• Aucun résultat trouvé

La nécessaire inscription dans l’histoire de l’Autre

3. Quand récapituler c’est reconstruire

131

1. L’inscription dans un « ici et maintenant »

A. Le rap, une musique inscrite dans l’urbanité

Toute communauté sociale, quelle qu’elle soit, fonctionne selon le même principe. Par exemple, si chaque communauté régionale française a son territoire particulier – régional – elle partage avec les autres régions des usages propres à un territoire plus vaste nommé la France. Il en va de même pour le rap. Si chaque « famille de rap » a son territoire particulier, « le » rap a, entre autres caractéristiques générales, celle d’être le produit d’un espace social plus vaste, urbain et moderne. En effet, même si le rap est l’héritier des sociétés

traditionnelles africaines et jamaïcaines357, les spécialistes de ce mouvement musical situent

sa naissance dans les ghettos américains358. Que l’on s’intéresse à la musique ou aux paroles,

l’étude de certains usages rapologiques montrent que la ville moderne y a partout imprimé sa marque.

a. Des technologies urbaines et modernes : l’exemple du DJing

« Le DJing en hip-hop est une pratique qu’il est nécessaire d’envisager comme une

pratique à la fois technique et musicale »359. Si le rap reprend volontiers dans ses samples360

des extraits de musiques plus anciennes, il n’en reste pas moins que ces arrangements musicaux sont effectivement le résultat d’une technologie extrêmement moderne. Parmi les instruments les plus couramment utilisés par les DJs on trouve les platines, les tables de

357 Ce qui sera également abordé dans cette partie.

358 Olivier Cachin, L’offensive rap, op.cit. ; Manuel Boucher, Rap, expression des lascars, Significations et

enjeux du Rap dans la société française, op.cit.

359 Alexandra Besnard, « Hip-hop et DJing : une pratique musicale technique dans “l’arène sociale” », Volume !

La revue des musiques populaires [en ligne], volume 3, n° 2, 2004, pp. 93-108. Consulté le 4 septembre 2010 :

http://volume.revues.org/1970. L’auteure offre dans cet article un exposé documenté sur les différentes techniques employées par les DJs dans le rap actuel.

360 Le sample, ou échantillon, est un passage musical extrait de son contexte pour être ensuite réintroduit dans un autre morceau. Pour plus de détails, voir le glossaire.

132

mixage, les régies, les MPC361, les beat boxes362. Il suffit d’aller ne serait-ce qu’une fois à un

concert de rap pour constater à quel point rien, dans leur matériel, n’est archaïque.

À l’époque où cette musique n’en était qu’à ses débuts, les techniques étaient bien moins sophistiquées. Au départ, les musiques Hip-hop étaient passées sur des sound systems. Originaires de la Jamaïque, les sound systems consistaient en un générateur, des platines vinyles et d’énormes haut-parleurs que les DJs chargeaient dans un camion lorsqu’ils partaient animer une street party, devenue plus tard block party dans les ghettos

américains363. Sans oublier bien entendu le fameux ghetto-blaster364, très utilisé dans les

années 1970-1980, devenu depuis l’un des symboles du Hip-hop. Grâce à la technologie actuelle, les DJs mixent des morceaux et parsèment leurs musiques de samples empruntés à d’autres chanteurs et musiciens. Cette technologie leur permet également de jouer sur les basses, les graves ou les aigus, de donner plus de vigueur et de poids à certains passages, de jouer sur les scansions, de donner plus de puissance à leurs rythmes. Elle leur permet ainsi de reproduire des rythmes fous et désordonnés qui rappellent les rythmes de la ville, par opposition à la campagne qui, si elle est sans conteste moins calme qu’avant, n’a pas encore rejoint les rythmes urbains.

b. Les bruits et les rythmes de la ville

Des chercheurs tels que Christian Béthune ou Manuel Boucher se sont intéressés à la

question de la relation entre la ville et le rap365, et notamment à la question du rythme musical

(« le beat »). Leurs observations les invitent à établir une relation entre le rythme propre au rap, saccadé, « hachuré », rapide, et le rythme également rapide et saccadé de la ville :

361

Acronyme de « Music Production Center ». Appareil électronique permettant de séquencer et d’échantillonner de la musique. Ces appareils sont munis de touches qui leur permettent également remplacer les claviers.

362 La beat box, encore appelée drum machine ou boîte à rythme, est un appareil électronique qui permet d’imiter le son des batteries ou des instruments de percussions.

363 Olivier Cachin, L’offensive rap, op.cit., pp. 16-17. Les block parties étaient des fêtes en plein air organisées dans les ghettos américains _ notamment ceux du Bronx _ et animées par un DJ et un MC.

364 Un ghetto-blaster est une énorme radiocassette qui a connu son heure de gloire dans les ghettos américains. Souvent porté à l’épaule, cet appareil était renommé pour sa puissance de son (« to blast » se traduit notamment par « rugir », « exploser »).

365 À ce propos, voir Christian Béthune, Le rap, une esthétique hors la loi, op.cit., et Manuel Boucher, Rap,

133

« La rue impulse le rythme. Le hip-hop est le récepteur et l’émetteur d’un rythme. La rapidité du rap, (…), reproduit le mouvement urbain, saccadé, s’arrêtant et repartant dans un autre sens. Sirènes, manifestations automobiles, chocs auditifs, déchirements de l’air… le Hip-hop s’imprègne des spasmes, des dissonances, des interruptions de la ville. »366

Ces rythmes sont rendus possibles par une technologie moderne dont les DJs sont si friands. Les techniques propres au DJing – ou deejaying – permettent aux musiciens d’échantillonner des morceaux à un rythme tellement rapide que seule l’oreille exercée d’un connaisseur peut les distinguer et les reconnaître. La façon dont les DJs jouent avec leurs

samples et créent des cuts367 fait penser à la façon dont les gens jouent avec leur télécommande de télévision. Certes, le geste n’est pas le même, le téléspectateur est loin d’avoir la dextérité du DJ, et la finalité n’est pas la même non plus : zapper d’une chaîne à l’autre n’a rien à voir avec l’échantillonnage. Cependant, la façon dont leurs doigts glissent sur le disque vinyle pour sans cesse revenir en arrière, puis en avant, par petits coups secs et rapides, donnent un peu l’impression qu’ils « zappent » d’un morceau ou d’un passage à l’autre en permanence, comme d’autres le font avec des émissions télévisées. C’est à peu près le même geste que l’on retrouve dans l’usage du téléphone portable lorsque l’on envoie un texto. Ou dans ces jeux vidéo qui exigent des joueurs d’être sans cesse sur le qui-vive, et où seuls ceux dotés de bons réflexes et d’une bonne rapidité gestuelle ont des chances de gagner. Ces gestes répétitifs, qui ne sont pas particuliers à des usages urbains, évoquent cependant des comportements tout à fait de notre époque.

On peut aussi évoquer le rythme chaotique, l’apparente disharmonie entre rythme des paroles et rythme des chansons qui pourraient rappeler celui, désordonné et peu harmonieux, de la ville. Si cette dernière, thématique de prédilection du rap, est présente dans les bruitages accompagnant certains textes de rap, ce n’est pas le fruit du hasard, mais celui d’un choix raisonné. En intégrant des bruitages caractérisés comme urbains, il s’agit d’illustrer, voire d’expliquer du texte. Il y a quelque chose à dire, à raconter, et paroles, musique et bruitages doivent se conjuguer pour faire sens. Bien que, de l’avis d’un bon nombre de rappeurs, le rap

soit du texte avant d’être de la musique368, l’accompagnement musical doit « faire corps »

366 Hugues Bazin, La culture hip-hop, op.cit., p. 43.

367

Le terme « cut », ou « cutting », désigne la technique qui consiste à isoler que quelques morceaux musicaux bien ciblés que le DJ passe ensuite sur des platines en jonglant d’une platine à l’autre.

134

avec les paroles, il doit apporter quelque chose au texte, il doit préciser le récit, et lui donner plus de force. Certains bruitages ont véritablement valeur d’image, comme une métaphore.

Ainsi, dans le morceau « Enfants de la Lune »369, lorsque Soprano, du groupe Psy 4 de la

Rime, dit : « Mais ce soir, entends, elles viennent me chercher », seul le bruitage permet de comprendre que le pronom « elles » fait référence à des sirènes de police, donnant ainsi du sens aux paroles. La technologie est ainsi mise au service du « message » dans le but de faire plonger l’auditeur dans une impression de réalisme qui donne plus de poids aux propos des rappeurs :

« Lorsque les rappeurs dénoncent les abus de pouvoir de la police, le hurlement de sirènes, les claquement des coups de feu, le vacarme des scènes d’interpellation avec leurs vociférations, leurs cavalcades, leurs crissements de pneus – bref tout l’éventail des superpositions sonores (layering) rendues possibles grâce à la technologie, et d’où il n’est pas évident de séparer le réel du simulé – immergent leurs propos dans un hyperréalisme dont le rendu confère au monde extérieur une consistance palpable. »370

L’enjeu est donc ici de « faire vrai » pour convaincre. Les fonds sonores qui accompagnent et complètent certains textes de rap traitant de la vie quotidienne dans la rue et dans les cités de banlieues – donc, dans la ville – font « explicitement référence à une

situation possible »371. Ils constituent alors une « manière d’inscrire la fable dans un

environnement, réaliste, de replacer la scène dans son contexte sonore, et conférer au propos

une valeur testimoniale »372.

c. Les acronymes et les sigles

Outre les bruitages typiquement urbains, les rappeurs font également un usage assez fréquent des sigles et des acronymes. Selon Jean Calio, pour qui ces sigles et acronymes sont une référence directe à l’urbanité, cette pratique n’a rien d’étonnant pour « une musique de

369 Psy 4 de la Rime, « Enfants de la lune », Enfants de la lune, 361 Records, 2005.

370 Christian Béthune, Le rap, une esthétique hors la loi, op.cit., p. 58.

371

Christian Béthune, « Sites technologiques, panoramas sonores (Les univers techniques du rap et de la musique techno) », op.cit., p. 52).

135

banlieue »373 . L’idée est intéressante car les sigles utilisés par les rappeurs, notamment ceux

qui composent leurs pseudonymes (CFA, HM 69, DSL, TTC, KDB) ne sont effectivement

pas sans rappeler ceux fleurissant dans les zones urbaines (RMI, RSA, HLM, DSQ374, ZUP375,

ZEP376. Grâce aux acronymes et aux sigles on peut s’exprimer rapidement, sans perte de

temps, en accord avec le rythme rapide de la ville. Par ailleurs, comme pour d’autres aspects relatifs à la ville et au rap, prononcer un acronyme, lettre par lettre (ANPE, RSA, DSQ, CDD) donne également un côté un peu saccadé, hachuré, sec. Il en va de même lorsque l’on prononce le sigle d’une traite : ZAC, ZUP produisent des sons tranchants. Ils sont secs, brefs, cassants, et correspondent tout à fait au mot « rap » dont l’une des traductions possibles est « donner des coups secs ». De plus, la plupart des sigles les plus fréquemment entendus dans les médias, même s’ils désignent effectivement des institutions nationales, font plutôt référence dans l’esprit des gens à des structures inscrites dans l’urbanité.

Les rappeurs, en bons « produits » de la ville moderne qu’ils sont, sont friands de sigles et d’acronymes au point de les utiliser dans leurs noms, ceux de leur groupe et de leur

posse. Parmi les plus célèbres, ROHFF, BOSS, IAM, NTM, LIM, ATK ou TTC. Même s’ils

en ont l’apparence, tous les pseudonymes se présentant sous cette forme ne sont pas nécessairement de vrais sigles ou acronymes. Par exemple, LIM est la terminaison du prénom du rappeur : Salim. En revanche, BOSS correspond à « Boss Of Scandalz Strategiz », ATK est l’acronyme de « Avoue Tu Kiffes », alors que les lettres TTC sont les initiales des prénoms des trois MCs du groupe : Tido Berman, Teki Latex et Cuizinier. De son côté, ROHFF s’appelle en fait Rimeur Offensif Honorant le Fond et la Forme. Le groupe IAM, quant à lui, reconnaît volontiers que l’on peut donner différentes interprétations aux lettres de son sigle :

« Crie au monde bien ceci que "Je suis" IAM, Imperial Asiatic Men

(…)

I comme Impérial, indivisible et immuable Impulsif et inchangeable

(…)

373 Jean Calio, Le rap : une réponse des banlieues ?, op.cit., p. 34.

374

Développement Social des Quartiers.

375 Zone à urbaniser en priorité.

136 A comme Asiatique

Première lettre de l`alphabet pour la terre Mère Afrique

(…)

M tel que Men signifie

Hommes, égaux en droits, les mêmes (…)

Devrais-je dire IAM ? »377

La construction des pseudonymes des rappeurs rappelle parfois également les codes d’écriture SMS, très fréquemment utilisée sur les portables et messageries internet du type MSN, les forums et les blogs. D’une part, en dignes héritiers d’une tradition de l’oralité, les rappeurs empruntent tout ce qui rapproche l’écriture de l’oral. Certes, leurs textes sont écrits, mais ils sont destinés à être chantés, donc à être entendus. Aussi choisissent-ils des systèmes d’écritures qui permettent à leurs messages écrits d’être au plus près de ce que l’on entendrait lors d’une conversation. D’autre part, ils sont des chanteurs « de leur époque et de leur société ». C’est également en tant que tels qu’ils ont adopté ce système de codification très en vogue chez les personnes de leur génération (mais pas uniquement). Les messages de ce type sont le fruit d’alliances entre chiffres et lettres qui, pour les non initiés ou même les néophytes, ne se comprennent que phonétiquement. Il est très fréquent d’y lire des abréviations telles que « a 2m 1 » pour « à demain », « c mal 1 » pour « c’est malin », « c pa s1 pa » ou « c pa 5 pa » pour « c’est pas sympa » et , enfin, le fameux « je t’M » pour « je t’aime ». À cette technique s’ajoute celle des sigles, comme les très connus « MDR » pour « mort de rire », « PTR » pour « pété de rire », ainsi que leur version anglaise « LOL » pour

« Laugh Out Loud »378. À la suite d’Isabelle Pierozak, on peut dire que tout le monde ne

377

IAM, « IAM Concept », De la planète Mars, op. cit. Les interprétations les plus probables sont « Je suis » et

Imperial Asiatic Man. Cependant, selon certaines publications, IAM pourrait également être le sigle de Invasion

Arrivant de Mars, ou encore de Indépendantistes Autonomes Marseillais (Neil Campbell, Jude Davis, George Mc Kay, Issues in Americanisation and Culture, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, p. 173).

378 Les versions varient parfois, et deux autres traductions sont également données : « Laughing Out Loud » et « Lots Of Laughs ». Bien que « lol » veuille dire « amusement » en néerlandais, cette version ne semble pas avoir été retenue. Il semblerait que cet acronyme soit sur le point de devenir un mot, plus précisément un verbe. En effet, on lit de plus en plus souvent des messages disant « I loled ». Ces transformations illustrent une fois encore que la doxa dicte les usages, et que les néologismes sont toujours le fruit de transformations des représentations mentales que les gens se font de leur milieu. Ainsi, à l’heure actuelle, et cela bien que les dépositaires de la marque Photoshop en aient donné l’interdiction formelle, le nom de ce logiciel de retouches photographiques est également utilisé comme verbe aux États-Unis.

137

recourt pas aux mêmes abréviations et « mots »379. En effet, dans ce qu’on appelle le

« langage SMS », il n’existe pas une, mais des graphies différentes pour écrire un même mot, et chaque groupe d’adolescents a ses propres signes distinctifs. Ainsi, à titre d’exemple,

« désolé » peut s’écrire « dzolé » 380, « dslé » ou « dsl », « impossible » devient « 1posibl »381

ou « imposs », voire « 1poss », « jamais » devient « jamé »382 ou « jms » et, enfin, le fameux

« je t’aime » peut s’écrire « je t’M » ou « jtm ». Isabelle Pierozak note que tout cela

correspond bien souvent à une « sédimentation communautaire »383 reflétant un style de vie

particulier. Il s’agit donc d’un langage commun aux membres d’une même communauté, mais néanmoins différent, du moins en partie, d’une communauté à une autre.

Cette nouvelle forme d’écriture rencontre tellement de succès auprès des jeunes que l’on commence à la lire, bien malheureusement, dans les copies et les rapports de stage que rédigent nos élèves. Certes, ce constat va a contrario de certains avis selon lesquels il faut dépasser les croyances et les idées reçues en matière de désapprentissage de l’écriture, et

considérer les SMS comme un atout important pour l’apprentissage de l’orthographe384. Il

n’en reste pas moins vrai que beaucoup ont des difficultés à s’adapter à une production normée, au sein de la classe, qui exclue le langage SMS.

Les rappeurs, qui ne font pas exception à la règle, mêlent allègrement les chiffres, lettres et mots, notamment pour construire leurs pseudonymes. C’est le cas par exemple de Psy 4 de la Rime, d’AC2N (Assez de Haine), de 16ar (César), 10skret (discret), 13hor (Trésor), 1kizition (inquisition), 9.1 Fantery (jeu de mots qui allie le département d’origine du

groupe, l’Essonne, et le mot infanterie), 2 Bal 2 Neg (Deux Balles Deux Nègres ?385), Frer

379 Isabelle Pierozak, « Le « français tchaté » : un objet à géométrie variable ? » [en ligne], Langage et Société, n° 104, 2003, p. 123-144. Consulté le 08 septembre 2014 : http://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2003-2-page-123.htm

380

Exemple tiré du Dictionnaire SMS, http://www.dictionnaire-sms.com/jkl.html (Consulté le 07 janvier 2011).

381 Ibid.

382 Ibid. Les autres formes ont été collectées auprès des adolescents de ma famille et auprès de mes élèves.

383

Isabelle Pierozak, « Le « français tchaté » : un objet à géométrie variable ? », op.cit.

384 Cédrick Fairon et Jean-René Klein, « Les écritures et graphies inventives des SMS face aux graphies normées », in « Graphies : signes, gestes, supports », Le Français aujourd’hui [en ligne], volume 3, n° 170, 2010, p. 113-122. Consulté le 09 septembre 2014 : www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2010-3-page-113.htm.

385 Les 2 Bal 2 Neg sont en fait un groupe constitué de deux groupes : 2Bal Niggets, le plus souvent appelé 2Bal et constitué des jumeaux Doc Tmc & Gkill, et 2Neg, constitué des MCs Niro et Eben. N’ayant pas trouvé la véritable signification de leur groupe, j’ai privilégié une hypothèse parmi d’autres tout aussi valables. En effet, ces exemples donnent une remarquable illustration de l’adoration que les rappeurs portent à l’ambiguïté rendue possible par la polysémie des mots. Ainsi, le choix du chiffre 2 pouvant évoquer « deux » aussi bien « de », et « bal » pouvant faire référence au bal comme à la balle (elle-même polysémique : parle-t-on ici de la balle d’une arme ou d’un ballon ?), tel qu’il est écrit, ce pseudonyme laisse libre cours à l’imagination et rien n’empêche de

138

200 (Frères de Sang), Unité 2 Feu (Unité de Feu, aussi nommé U2F) ou de B2OBA (l’un des autres pseudonymes de Booba qui, de plus en plus souvent maintenant, se fait aussi appeler B2O)386.

Les rappeurs sont des chanteurs de leur époque et ce mode d’écriture rapide ne peut que les séduire. Cela étant, si, en ce qui concerne les SMS, le but évident est de réduire la

taille des messages afin d’être le plus rapide possible387, cette raison n’est pas

systématiquement recevable dans le cas du rap. A titre d’exemples, prononcer B2OBA ou ROH2F comme des sigles prend plus de temps que de dire Booba ou Rohff. Il y a donc nécessairement autre chose qui les séduit dans cette pratique. Bien entendu, lire tout un message peut devenir fatigant pour qui n’est pas vraiment habitué, et cela peut à la longue relever du décryptage. On peut donc imaginer, comme cela a été fait avec le verlan, qu’il s’agit pour les adolescents d’une stratégie comme une autre pour tenir leurs parents ou les autres – ceux qui n’appartiennent pas à leur communauté ou à leur cercle relationnel – éloignés de leur monde. Cependant, le caractère crypté de ces messages n’est en fait qu’une illusion à laquelle personne ne se laisse prendre. En effet, les adolescents que j’ai l’habitude de fréquenter, au sein de ma famille ou dans mes classes, sont toujours volontaires pour