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L’appropriation du territoire par la personne

4. Appropriation de l’espace et distinction sociale

A. L’espace, facteur de classement social

a. Réputation et classement social.

Le toponyme, comme le patronyme, assure une fonction classificatoire par la différence qu’il concrétise. Certains prénoms ou noms de famille peuvent vous classer, notamment dans une classe d’âge, ou une classe sociale. Ainsi, les prénoms Sue-Ellen (de la série Dallas) ou Johnny ne vous classent pas dans la même « case » sociale que François-Xavier, à plus forte raison s’il est suivi d’une particule. Il en va de même pour les pseudonymes des rappeurs. Par exemple, les termes « ghetto », « téci », ou « street », génèrent, dans l’esprit des rappeurs et de leurs fans, mais aussi dans celui des non-rappeurs, la construction de représentations sociales à la fois du territoire et de ses habitants. Se construire un nom en y incluant ces termes revient à construire et véhiculer des images mentales de soi. En définitive, avant même de chanter leurs textes, les rappeurs se racontent ou, du moins, racontent une partie d’eux en tant que rappeurs, dans leur pseudonyme. Leur nouveau nom fait sens car il les situe socialement. Chaque pseudonyme individualise son titulaire et en fait

308 Clément Chaillou, « Mokobé : “Le rap fait partie du patrimoine du 94” », Le Parisien [en ligne], 10 juillet 2014. Consulté le 25 octobre 2014 : http://www.leparisien.fr/espace-premium/val-de-marne-94/le-rap-fait-partie-du-patrimoine-10-07-2014-3989827.php

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un être unique, certes, mais à l’intérieur d’un espace-temps-milieu défini car délimité socialement. Cet espace-temps fait alors office de marqueur social et classe ses habitants à leurs yeux, aux yeux de leurs pairs, et aux yeux des autres. Alors qu’ils sont très souvent dans la provocation et donnent l’impression de ne pas tenir compte du jugement des autres, il s’agit bien chez eux, tout à la fois à travers les textes et les patronymes, de la construction d’une

identité ternaire : identité pour soi, aux yeux des autres et sous jugement d’autrui309.

Ici encore, la classification de l’être social par l’évocation de son territoire n’est pas un

processus propre au rap310. Évoquer le département 92 ne génère pas les mêmes

représentations qu’évoquer Neuilly qui, pourtant, fait partie de ce département ; il en va de même lorsque l’on évoque Nanterre et le quartier de la Défense. De même, on ne vous classe pas de la même façon selon que vous résidez à Biarritz, à Cannes ou à Roubaix. Ainsi, notre réputation est totalement solidaire de celle de notre territoire et, selon les cas, « faire partie de

tel ou tel quartier nous honore ou nous déclasse »311. D’ailleurs, Pascal Blanchard, dans un

récent rapport remis au Ministre de la ville insiste sur la nécessité de « changer l’image des quartiers défavorisés » pour modifier, entre autres, l’image que l’on peut avoir de leurs habitants312.

Dans le même temps, si le territoire façonne ses habitants et les positionnent socialement, il est aussi et toujours le produit de ceux-là mêmes qui se l’approprient. Il incombe donc à ceux qui l’ont construit de le prendre en charge, notamment en lui attribuant une place parmi tous les autres espaces sociaux déjà « en place ». Autrement dit, si le territoire classe ses habitants socialement, la réciproque est également vraie :

« Le quartier chic, tel un club fondé sur l’exclusion active des personnes indésirables, consacre symboliquement chacun de ses habitants en lui permettant de participer du capital accumulé par l’ensemble des résidents ; au contraire, le quartier stigmatisé dégrade symboliquement ceux qui l’habitent, et qui, en retour, le dégradent symboliquement, puisque, étant privés de tous les atouts nécessaires pour participer aux

309 Nathalie Heinich, L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La découverte, collection Armillaire, 1999.

310 Julie Deville, « Investir de nouveaux territoires à l’adolescence », Sociétés et jeunesses en difficulté [en ligne], n°4, automne 2007. Consulté le 26 novembre 2010 : http://sejed.revues.org/index1633.html

311 André Sauvage, L'habitant raisonnable - Élaboration culturelle de l'espace urbain, op.cit., p. 880.

312

Pascal Blanchard, « Histoires, patrimoine et mémoires dans les territoires de la politique de la ville », Paris,

La documentation française, Rapport remis au Ministre de la Ville, octobre 2013. Consulté en ligne le 07

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différents jeux sociaux, ils n’ont en partage que leur commune

excommunication. »313

Ainsi, lorsque les « bobos » décident de venir s’installer dans certaines villes de la

Seine-St-Denis, dans les quartiers « élus » les prix des logements montent en flèche314. En

revanche, pour peu qu’une population mal considérée vienne s’installer dans tel ou tel quartier, ce dernier verra sa cote de popularité baisser. Ainsi, les quartiers dits sensibles doivent en partie « leur image de marque » à leurs habitants.

Les rappeurs sont parfaitement conscients de la réputation qu’ils traînent derrière eux,

et ils savent pertinemment que l’image de « bad boys »315 que certains d’entre eux – mais ça

n’est pas la majorité – prennent grand soin d’entretenir s’étend à leur quartier. Booba indique qu’il a très bien compris ce phénomène lorsqu’il affirme que « si je traîne en bas de chez toi,

je fais chuter le prix de l’immobilier »316. En définissant l’identité sociale de leur territoire, les

rappeurs en construisent une image aussi bien aux yeux de ceux qui sont dedans qu’aux yeux de ceux qui restent dehors. Choisir de nommer un territoire « Boulbi » plutôt que « Boulogne Billancourt », ou le « 9.3 » plutôt que le « 93 », convoque dans les esprits des représentations différentes qui sont fortement influencées par le nom lui-même, mais aussi et surtout par la personne qui l’a choisi. Boulbi a été construit « à l’image » de son créateur qui, en lui donnant une identité nécessairement différente de celle de Boulogne Billancourt, en a construit une représentation étroitement liée à sa propre personnalité. Aussi, dans le monde du rap français, entendre « Boulbi » revient systématiquement à entendre « Booba ».

Cela dit, il est bien évident que cette réputation n’est pas le seul fait des rappeurs. Les médias offrent suffisamment d’exemples pour que l’on sache que les cités dites sensibles concernent de nombreux jeunes, adolescents ou pas, autres que les rappeurs. Il se crée ainsi un effet boule de neige propice à la stigmatisation « intérieure » comme « extérieure ». En effet, si les médias donnent une image extérieure de ces quartiers, celle-ci, par le jeu d’une sur-médiatisation, atteint leurs habitants en s’imposant dans leur esprit. Par conséquent, le regard négatif que les autres portent sur eux modifie négativement celui qu’ils portent sur

313 Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », La misère du monde, Paris, Seuil, collection Libre Examen, 1993, pp. 166-167.

314 Lucie Bouzigues, Maud Damas, « Montreuil, ce n’est plus le bout du monde », Libération [en ligne], 22 février 2013. Consulté le 10 septembre 2014 : http://www.liberation.fr/evenements-libe/2013/02/22/montreuil-ce-n-est-plus-le-bout-du-monde_883849

315 Équivalent anglais de « mauvais garçons ».

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mêmes. Cette mauvaise réputation repose parfois sur des faits réels mais, le plus souvent, sur

des faits rapportés317 qui entretiennent et déforment la réalité sociale des quartiers et de leurs

habitants au point que l’on puisse, parfois, parler de rumeurs urbaines318.

Cependant, en entrant dans le rap ces derniers ont fait le choix de se faire les

porte-paroles319 de ces cités qui « craignent ». De ce fait, grâce à un effet de stigmatisation créé et

renforcé entre autres par les médias, ils deviennent le symbole négatif de ces quartiers, les entraînant ainsi dans leur sillon. Leur façon de dire leur ville contribue à la classer par rapport aux autres espaces sociaux créés par les autres. L’imaginaire construisant la réalité, Boulbi, ville ainsi baptisée par Booba, traîne derrière elle la mauvaise réputation de son « parrain ». À l’image de ce dernier, Boulbi est un territoire agressif. Méritée ou pas, cette réputation est entretenue par le chanteur tout au long de ses textes, et de nombreux habitants de Boulogne-Billancourt ne se reconnaissent pas comme des habitants de Boulbi. Chaque mise en mots d’un « même » lieu évoque une représentation différente de ce lieu. Aussi, lorsque Booba souhaite voir en sa ville un territoire qui revendique la puissance et la rapidité, il manifeste cette nouvelle conception par l’attribution de nouveaux pseudonymes. C’est ainsi que la ville

de Booba peut aussi s’appeler tour à tour « 9.2 i »320, « 9.2 izi », « Boulogne vi », « Boulogne

Injection ». Le rappeur imprime à ce point sa marque à son territoire que la personnalité et la puissance affichées de ce dernier rejaillissent sur sa ville et modifient son classement social.

En conséquence, chaque espace nouvellement créé ré-ordonne obligatoirement un classement déjà existant. Puisque tout espace approprié devient une extension de la personne, et par-là même, la spécifie, cette dernière ne peut l’inscrire dans du classement social qu’en fonction de la place qu’elle-même y occupe.

Par ailleurs, ces deux formes d’inscription territoriale (la renomination du territoire et celle de la personne d’après son territoire) sont ordonnées chacune à une relation de filiation/paternité différente qui a des conséquences au niveau de la responsabilité. En effet, celui qui re-baptise un espace non seulement le fait re-naître socialement différent, mais il se pose du même coup en « père » de ce nouvel espace. (Re)baptiser un espace revient à le

317 Jean-Claude Croizet et Jean-Philippe Leyens, Mauvaises réputations. Réalités et enjeux de la stigmatisation

sociale, Paris, Armand Colin, collection Sociétales, 2003.

318 Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines. Paris, Presses Universitaires de France, collection Que Sais-je ?, n° 3445, 2006 [1999].

319 Les rappeurs s’autoproclament volontiers porte-paroles de tous les habitants des cités – notamment les jeunes – qui connaissent les dures conditions de vie dans les cités. Voir, dans le présent travail, p. 172 et suivantes.

320 « 92 i » est également le nom d’un autre collectif originaire de Boulogne-Billancourt, et dont Booba fait partie. Aux dires des spécialistes de fans de rap, le « i » pourrait faire référence à « injection » ou à « izi ».

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« parrainer », à « se reconnaître une paternité culturelle sur un lieu »321, et à assumer la

responsabilité de cette paternité. Ainsi, en créant leur territoire et en le baptisant, les rappeurs instaurent une relation de paternité qui les rend responsables de l’identité qu’ils lui donnent. Et réciproquement, en s’engageant dans le processus inverse, c'est-à-dire en se faisant adopter par leur nouveau territoire, il s’opère un transfert de responsabilité sur le territoire.

En résumé, s’approprier un territoire revient à l’inscrire dans un système classificatoire et à le faire entrer dans un nouveau jeu de relations et d’oppositions aux autres territoires. Il en résulte que toute création d’un nouvel espace va de pair avec son inscription dans un système classificatoire, avec pour conséquence une modification de ce système. Ceci impose du même coup une renégociation des frontières des autres territoires déjà existants. Dans le même temps, puisque s’approprier un lieu exige de se laisser approprier par lui, chaque nouveau classement, en modifiant les territoires concernés, modifie également leurs habitants.

b. L’inversion du classement social

Il convient cependant de se prémunir d’une analyse trop hâtive. Le modelage réciproque de l’espace et de ses habitants convoque en effet des représentations mentales qui, si elles paraissent parfois identiques au premier abord, ne sont pas perçues de la même façon selon le côté de la frontière où l’on se situe. Par exemple, l’opinion publique fait assez souvent l’amalgame entre les propos des rappeurs et les actes de violence commis dans certaines cités. Les textes de rap sont fréquemment envisagés comme autant d’appels à

l’anomie et au chaos322. À cela s’ajoute un amalgame entre les personnes immigrées ou issues

de l’immigration323 – ce qui est le cas de pratiquement tous les rappeurs français connus – et

les situations de conflit qui éclatent parfois dans les quartiers dits sensibles. Ces amalgames sont pain béni pour les médias et certains hommes politiques qui contribuent largement à la

321 André Sauvage, L'habitant raisonnable - Élaboration culturelle de l'espace urbain, op.cit., p. 557.

322 « Près de vingt ans de combat entre politiques et rap », Le Monde [en ligne], 13 août 2010 (mis à jour le 22 février 2013). Consulté le 02 septembre 2013 : http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/08/13/dix-ans-de-combat-entre-politiques-et-rap_1398798_823448.html ; Vitraulle Mboungou, « 152 députés portent plainte contre sept groupes de rap », Afrik.com [en ligne], 28 novembre 2005. Consulté le 16 mai 2010 : http://www.afrik.com/article9105.html

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Laurent Mucchielli, « Délinquance et immigration en France : un regard sociologique » [en ligne],

Criminologie, volume 36, 2, 2003, pp. 27-55. Consulté le 07 novembre 2012 : http://www.erudit.org/revue/crimino/2003/v36/n2/007865ar.pdf

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stigmatisation de ces quartiers et de leur population324. Cela étant, il arrive que les rappeurs eux-mêmes versent dans la surenchère. En effet, certains d’entre eux entretiennent avec soin leur image de « bad boys ». L’image qu’ils donnent d’eux dans certains de leurs textes semble correspondre à celle que se font de nombreuses personnes vivant hors du monde du rap. On pourrait alors se demander pourquoi les rappeurs tendent le bâton pour se faire battre.

Selon la situation et les groupes sociaux, une « mauvaise réputation » et un déclassement opéré par d’autres peuvent être le but recherché. Il s’agit d’une forme de

« distinction sociale »325 qui marque une appartenance choisie et revendiquée, telle un

message politique. Ainsi, dans un tout autre contexte (celui des comportements violents des jeunes d’une ville qu’ils avaient rebaptisée dans leur étude « Winston Parva ») Norbert Elias et John L. Scotson expliquent que, « sachant qu’ils [les jeunes] indisposaient ceux qui les traitaient en parias, [ils] trouvaient là une incitation supplémentaire, peut-être l’incitation

majeure à se mal conduire »326. Cette façon qu’ont les rappeurs de donner dans la surenchère,

l’impression provoquée par leurs patronymes et leurs paroles, pourraient ainsi servir à faire du jugement négatif une appartenance revendiquée qui leur sert d’étendard et de discours mobilisateur. C’est ce que Michel Wieviorka et Erving Goffman appellent, respectivement, le

« renversement du stigmate »327 et l’« inversion du stigmate »328. Dans son étude sur le

handicap, Erving Goffman envisage un stigmate comme une particularité qui est présente chez une personne et qui l’empêche de correspondre aux modèles imposés par sa société :

« Un individu est dit stigmatisé lorsqu'il présente un attribut qui le disqualifie lors de ses interactions avec autrui. Cet attribut constitue un écart par rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité. »329

Erving Goffman a recensé et répertorié les stigmates selon trois grandes catégories. Premièrement, il distingue les stigmates corporels, comme le handicap, les malformations physiques ou les troubles de la vision. Deuxièmement, il établit une catégorie de stigmates

324 Dominique Bodin, Luc Robène, « Sport to the Rescue of the Suburbs: Sport to Educate? Sport to Reassure? When Politicians Respond to the Signs of Disturbance of Law and Order », International Journal of History of

Sport, volume 31, n° 16, 2014, pp. 1993-2012.

325 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, op.cit.

326 Norbert Élias et John. L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes

d'une communauté, Paris, Fayard, 1997 [1965], p. 234.

327 Michel Wieviorka, La différence. Identités culturelles : enjeux débats et politiques, op.cit.

328

Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux du handicap, Paris, Les Éditions de minuit, collection Le sens commun, 1975.

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relevant du caractère de la personne et/ou de son histoire. Enfin, il regroupe dans les stigmates « tribaux » ceux relevant de la religion, de la race, de la nationalité. De par leur couleur de peau et leur origine ethnique, les rappeurs entrent donc dans la catégorie des stigmatisés. Erving Goffman dresse également une liste des réactions possibles au stigmate : la victimisation, le supplice de l’apprentissage, le mépris, et l’inversion du stigmate. Il parle d’inversion (ou de retournement) du stigmate lorsque le stigmatisé parvient à retourner son « handicap » de manière à en tirer avantage. De nombreux rappeurs semblent avoir adopté cette stratégie en misant sur la surenchère. En citant en permanence leur territoire, ces chanteurs expriment non seulement leur appartenance territoriale, mais aussi la fierté qu’ils en tirent. En associant leur territoire à leur personnalité et à leurs supposés défauts, ils glorifient ces derniers et en font un atout. Dans le monde du rap, et particulièrement lors de la pratique de la joute rapologique, certains de ces défauts deviennent de véritables qualités, et l’agressivité manifestée dans leurs rap ne sont pas de la véritable agressivité, mais un moyen

de faire passer autre chose330. Hors joute oratoire, ces défauts sont également envisagés

comme autant de qualités, mais pour une toute autre raison.

Effectivement, certains rappeurs utilisent de manière très subtile la stigmatisation dont ils sont l’objet en se livrant à un jeu d’aller-et-retour permanent entre la victimisation (l’exclusion de soi par l’Autre) et la domination (l’exclusion de l’Autre par soi). Lorsqu’ils se posent en victimes, ils réussissent à tirer avantage de la situation, ne serait-ce, par exemple, que pour se délivrer d’une certaine dose de responsabilité qu’ils rejettent sur les autres, ceux qui les excluent, en leur adressant ce type de message : « c’est vous, par votre réaction de rejet, qui nous avez faits comme nous sommes, nous n’y pouvons rien. Vous nous créez différents et ne voyez que notre différence, c’est donc à vous de l’assumer ». Ce transfert de responsabilité les dédouane en quelque sorte de tout ce dont on peut les accuser. On voit bien ici la manipulation de l’Autre qui s’exerce par le retournement du stigmate. Son bénéfice est double : si, d’un point de vue sociologique, cette façon de retourner le stigmate exclut toute responsabilité de leur part, d’un point de vue axiologique, elle exclut aussi toute faute de leur part, donc tout sentiment de culpabilité. Plus encore, dans leurs rap, les chanteurs expriment une fierté d’appartenir à ces quartiers « exclus », d’être « de là », donc « pas d’ailleurs ». L’exclusion dont ils sont l’objet devient à leurs yeux une arme, en ce sens qu’elle devient une

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excuse pour transgresser la norme : « vous ne nous considérez pas comme “normaux”331,

alors nous n’avons nul besoin de nous conformer à votre “norme”, voire, cela nous est impossible ». De cette manière, la jouissance qu’ils peuvent trouver dans leur refus de se plier aux standards imposés par la société est totale puisque, si faute il y a, elle ne peut plus leur être imputée. La société les a créés « normaux », ils se conforment donc à cette « a-normalité ». Il y a là un exemple concret de la prophétie auto-réalisatrice, telle que l’a définie Robert King Merton à savoir que « c’est, au début, une définition fausse de la situation qui

provoque un comportement qui fait que cette définition initialement fausse devient vraie »332.

Cependant, même si la responsabilité de la stigmatisation est imputée aux autres, cette tactique a toujours pour effet de renforcer la frontière qui les sépare des autres. Le stigmate et son inversion sont ainsi des moyens de renforcer la distinction. En effet, imputer à d’autres l’exacerbation de la différence revient nécessairement à y participer. Ainsi, clamer haut et fort son origine ethnique comme raison de son exclusion peut manifester une volonté de ne pas rentrer dans les rangs et de ne pas accepter de « se fondre dans la masse » en se dégageant de toute responsabilité : « vous ne voulez pas de moi, donc je ne veux pas de vous. Ma différence