163, et tant qu’il est dans l’imprégnation il est dans

l’histoire de son entourage. En émergeant à la capacité d’abstraction, il devient capable de s’extraire de l’espace-temps-milieu de son entourage. Une fois acquise la capacité de Personne, l’ex-enfant devenu adolescent – du moins dans nos civilisations modernes occidentales – doit se poser lui-même comme point d’origine, comme point de départ à cette histoire qui est dorénavant la sienne et dont il va devenir l’auteur et l’acteur. Il n’est pas d’histoire propre dont on ne soit à l’origine, ce qui explique cette tentative de meurtre du Père,

toujours renouvelée mais jamais achevée, et de tout ce qui constituait son histoire164. Cela

étant, cette mise hors du temps, de l’espace et du milieu d’un entourage « rejeté » n’empêche nullement l’adolescent d’y revenir au moins en partie pour en reprendre à son compte ce qui lui « convient ». Il se l’approprie alors, notamment par la négociation et le réaménagement

161 Jean Gagnepain, Séminaire Histoire, op.cit., p. 37.

162 Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France, collection Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1967 [1950], version en ligne numérisée par les éditions Les Classiques des Sciences Sociales, collection Les auteur(e)s classiques, p. 46. Consulté le 21 août 2010 : http://classiques.uqac.ca/classiques/Halbwachs_maurice/memoire_collective/memoire_collective.html.

163 Jean-Claude Quentel, L’enfant. Problème de genèses et d’histoire, op.cit., p. 272.

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d’un certain passé, lui-même déjà négocié et réaménagé par d’autres avant lui. Car, si notre histoire présente est fonction des histoires passées dans lesquelles nous avons été inscrits, il n’en reste pas moins que c’est en nous créant un « maintenant » qui nous est propre que nous pouvons donner naissance à un passé qui nous est propre et envisager notre propre « à-venir » :

« (…) se mettre en dehors du temps pour « ressaisir » ce devenir vital, pour l’assumer toujours à nouveau à partir d’une position propre, qui fait du maintenant que nous sommes un point de repère absolu, un toujours, auquel l’avenir nous ramène et dont provient le passé, et donner ainsi

sans cesse à notre vie la cohésion personnelle d’une histoire »165.

En résumé, récapituler le temps revient à « récapituler un avenir à partir de notre

présent et d’un passé reconstruit »166.

Pour conclure ces quelques remarques, on gardera à l’esprit qu’il ne peut y avoir d’espace-temps-milieu hors de la Personne : en acculturant l’espace et le temps, l’être social se donne ses propres repères spatio-temporels, lesquels sont fonction des diverses situations qu’il vit au quotidien, et qui conditionnent également ses manières d’être, de dire et de faire. La réciproque est vraie également : il ne peut y avoir de Personne hors d’un espace-temps-milieu. Chacun fait partie intégrante de l’autre par le jeu d’une mutuelle appropriation qui rend chacun définitoire de l’autre.

Partant de là, il va de soi qu’à chaque fois que sera étudiée dans cette thèse la façon dont les rappeurs mettent en mots leur relation à leur(s) territoire(s), sera nécessairement étudiée dans le même temps la mise en mots de leur appropriation d’(un) espace(s)-temps-milieu(x). Tout ce travail sur la question de l’appropriation du territoire sera en fait un travail d’analyse sur la façon dont ces jeunes s’inscrivent dans de l’histoire. Faisant siens les propos de Dominique Bodin et d’Éric Debarbieux, « non que nous croyions naïvement que le présent répète ou explique le passé, mais parce que peut-être le passé peut nous aider à poser

autrement les questions du présent »167, cette recherche interrogera particulièrement la façon

165 Jean-Luc Brackelaire, « Le corps en personne … à la frontière naturelle de la sociologie », op.cit., p. 128.

166 Jean Gagnepain, Séminaire Histoire, op.cit., p. 22.

167

Dominique Bodin, Éric Debarbieux, « Le sport, l’exclusion, la violence » in Sports et violences, Dominique Bodin (dir.), Paris, Chiron, collection Sports Études, 2001, p. 13-34 (p. 13).

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dont l’inscription des rappeurs dans le présent leur permet de bâtir leur propre histoire en la récapitulant à partir d’un passé reconstruit.

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Chapitre II

L’appropriation du territoire