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C. Une nouvelle Ophélie : entre recréation d’un mythe et symbole de

1. Une femme (a)mère

Nous avons étudié le statut d’Ophélie comme victime de violences, ainsi que de la politique de l’ignorance mise en place par Dieu dans le cycle. Les rapports de force sont rapidement mis en avant dans La Passe-miroir, entre qui sera subalterne et qui ne le sera pas. Cependant, des figures de résistants émergent dans l’œuvre, et il serait intéressant de retourner à la source de tout cela : à Eulalie Dilleux, et son désir de sauver le monde : déjà, en tant que femme, Eulalie souffre d’un certain déterminisme lié à son genre. En effet, en n’ayant pas toujours prise au sérieux, c’est au prix de nombreux sacrifices qu’elle a pu atteindre son but. Rejoindre l’armée montre en soi une certaine forme de transgression pour Eulalie, car l’armée et les guerres sont bien tout ce qu’elle déteste. La résistance de sa part se verra dans le fait qu’elle ne participe pas aux conflits, mais qu’au contraire, elle essaye de trouver un moyen, aussi pacifique soit-il pour les régler. Mais cela met aussi en avant un paradoxe : sa résistance, aussi passive soit-elle se fait au prix d’un énorme sacrifice, la disparition de la moitié du monde au profit de l’autre moitié. Ce choix est déjà déterminant, car il met en avant un aspect « froid » du personnage qui n’hésite pas à sacrifier des innocents et les condamner à vivre dans l’Envers, au profit d’autres humains. De plus, le projet d’Eulalie, bien qu’il puisse sembler salvateur pour l’humanité est, en réalité, profondément égoïste : ce sont ceux qu’elle considère comme ses enfants qu’elle va placer comme régents du nouveau monde qu’elle va créer. Et ces enfants n’ont été conçus que dans ce but. Pourtant, nous avons bien vu que ces derniers n’étaient pas en accord avec l’avenir qui les attendait, et là se trouve la limite du projet d’Eulalie, et l’une des raisons principales de son échec : ses choix ne peuvent être imposés à d’autres.

Dans ce processus, Eulalie est indissociable de l’Autre, cet écho qu’elle a créé et qui a pu s’incarner grâce à elle. Une grande ambivalence se dégage de la dynamique entre Eulalie et l’Autre.

La raison pour laquelle leur collaboration était vouée à échouer était aussi due au fait que dès le départ, ils voulaient des choses contraires : « Eulalie voulait sauver son monde ; l’Autre voulait quitter le sien »310 La relation entre l’Autre et Eulalie se fait également à travers un « contrat » : « Elle a

310 DABOS, La Passe-miroir, tome 4, p.549.

vu la guerre revenir à Babel. C’était la fois de trop ; elle a décidé d’honorer son contrat. »311 Le contrat devrait mettre en avant une relation d’équivalence entre ce que l’Autre donne, et ce qu’Eulalie reçoit. Mais face à la destruction du monde, quelle a été la contrepartie, si ce n’est la vie d’Eulalie elle-même ? Dans le désir d’Eulalie de sauver son monde, on peut aussi voir une grande colère à l’égard des guerres, et selon Lydia Bauer : « Ce que l’on pourrait nommer colère est la colère justifiée du combattant ; elle est liée au courage et à l’héroïsme. 312» On pourrait ainsi rattacher cette violence en tant que force créatrice comme une colère positive. Celle du combattant qui refuse de combattre, et qui décide de mettre fin à la guerre. Cependant, cette idée de déterminisme lié au genre d’Eulalie ressort ici, si on prend par exemple Sénèque, pour qui la « colère est surtout un vice de femme et d’enfant. »313. On pourrait alors voir cette affirmation de façon ironique étant donné l’homophonie entre Dilleux et Dieu. La femme devient ici un être divin, étant à l’origine de ce monde. Cependant, son caractère humain sera également présent, étant donné que cette dernière aura laissé de nombreux écrits derrière elle. C’est sous la forme de contes pour enfant que Dilleux a mis en place l’agencement de son monde. Ainsi, la femme créatrice est également la femme écrivaine.

L’importance de l’écriture est mise en avant dès l’incipit de La Passe-miroir :

Quand Dieu était content, il écrivait. Quand Dieu était en colère, il écrivait. Et un jour, où Dieu se sentait de très mauvaise humeur, il a fait une énorme bêtise.

Dieu a brisé le monde en morceaux.314

Ce qu’on remarque dans cet incipit, c’est le fait que ce soit Farouk qui parle de Dieu, à partir de son point de vue à lui. La destruction du monde est qualifiée comme étant une « énorme bêtise ». Dans sa perception, l’acte de détruire était injustifié, ce qui sera accentué à la fin du deuxième tome par un autre de ses souvenirs : « Ça me revient, Dieu a été puni. Ce jour-là, j’ai compris que Dieu n’était pas tout-puissant. »315 Deux forces entrent en opposition ici : Dieu était de mauvaise humeur et a brisé le monde en morceaux, et Dieu a été puni. D’un côté, il y a un Dieu créateur, colérique, écrivant peu importe la raison, et de l’autre un Dieu impuissant, car victime

311Ibid., p.490.

312 BAUER Lydia, « La Colère des femmes : comportement hystérique ou force créatrice ? Angot, Despentes, Erneaux. » in Colère – force destructive et potentiel créatif. L’émotivité dans la littérature et le langage. Wut – zerstörerische Kraft und kreatives Potential. Emotionalität in Literatur und Sprache, Berlin, Frank & Timme gmbH, 2012, 163 – 184.

313 SÉNÈQUE, De la Colère, Livre I : Œuvres complètes de Sénèque le Philosophe, trad. Josepeh Baillard, Hachette, 1914, vol. 1, p.1 – 81.

314 DABOS, La Passe-miroir, tome 1, p.8

315 DABOS, La Passe-miroir, tome 2, p.11 et p.551.

d’une punition. Mais si une force supérieure à Dieu existe, capable de le punir, Dieu reste-t-il tout puissant ? La « punition » renvoie directement à la mortalité d’Eulalie, à son caractère humain. De plus, ces deux aspects renvoient également au statut de la femme comme étant contrôlée par ses sentiments et ses émotions :

Dans le monde occidental, on considère aussi que les émotions sont davantage féminines et que la raison est plutôt masculine. Les femmes, réputées plus proches de la nature et irrationnelles, manifesteraient en effet une sensibilité plus exacerbée que les hommes, exprimeraient davantage leurs sentiments (quitte à ce qu’elles se laissent déborder par eux), passeraient plus rapidement d’une émotion à une autre, seraient lunatiques ou hystériques. Les hommes, êtres de culture et de raison, auraient plus de retenue et de contrôle d’eux-mêmes, maîtriseraient bien davantage l’expression de leurs émotions et en changeraient moins souvent. Dans la façon dont elles sont jugées, attendues et parfois exigées, les émotions, viriles ou efféminées, sont donc genrées.316

De ce fait, l’action de la femme en tant que créatrice est vue comme une conséquence de forces qu’elle ne pouvait pas contrôler. Alors, du point de vue de Farouk, le jour de la Déchirure, Dieu a été puni, mais du point de vue d’Eulalie elle-même, toute idée de colère ou de punition disparaît, pour ne laisser qu’un profond désir de sauver et protéger ses enfants : « Eulalie voulait sauver son monde […] Elle n’avait gardé intacte que la glace de sa chambre. Une glace qu’elle a fini par franchir, le jour où la guerre est revenue menacer la vie de ses enfants. »317

Ici, ce qu’il est intéressant de voir, c’est surtout l’aspect maternel du personnage. La seule violence présente est celle liée à la guerre, et ce n’est que par pur désir de protection maternel que cette dernière a décidé de franchir la glace qui a permis à son écho de quitter le monde de l’Envers afin de réagencer celui d’Eulalie comme elle le souhaitait. Cependant, si Dilleux prend la place d’un être divin, cette dernière finira subalterne : avoir détruit le monde a eu plusieurs conséquences sur elle, la première étant qu’elle a été entraînée dans l’autre monde, celui de l’Envers. La seconde, quant-à elle, la condamne à perdre toute sa mémoire, jusqu’à son prénom, une fois qu’Ophélie l’aura libérée du miroir lors de sa première traversée. Elle sera, pendant des années, considérée comme une « sans-pouvoirs », reléguée au plus bas de l’échelle sociale. Elle sera prise dans les

316 BOQUET, Damien et LETT, Didier, « Les émotions à l’épreuve du genre », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 47 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 20 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/clio/13961 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.13961

317 DABOS, La Passe-miroir, tome 4, p.549.

failles du propre système qu’elle a créé, et c’est ce paradoxe qui fera du personnage de Dilleux un personnage complexe et insaisissable.

Les rapports de violences et de résistance au sein des différentes sociétés se voient surtout autour de la question de la famille : les différentes structures familiales mises en place dans La Passe-miroir sont complexes et variées. La Bonne Famille par exemple, est un bon exemple de ces rapports complexes à la famille. L’institut clame une certaine unité à travers son nom, pourtant les actes de violences en son sein ne manqueront pas : bizutage, intimidation, tous les coups sont permis pour voir quelqu’un échouer. De plus, dans cette institution, seuls les fils de Pollux correspondent à la famille de sang, car tous sont des descendants de Pollux. Les filleuls d’Hélène sont eux, plus considérés comme une famille choisie, pourtant l’instabilité des relations entre les étudiants montre bien qu’il n’y a pas de réelle unité.

En définissant le patriarcat, Delphy fait la réflexion suivante : « cette utopie est étroitement associée pour eux à l’image d’un groupe humain où l’organisation familiale est à la fois la principale base concrète et le modèle de tous les rapports sociaux. »318 Tout, dans La Passe-miroir met en scène des groupes humains où l’organisation familiale est au centre. L’arche d’Anima, bien qu’étant dirigée par des femmes uniquement (les matriarches) met la famille au centre : tout le monde doit se marier, et ces unions incessantes ont fait que toutes les personnes vivantes sur l’arche sont tous cousins. De plus, le modèle de la famille renvoie également les femmes à leur rôle de mère ; et ce dernier motif est brisé à de nombreuses reprises dans le cycle. En apprenant son mariage arrangé, Ophélie refuse l’idée d’être mère. Berenilde est enceinte, mais a vu tous ses autres enfants mourir, en plus d’être veuve. Berenilde est le personnage représentant le mieux la mère dans le cycle (à part la mère et la sœur d’Ophélie) ; pourtant, sa famille est totalement brisée : tous ceux qu’elle considère comme étant sa famille disparaissent ou meurent. Nous l’avons dit, elle a perdu son mari ainsi que ses enfants, mais, à la fin du premier tome, elle va aussi perdre tous les membres de son clan à l’exception de Thorn, mais ce dernier va aussi finir par disparaître. De plus, dans La tempête des échos, l’esprit de sa fille Victoire sera bloqué dans l’Envers, plongeant le corps physique de l’enfant dans un état apathique durant un long moment, sans que Berenilde puisse y faire quoi que ce soit. Bien que Berenilde fût pour Ophélie une figure d’oppresseur au début du cycle, nous remarquons ici qu’il s’agit d’une femme qui, à l’inverse d’Ophélie, se construit par et pour sa famille.

318 DELPHY, Christine, « Le patriarcat, le féminin et leurs intellectuelles » in Nouvelles questions féministes n°2, 1981, p.

56 – 74.

Si Ophélie recherche l’indépendance, ce n’est pas le cas de Berenilde, mais cela lui est constamment retiré, faisant de cette dernière une femme qui a, pendant longtemps, été incapable d’être mère.

Ainsi, dans La Passe-miroir, il y a le refus d’accepter la maternité, mais également l’impossibilité d’être mère :

Le thème de la stérilité deviendra un thème majeur et le facteur qui déclenchera la tragédie des protagonistes féminins. […] Si la stérilité survient, le processus de l’identité sociale de la femme se verra automatiquement interrompu et nié. Pour tout dire, la construction de l’identité des Sujets-femmes est forcée par des conditionnements exogènes qui tournent autour de leur capacité reproductrice ; cette capacité annulée, leur identité sera définitivement ébranlée.319

Comment se construisent alors les femmes stériles dans La Passe-miroir ? Nombreuses sont celles n’ayant pas de lignage ou dont le lignage a été rompu. Nous avons évoqué le cas de Berenilde, mais il y a aussi la tante Roseline d’Ophélie qui est veuve et sans enfant. On pourrait également prendre l’exemple du personnage de la Mère Hildegarde, architecte du Pôle, qui n’a aucune famille320 et se considérant comme la mère de tous les marginaux. Dans le cycle, Gaëlle, l’une des disciples de la mère Hildegarde et alliée d’Ophélie, va expliquer pourquoi, malgré le fait qu’elle n’ait pas de famille, Hildegarde a choisi de se faire appeler « mère » :

« Pourquoi toi, hein ? Parce que je n’ai pas cessé de t’observer depuis ton arrivée ici. Tu ne te sens pas à ta place et tu as bien raison. Sais-tu pourquoi ma patronne s’appelle « la Mère », et non pas « la duchesse » ou « la comtesse » ? Parce qu’elle n’est pas des leurs. Elle, elle est la maman des gens comme toi et moi. »321

L’expression « la maman des gens comme toi et moi » est intéressante, car elle permet de se demander : qu’est-ce que Gaëlle et Ophélie ont en commun ? Gaëlle fait partie d’un clan qui a été déchu, les nihilistes322, et elle s’est réfugiée en tant que mécanicienne dans la Citacielle. Elle fait partie du bas de l’échelle sociale, tout comme Ophélie, au moment où les deux femmes se rencontrent. Gaëlle a vu au-delà de l’illusion dans laquelle était plongée Ophélie, et a vu qui elle était derrière la livrée de Mime. Ophélie et Gaëlle se ressemblent, car au Pôle, ni l’une, ni l’autre n’a vraiment de famille, et personne ne doit découvrir qui elles sont réellement. Ophélie cache son identité derrière la livrée de Mime, tandis que Gaëlle cache la sienne en teintant ses cheveux en noir

319 DIAZ NARBONA, Inmaculada, « La représentation de la mère : indicateur de changement dans la littérature des femmes ? », 2002.

320 Même si son lien de parenté avec Archibald sera révélé dans La Tour de Babel, après son suicide et après que le lien d’Archibald avec la Toile a été rompu. Cela a alors laissé le personnage d’une certaine façon, totalement orphelin.

321 DABOS, La Passe-miroir, tome 1.

322 Ce qui signifie qu’elle est capable d’annuler toute forme d’illusions.

(la blondeur étant signe de noblesse) et en masquant un œil derrière un monocle noir. Les « gens comme toi et moi » sont alors les marginaux, ceux qui sont relégués au plus bas de l’échelle, et qui ont besoin d’une protection. Aussi, à travers l’emploi du mot « mère », on remarque aussi qu’Hildegarde est la mère de ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas l’être.

Ophélie est stérile, son inversion l’empêche d’avoir des enfants, mais cela n’empêche pas à cette dernière de développer un fort instinct maternel envers les autres :

Elle venait de comprendre la nature de cette sensation qui lui comprimait le ventre depuis son réveil. C’était ce qu’Eulalie Dilleux avait ressenti envers le sergent, envers les orphelins et ce qu’elle ressentirait bien plus tard envers les esprits de famille. Une émotion viscérale qui avait imprégné chaque fibre d’Ophélie. L’instinct maternel.323

En ce sens, on remarque ici que l’absence de descendance n’en fait pas moins d’elle une mère. C’est dans cette optique qu’Evelyne Ledoux-Beaugrand emploie le terme de « femme (a)mère » afin de qualifier « ces mères « sans » enfant mais qui, malgré l’absence de descendance, ou encore la distance qui se tient entre elles et leurs enfants, n’en sont pas moins mères pour autant.324 » Ophélie et Eulalie sont des bons exemples de femmes (a)mères, car elles ont toutes les deux un fort instinct maternel.

Dans son ouvrage, Le Roman d’aventures, Jean-Yves Tadié écrit :

En revanche, il n’y a pas de roman d’aventures sans héros préparé pour nous. Littérairement, d’abord : la simplicité des caractères est suffisante pour que nulle ténèbre n’en chasse. Psychologiquement, on peut aussi découvrir dans ces personnages un père, une mère freudiens, qui protègent et affrontent les périls à notre place. Enfin, au XXe siècle, comme on l’a montré, la jeunesse peut avoir besoin de s’identifier à des héros.325

Ici, on peut se demander quel genre d’héroïne est Ophélie ? Il y a un flou dans sa construction, on ne sait pas si elle est plutôt la mère ou la jeune femme. Après tout, durant les deux premiers tomes, elle se refuse totalement à être assimilée comme une mère. Elle ne veut pas donner de descendance à Thorn : « Je vous épouse parce qu’on ne m’a pas laissé d’autre choix, mais je ne ressens rien pour vous. Je ne partagerai pas votre lit, je ne vous donnerai pas d’enfants. Je suis

323 DABOS, La Passe-miroir, tome 4, p.176.

324 LEDOUX-BEAUGRAND, Evelyne, Imaginaires de la filiation : la mélancolisation du lien dans la littérature contemporaine des femmes (thèse de doctorat). Université de Montréal, Québec, Canada, 2010, p.363.

325 TADIE, Jean-Yves, Le roman d’aventures, Paris, PUF, coll. « écriture », 1982, p.9

désolée, […] votre tante n’a pas choisi la bonne personne pour vous. »326, tandis que dans les deux tomes suivants (et notamment dans le quatrième), elle va peu à peu remettre en question son choix, en raison de son amour pour Thorn. Le fait d’avoir développé des sentiments pour lui marque un tournant dans la construction de pensées du personnage. En effet, le fait de l’aimer la pousse à s’ouvrir à la possibilité d’un choix, mais sa stérilité rendra ce dernier impossible.

Ainsi, le fait d’être stérile rend Ophélie unique, et permet de mettre en avant une nouvelle figure de l’héroïne. Mais il est aussi intéressant d’étudier comment le cycle arrive à renouveler l’image d’Ophélie, passant d’un mythe Shakespearien à un nouveau symbole d’héroïsme féminin.