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Les différentes temporalités mises en avant à travers la question de la

B. Un cycle dont la temporalité est multiple

1. Les différentes temporalités mises en avant à travers la question de la

La thématique du temps est très importante dans l’œuvre, et elle se traduit notamment à travers la question de la mémoire. Du latin memoria, « aptitude à se souvenir », le terme prend le sens de « recueil de souvenirs » au pluriel (memoriae). Dans son sens pluriel, le terme de mémoire renvoie à de l’écrit, et s’éloigne de la notion de capacité, d’aptitude à se souvenir. Ces deux sens se retrouvent dans La Passe-miroir à travers les personnages de Thorn et d’Ophélie qui possèdent la mémoire que les esprits de famille n’ont pas. En effet, Thorn fera l’expérience de la mémoria dans les deux premiers tomes, et cela sera retranscrit à travers les chapitres représentant les Bribes de Farouk, tandis que tout au long du cycle, Ophélie plongera grâce à ses pouvoirs de liseuse dans différentes mémoires. Mais, c’est dans le dernier tome où la question de « l’aptitude à se souvenir » sera le plus mis en avant, grâce aux nombreuses analepses qui seront faites et qui plongeront à la fois Ophélie et le lecteur dans ce qui aura été des morceaux de vie d’Eulalie Dilleux. Ces nombreux passages dans le passé auront un but : cerner le personnage d’Eulalie Dilleux, et comprendre qui sont réellement les esprits de famille. C’est en ce sens que sera posée la question du « qui suis-je ? » qui sera centrale tout au long de l’œuvre : afin de survivre aux différents milieux hostiles auxquels elle a fait face, Ophélie s’est déguisée, a changé de nom, s’est transformée à de nombreuses reprises. En commençant par un mensonge pour cacher son identité à Archibald lors de leur première rencontre (« Prise d’une inspiration subite, Ophélie avait improvisé ce joli mensonge.

Comme elle ne pouvait plus nier qu’elle était Animiste, autant se faire passer pour une parente. »73) elle continuera en se faisant passer pour le valet de Berenilde, en tant que sans-pouvoir, en portant la livrée de Mime et finira à Babel en tant qu’animiste au huitième degré sous le nom d’Eulalie. La première fois que cette question du « qui suis-je » fera son apparition dans l’œuvre sera dans Les disparus du Clairdelune, lorsqu’Ophélie fera sa première lecture du Livre de Farouk :

Qui suis-je ? Que suis-je ?

Plus Ophélie remontait le cours du temps, plus elle se sentait sombrer dans un abysse dont les eaux troubles auraient été uniquement composées d’insatisfaction. […] Oui, Ophélie le ressentait

73 DABOS, La Passe-miroir, tome 1, p.198

pleinement à présent, dans sa chair, dans son ventre, dans ses veines : il manquait une pièce centrale au puzzle de Farouk, un vide qui aspirait désespérément à être comblé.

Qui suis-je ? Que suis-je ?74

Cette double interrogation du « Qui suis-je » et du « Que suis-je » renvoie à ce que Paul Ricoeur a appelé « L’identité narrative ». Il s’agit là de déterminer qui est « je », et pour cela, Ricœur va distinguer deux types d’identités :

 L’identité-idem (ou mêmeté) dont il va dégager quatre sens principaux : le premier sens est numérique, c’est-à-dire que l’identité signifie l’unicité. Le deuxième est la similitude, que Ricoeur oppose à la différence. Le troisième est la continuité, et le dernier sens est celui de la permanence. L’identité-idem peut se définir comme étant celle du formel.

 L’identité-ipse est l’identité du soi-même.

L’identité narrative renvoie donc à « la capacité de la personne de mettre en récit de manière concordante les événements de son existence. »75. Cette capacité a été arrachée aux esprits de famille, ces derniers sont incapables de se « mettre en récit », et sont condamnés à vivre dans l’immédiat présent. Ricoeur définit l’identité narrative comme un « double regard, rétrospectif en direction du champ pratique, prospectif en direction du champ éthique »76. Autrement dit, le premier regard est dirigé vers le passé, et les actions faites par l’individu, tandis que le second se concentre vers l’avenir et la morale. Les esprits de famille sont incapables de ce double regard, tandis que les personnages d’Ophélie et de Thorn en usent afin de cerner notamment celui de Dilleux (et percer le secret des différents esprits de famille). Les chapitres intitulés « Bribe » dans les deux premiers tomes retracent la mémoire de Farouk, du point de vue de Thorn. Ce dernier, en explorant la mémoire de Farouk, va recréer en quelque sorte son identité narrative, en étant capable de mettre en récit des moments de la vie de l’esprit de famille. Afin de déterminer un « je » qui n’est ni celui d’Ophélie, ni celui de Thorn, les différentes traversées mémorielles opérées par les personnages vont leur permettre de recréer ces identités, et, c’est ici que la question de l’écriture et des Livres prend son importance. En effet, ce sont les Livres des esprits de famille qui contiennent

74 DABOS, La Passe-miroir, tome 2, p.496.

75 MICHEL, Johann, « Narrativité, narration, narratologie : du concept ricœurien d’identité narrative aux sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales [Online], XLI-125 | 2003, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 10 mai 2020, URL : http://journals.openedition.org/ress/562 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.562 76 RICOEUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.139 – 140.

leur histoire, et les différents contes pour enfants qui auront été écrits par Eulalie Dilleux avant la Déchirure vont permettre à ces derniers d’être mythifiés.

Dans son article « Temps et cités dans la Fantasy », Mats Lüdun commence en disant que la

« plupart des ouvrages de Fantasy définissent des mondes inspirés des mythes. »77La question du mythe est prépondérante dans La Passe-miroir, les noms des esprits de famille renvoient tous à la mythologie78. Cependant, l’un des mythes ayant une place importante dans l’œuvre est bien celui de la tour de Babel. Dans les traditions judéo-chrétiennes, Babel aurait été construite afin que son sommet atteigne le ciel. Tous, alors, parlaient la même langue, mais Dieu introduisit la « confusion », et les Hommes se mirent à parler des langues différentes, entraînant l’abandon de la construction de la Tour, et la division des Hommes. Dans notre œuvre, Babel est une arche cosmopolite où toutes les cultures se croisent. L’arche possède deux castes majeures : les Fils de Pollux et les Filleuls d’Hélène. Cette dernière étant incapable d’avoir des enfants, toutes les personnes n’étant pas issues du lignage direct de Pollux sont donc sous sa protection :

Ce mythe, qui traite de la langue, de l’appartenance collective, de l’architecture, de la ville, du chaos, de la multiplicité, de la communication et de la dispersion, est on ne peut plus au diapason de la société dans laquelle nous vivons, une société qui se caractérise par la présence dans un même lieu d’une pluralité de langues et de cultures.79

Cette Babel mythique, unifiée, se voit de manière symbolique à travers la couverture du troisième tome intitulé La mémoire de Babel. Cette dernière est une représentation de l’arche, et plus particulièrement d’une tour qui domine à la fois le paysage de Babel en contrebas, et l’image en elle-même. Le mot « Babel » possède une double étymologie : de l’akkadien Bāb-Ilum, il signifie

« la porte des dieux », et le verbe en hébreu « BaLal » renvoie à la confusion, au bredouillement. À travers la couverture de ce troisième tome le sens de « porte des dieux » (ou « porte du ciel ») se voit dans le fait que la tour touche l’extrémité de l’image, et semble en ce sens toucher le ciel. La question de l’élévation est ainsi mise en avant : dans la quadrilogie, les personnages nourrissent tous un désir de grandeur. On peut le voir à travers l’obsession d’Artémis pour le ciel et les étoiles, ou encore le fait que la tour de Farouk se trouve au sommet du Pôle par exemple. A Babel, les deux castes majeures que sont Les fils de Pollux et les Filleuls d’Hélène, possèdent chacun une devise : pour Pollux, il s’agit de « Prestige et excellence », et, l’objectif d’Hélène est de « faire et savoir faire ».

77 LÜDUN, « Temps Et Cités Dans La Fantasy », op. cit. p.231.

78 Voir II.B « Le monde invisible et ses implications », p.86.

79 KHORDOC, Catherine, Tours et détours: le mythe de Babel dans la littérature contemporaine. University of Ottawa Press, 2012.

La première devise possède quelque chose de presque sacré. Le prestige est la recherche de la renommée, de la gloire, tandis que l’excellence renvoie à une idée de perfection. C’est donc un équilibre entre ces deux termes qui est recherché par les Fils de Pollux. Et, dans ce but d’atteindre un idéal, ces derniers possèdent des privilèges que les Filleuls d’Hélène n’ont pas : des automates à leur service, le fait d’être citoyen d’office, leur permettant de voter, d’élire et d’être élus, etc. La devise des filleuls d’Hélène, « Faire et savoir faire », renvoie à la réalisation d’une action, et de la connaissance des moyens permettant cette dernière. Ces derniers se placent surtout dans une optique d’apprentissage, au lieu de perfection. Les filleuls d’Hélène ne faisant pas partie de la descendance directe de Pollux, ils ne possèdent pas les pouvoirs liés aux sens de ce dernier (les descendants de Pollux sont les Olfactifs, les Auditifs, les Visionnaires, les Tactiles et les Gustatifs). Au contraire, ils usent de leurs savoirs afin d’être acceptés comme étant citoyens de Babel.

Mais au-delà de cette élite citoyenne, Babel est gouvernée par une autre élite, appelée les lords de LUX, qui est elle-même dirigée par les Généalogistes, des individus voulant s’élever au rang de Dieu. Cette ambition démesurée se voit dès leur première apparition dans l’œuvre :

Ce fut à cette seconde qu’Ophélie comprit que ces drôles d’oiseaux étaient les Généalogistes en personne.

Ils avaient peu à voir avec l’idée qu’elle s’était forgée d’eux. À bien y regarder, ils n’étaient pas tellement jeunes, mais leur allure possédait la même flamboyance que leur maquillage. Ils se prenaient pour des soleils et, en vérité, leur éclat avait bel et bien éclipsé la présence d’Hélène, de Pollux et de tous les Lords présents sur l’estrade, comme si c’étaient eux les véritables esprits de famille de Babel.80

Ces derniers ont donc le contrôle de la cité, et de ses règles. Le fait d’être comparé à des

« soleils » accentue cette idée de grandeur, et surtout de puissance qu’ils possèdent. Cela renvoie également à une question de noblesse, leur éclat éclipse tout, et leur arrivée les met au centre de toutes les attentions. Le soleil étant l’astre le plus lumineux, il s’agit ici pour eux d’éclairer, voire plutôt d’aveugler ceux qui ne peuvent pas les atteindre. Ce sont eux qui dictent les règles de la cité, et qui ont mis en place cette politique de la censure. Et c’est ici qu’est mis en avant l’aspect

« chaotique » du mythe et le problème de la communication entre les Hommes. Cette dernière se retrouve impossible non pas à cause d’une punition divine, mais à cause de l’Index mis en place par les Hommes eux-mêmes. Bien que cet index respecte le désir initial de Dilleux qui était d’éradiquer toutes les guerres, le fait d’imposer le silence sur ces évènements va, au contraire, accélérer la déchéance de la cité, avec l’émergence de figures révolutionnaires comme celle du

Sans-Peur-et-80 DABOS, La Passe miroir, tome 3, p.405.

presque-sans-reproche par exemple. Si l’arche de Babel apparaît dans un premier temps totalement construite et unifiée, mettant en avant une harmonie dans la cité, le retour mythologique se verra également à travers la couverture du dernier tome de La Passe-miroir, qui renvoie au tableau de Brueghel, La Grande tour de Babel81, où la tour ici semble s’effondrer sur son axe.