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Le rôle d’Ophélie en tant que Passeuse : la mise en avant d’un récit

B. La géographie du corps, miroir de l’espace : une quête identitaire

2. Le rôle d’Ophélie en tant que Passeuse : la mise en avant d’un récit

INITIATIQUE

?

Nous avons vu plus tôt que la fonction de passeuse faisait d’Ophélie la gardienne d’un secret, comme le disait Bachelard, à l’image de Charon, qui en étant le cocher des enfers, sait ce qui attend les âmes après la mort. Nous avions alors évoqué la fonction de gardienne d’Ophélie comme étant gardienne d’une mémoire oubliée, mais aussi gardienne du secret des passe-miroirs. Ce rôle

295Ibid, p.433.

296 DABOS, La Passe-miroir, tome 4, p.560.

de passeuse fait alors d’elle une intermédiaire, mais cela implique alors qu’elle se doit de rester dans une certaine position de neutralité. Cette neutralité peut se voir à travers le rapport d’Ophélie à la langue. En effet, chaque arche possède un patois qui lui est propre :

Dans mon esprit, l’accent des Animistes est proche du Wallon en Belgique. L’accent des habitants du Pôle serait plutôt slave. L’accent des Arcadiens (Mère Hildegarde) hispanique. L’accent des Babéliens (Lazarus) à la fois british et indien. L’accent des Devins (l’expert linguistique engagé par Archibald) italien.297

Et si Thorn par exemple, est indissociable de sa voix et de son accent (bien qu’il l’ait masqué tout au long de son séjour à Babel : « L’accent de Babel figurait parmi les plus mélodieux du monde ; dans la bouche de Thorn, il prenait une sonorité funèbre. »298), c’est parce que sa voix forme une grande partie de son identité. Dans La tempête des échos, Thorn sacrifie sa couverture en tant que Sir Henry afin de monter à bord du dirigeable avec Ophélie299 :

« – Restituez ceci aux Généalogistes de ma part.

C’était la voix de Thorn. Sa voix véritable, sa voix du Nord. »300

Du côté d’Ophélie, il est intéressant de voir que dans le premier tome, son accent lui fait défaut, et trahit son identité. Cela sera particulièrement vrai lors de sa première rencontre avec Archibald301 : « Ce petit accent, cette tenue saugrenue, ces manières provinciales, énuméra-t-il avec une joie grandissante, vous êtes la fiancée de Thorn ! Je savais qu’il nous roulait dans la farine, le lascar ! »302

Plus tard dans le livre, il est de nouveau fait mention de son accent, qui trahit le fait qu’elle n’est pas originaire du Pôle :

— Mademoiselle est étrangère, n’est-ce pas ? Cela s’entend à l’oreille. C’est si rare d’en croiser par ici !

297 DABOS, Christelle, « Foire aux questions #8 », 1er mars 2019. Consulté le 17/05/2021 au http://www.passe-miroir.com/2019/03/01/foire-aux-questions-8/#Le_monde_de_la_Passe-miroir_est-il_notre_monde

298 DABOS, La Passe-miroir, tome 4, p.260.

299 Ophélie vient de quitter l’Observatoire des déviations, elle a réussi à incarner son écho, et ils n’ont donc, plus besoin d’elle. Elle se retrouve alors face à Thorn, Elizabeth et Lady Septima et va quitter l’Observatoire avec eux. Sauf qu’une fois de retour à Babel, Lady Septima va menacer Ophélie et l’obliger à monter dans le dirigeable destiné à expulser les personnes indésirables de l’arche.

300Ibid., p.370.

301 L’ambassadeur de la Cour, et l’ennemi juré de Thorn, car ils s’opposent en tout points.

302 DABOS, La Passe-miroir, tome 1

Elle se contenta d’opiner timidement. Il lui faudrait décidément corriger cet accent et ses manières si elle voulait se fondre dans le décor.303

Ici, l’idée de vouloir « se fondre dans le décor » est intéressant, car que pour que cela se fasse, Ophélie se doit d’accepter et intégrer les coutumes du Pôle, chose que pourtant, elle ne cessera de défier (en réclamant notamment son indépendance à Thorn dans Les disparus du Clairdelune, ce qui va au contraire des mœurs de la Cour, par exemple). Ainsi, la solution qui sera trouvée pour qu’Ophélie ne se trahisse plus à cause de sa langue, sera de la rendre muette tout simplement. En effet, lorsqu’elle va revêtir la livrée de Mime dans le premier tome, il lui sera interdit de parler pour ne pas se trahir dans le Clairdelune. Ainsi, au Pôle la dépossession d’Ophélie à soi, passe par la dépossession de sa langue et de sa parole, de la même façon qu’à Babel, son accent animiste la rend difficile à comprendre pour les automates304 :

– Le guide public de signalisation, finit-il par expliquer en désignant la statue-automate. Vous devez lui donner l’adresse exacte de votre destination, sinon il ne vous comprendra pas. Et sans vouloir vous offenser, miss, je crois que votre accent est un peu trop prononcé pour lui.

Même si son accent est alors reconnaissable et rend parfois sa tâche difficile, il n’est jamais aussi marqué qu’avec les autres membres de sa famille. Ophélie, en ce sens, se fait discrète dans sa langue et dans le rapport qu’elle entretient avec cette dernière.

À Babel, Ambroise, le présumé fils de Lazarus, va servir de guide à Ophélie afin de trouver ses repères sur l’arche, tout comme le faisait Renard au Pôle. On remarque alors que peu importe où Ophélie va, elle est toujours soutenue par une figure (principalement toujours) masculine, qui lui sert de guide et/ou de mentor. En ce sens, on pourrait alors qualifier La Passe-miroir comme étant un récit d’initiation :

Il n’est pas d’initiation qui ne passe par l’expérience – fût-elle temporaire – d’une instabilité du monde.

Lors du cycle mort/renaissance, ce n’est pas simplement le sujet de l’initiation qui meurt et qui renaît, mais c’est tout le monde qui lui était associé. Le grand changement de perspective que la logique initiatique nous invite à adopter, c’est de concevoir le récit comme destructeur de mondes. Les grands textes initiatiques sont crépusculaires. En se lançant dans l’aventure initiatique, le personnage accepte de voir un monde ancien disparaître. Les remous provoqués par l’engloutissement d’un monde seront

303Ibid.

304 Les automates, qui sont en réalité des échos incarnés et qui ont été inventés par Lazarus afin de mettre fin à « la domestication de l’homme par l’homme ».

l’élément dynamique de sa trajectoire. La logique initiatique doit se comprendre à partir du lien de solidarité qui unit un individu et un monde.305

L’initiation serait alors celle d’Ophélie en tant que passeuse, et Xavier Garnier ajoute que « le récit initiatique est un démultiplicateur de hasard »306. Dans cette affirmation, on peut alors voir que dans le récit initiatique, malgré le cycle de mort/renaissance mis en avant, il n’y a pas de déterminisme. L’initiation résulte alors des choix que fait le personnage initié, et cela est très présent dans La Passe-miroir, à travers la mise en évidence des choix faits par Ophélie : ces derniers sont déterminants dans son rapport au monde, et aussi son rapport à soi, car ils ont un impact direct sur le devenir de son monde. De plus, Xavier Garnier continue en écrivant que le « voyage initiatique est une quête qui prépare une grande Rencontre ultime avec l’être supposé opérer la transfiguration du héros. »307. La transfiguration renvoie à la transformation du corps après la résurrection, et on voit chez Ophélie que cette transfiguration opère non pas une fois, mais deux fois. En effet, sa toute première traversée de miroir est celle qui a entamé son voyage initiatique, car elle s’est « unie » à Eulalie Dilleux, et chacune a pris l’apparence physique de l’autre. On pourrait alors voir dans la première traversée du miroir une première mort symbolique d’Ophélie, qui a résulté en sa renaissance en tant que « double » d’Eulalie. Et on pourrait aussi dire la même chose pour Eulalie.

Retraverser le miroir, pour cette fois en sortir correspondait à mourir pour une seconde en fois.

Effectivement, si toutes les traversées entre l’Endroit et l’Envers correspondaient à des morts symboliques, on voit ici qu’Ophélie et Eulalie sont de ce fait, mortes deux fois :

1. Pour Ophélie, lors de sa première traversée, enfant, et sa sortie de l’Envers à travers un miroir dans La tempête des échos.

2. Pour Eulalie, lors de sa première traversée le jour de la Déchirure, et le jour où Ophélie l’en a libéré.

Les deux femmes se croisent alors entre passé et futur. Rencontrer l’autre signifie alors rencontrer la personne qui va opérer la transfiguration. Après chaque traversée, aucune des deux femmes n’en est sortie indemne, et on pourrait alors considérer cela comme étant leur renaissance :

305 GARNIER, Xavier, « A quoi reconnaît-on un récit initiatique ? », Poétique, vol. 140, no. 4, 2004, pp. 443-454.

306Ibid.

307Ibid.

La formule divine biblique : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », est profondément initiatique : la Rencontre ultime est moins l’aboutissement de la quête initiatique que son assise ; le récit initiatique ne raconte pas le comblement d’un manque, mais le rayonnement d’une plénitude.308

L’expression « rayonnement d’une plénitude » est intéressante ici, car le « plein » dans La Passe-miroir ne correspond pas seulement au monde créé par Eulalie, mais aussi à la construction des personnages en tant que tels. En effet, comme il a été mentionné plus tôt, les personnages sont mutilés, et leurs corps témoignent de cette mémoire du monde traumatisée. Pourtant, que ce soit l’amputation de membres, ou encore l’amputation de pouvoirs309, cela ne crée pas des personnages dont la principale caractéristique est le manque de tel attribut. La plénitude réside dans cette capacité d’adaptation que possèdent les personnages. De plus, le monde dans lequel ils vivent est un monde entouré de vide : les arches sont bordées par la mer de nuages, mais au-delà de cette mer, personne ne sait ce qui s’y trouve. Pourtant, la mer de nuages, malgré son caractère abyssal n’est pas créatrice d’un manque. Elle est, au contraire, la preuve que ce manque a été, et, peut être comblé. Le fait de vivre sur une mer de nuages met en avant l’idée d’une présence en dessous de cette dernière, car étant donné que personne ne s’est aventuré au-delà de cette dernière, personne ne peut savoir ce qui s’y trouve. Ainsi, avec l’effondrement des arches, les personnes qui sont tombées sont automatiquement considérées comme étant mortes, alors qu’en réalité, leur chute correspond à leur arrivée dans un monde où toute matière disparaît pour ne devenir qu’écho.

308Ibid.

309 Comme on a pu le voir dans le deuxième tome notamment, avec le personnage du Chevalier qui se fait bannir de la Cour, ce qui entraîne la mutilation de son pouvoir de mirage.