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Chapitre 2 Sur la spécificité des musées d’ethnologie

4. Les témoignages

Quels sont les différents types de témoignages ? Qu’entend-on par là ? Les objets ne sont-ils pas des témoignages de la culture matérielle ? Quelle serait la spécificité du témoignage ethnographique ?

Le témoignage est important, et caractéristique, pour les musées d’ethnographie et de société car, pour reprendre l’expression de Jean-Claude Duclos, « c’est ce qui donne de la chair au propos »310

. La vie quotidienne d’hier et d’aujourd’hui, les croyances, les savoir-faire s’incarnent en effet à travers les témoignages de ceux qui vivent ou y on vécu, qui croient, qui créent et qui façonnent. Pour le public des musées, l’identification et l’émotion que ces témoignages suscitent font partie intégrante de la visite311

. Ces anecdotes et ces récits de vies

309 Cet exemple, parmi tant d'autres, provient du Musée de la Vie wallonne à Liège (en cours de

rénovation actuellement) Autre exemple, plus exotique et peut-être plus parlant encore: au Musée de la Canne à Sucre Stella Matutina sur l’Ile de la Réunion, on trouve toutes les informations sur le procédé de fabrication du sucre… sans un mot sur les conditions de travail ni sur l’esclavage.

310 Entretien avec Jean-Claude Duclos, voir Annexe n°1, p. 116.

311 Ou plutôt de « l’expérience » que le public s’attend à vivre à travers la visite d’un musée

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 90 ne sont jamais anonymes : ils émanent tantôt de personnes discrètes, tantôt de gens plus ou moins célèbres ou du moins connus dans leur région. Mais ces récits « qui s’entremêlent et affleurent au gré de la présentation ne se limitent pas à une commémoration individuelle ou familiale. Associés à des objets, ils participent d’une mémoire collective définie comme l’ensemble des souvenirs spécifiques d’une communauté »312

. Dans les musées d’ethnographie et de société, les objets et les témoignages, complémentaires, se répondent et s’épaulent mutuellement pour donner du corps à la visite.

Néanmoins, comme le rappelle également le Directeur du Musée dauphinois, ces témoignages doivent résister à l’analyse scientifique. En toute rigueur, les témoignages ethnographiques sont le résultat d’enquêtes menées par des ethnologues sur leur terrain. Cela signifie que les personnes interrogées l’ont été en fonction d’une étude particulière sur un sujet délimité. Les témoignages sont parfois uniques – s’il ne reste qu’un témoin – mais ils sont le plus souvent multiples, complémentaires ou convergents. L’ethnologue va essayer de récolter des renseignements auprès de plusieurs informateurs, afin de les valider. Il peut également les comparer à d’autres types de sources, notamment historiques. C’est du moins de cette façon qu’il devrait procéder pour aboutir à un résultat scientifiquement valable. Il recueille la mémoire, un « magma de témoignages »313

, le récit de souvenirs parfois très précis qui est relaté sans aucune analyse par le témoin, et qui en soi ne fait pas sens (« Je me souviens que mon père a été arrêté en juin 44, c'était un lundi et nous étions à tel endroit... ». Il appartient à l'enquêteur de pouvoir expliquer et analyser ce vécu par la critique historique (« En 1944, suite à tel événement, des arrestations se produisent »).

A côté de cette pratique pointue et laborieuse – c’est-à-dire professionnelle – de l’enquête et de la collecte de témoignages, les responsables de petits musées s’en remettent davantage à leurs propres représentations en la matière, à leur passion et à leur intuition pour récolter des informations. Les enquêtes ne se font pas nécessairement avec méthodologie et ce sont prioritairement les connaissances et relations qui sont sollicitées. Dans le cas des petits musées animés par des bénévoles, on peut d’ailleurs se demander si la passion et l’intérêt que

patrimoniales » dans CHAUMIER, Serge (dir.) Du musée au parc d'attractions : ambivalence des formes de l'exposition, Culture et Musées n° 5, Arles (Actes Sud), 2005, p. 111-131). N’espère-t-on pas avoir le cœur serré par la nostalgie ? N’avons-nous pas envie d’une petite dose de régression, pour reprendre l’idée chère à Baudrillard ? Ces sentiments ne sont-ils pas caractéristiques de l’expérience de visite d’un musée d’ethnographie ?

312 SERENA-ALLIER, Dominique, « Histoires de musées », dans Histoires de vies, histoires d’objets ;

acquisitions récentes 1996-2001, Catalogue d’exposition (28 juin 2002 – 12 janvier 2003) au Museon arlaten, p. 10-16, p. 10. La communauté évoquée par l’auteur et qui est visée par le Museon arlaten est « celle qui vit en basse Provence rhodanienne, entre la fin du XVIIIe siècle et aujourd’hui ».

313 NANDRIN, Jean-Pierre et TOUSIGNANT, Nathalie, « Mémoire de l'Europe, mémoire de Bruxelles »,

dans DUMOULIN, M., Bruxelles, l'européenne. Regards croisés sur une région capitale, Bruxelles (Tempora), 2001, p. 204-205, repris dans Les cahiers de la Fonderie, n° 26, 2002, p. 38-41.

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 91 porte une personne à sa région, natale ou d’élection, ne constituent pas des entraves à un travail de recherche objectif314

.

Une des spécificités du musée d'ethnographie (mais qu'il partage avec les musées de sciences naturelles) consiste à associer, presque dans un même mouvement, collecte (de témoignages et de matériel), conservation, recherche. Il faut distinguer, d’une part, les témoignages, souvent nombreux, qui sont recueillis par des ethnologues, « pour la recherche » et, d’autre part, celui ou ceux qui seront ensuite sélectionnés dans ce fond, par des muséologues ou les conservateurs « pour l’exposition ». Le fond, une fois constitué selon des critères scientifiques, devient un réservoir de témoignages qui pourront être utiles à l’exposition. Les critères de sélection en vue de l’exposition sont bien différents : les témoignages sont choisis en fonction du message arrêté par le concepteur mais aussi pour leur capacité à capter l’attention du visiteur et à toucher sa sensibilité.

En outre, les témoignages ont aussi leur place dans les musées d’histoire. On n’a pas attendu l’avènement du dictaphone pour relayer les témoignages écrits, célèbres ou anonymes, d’événements majeurs tout comme ceux de la quotidienneté. Et si le goût des historiens est manifeste pour l’écrit, ils ne se privent pas pour autant d’utiliser des documents sonores et filmés dans les présentations muséales. Le recours à l’entretien est plus rare, du moins dans les musées, mais pas absent : que l’on songe en particulier au Centre d’Histoire de Montréal ou à certains musées dédiés à la Deuxième Guerre mondiale. Cependant, le témoignage historique est souvent différent ; soit qu’il ne concerne pas le même type de fait, soit que les témoins n’ont pas la même valeur. Si l’on interroge une personnalité, ou un expert à propos d’une personnalité, ou encore un quidam sur un événement précis et daté, le témoignage trouvera mieux sa place dans un musée d’histoire. Si on interroge un personne ordinaire sur un sujet relatif à la vie quotidienne, même si le témoignage est précis et bien daté, il aura plutôt pour destination le musée d’ethnographie.

En ce qui concerne les musées de beaux-arts, à l’exception des « témoignages » ou plutôt commentaires des artistes eux-mêmes à propos de leur œuvre, cette pratique est complètement

314 « Tout d’abord, seul le visiteur le plus superficiel et le plus pressé peut penser que ces musées se

réduisent aux objets qu’ils exposent : outils de travail, costumes, etc. Pour les fondateurs, ces objets représentent leur identité et leurs racines » (FORNI, Gaetano, « Les musées d’ethnographie en Italie : dix ans d’extraordinaire croissance », dans Museum international n° 204 (vol. 51, n°4), 1999, p. 47-52, p. 50). Les fondateurs, qui ne sont pas nécessairement ethnologues, sont néanmoins des « spécialistes » dans la mesure où ils « savent », ils ont des connaissances, soit personnelles, soit acquises lorsqu’ils recueillent des objets et/ou des témoignages. Encore faut-il pouvoir les transmettre – aux chercheurs, par l’intermédiaire d’un travail documentaire rédigé (combien de « conservateurs » amateurs négligent ce travail parce qu’ils font confiance « à leur tête », comme le déclare fièrement Freddy Close, fondateur du Musée d’Eben-Bassenge ?) et aux visiteurs par l’intermédiaire de l’exposition. Pour que celle-ci ne soit pas uniquement destinée à ces mêmes fondateurs, comme en témoigne cette citation de Forni, démontrant à la fois le manque de recul et de professionnalisme de ceux-ci. Hartmut Prasch évoque quant à lui le « dilettantisme » dans les petits musées locaux (PRASCH, Hartmut, « Musées régionaux, musées locaux : quel dialogue ? », dans Museum, n° 175 (vol. XLIV, n° 3), 1992, p. 133-136, p. 134).

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 92 absente. De plus, la collecte de telles informations, est sans comparaison avec la méthodologie de l’enquête ethnologique.

Sur le plan de l’exposition, les témoignages rythment la présentation soit sous forme écrite, retranscrite, soit par le recours à une bande sonore ou à la projection d’un film (de type documentaire). Il peut éclairer l'utilisation d'un objet ancien ou d'une vraie chose présentée, par exemple. Le commentaire a été recueilli dans les conditions requises par la discipline et se trouve reproduit en tant que tel. Il est reconnaissable et ne peut pas être confondu avec un texte explicatif rédigé par les scientifiques du musée ou par le muséographe. Il est placé entre guillemets, écrit en italique, ou dans une autre police de caractères ou une couleur particulière, différente des autres types de textes. Le témoin est cité, nommément (Monsieur Jean Dupont) ou de façon anonyme mais en indiquant les caractéristiques importantes par rapport au discours (un homme de 63 ans, un ouvrier de l'usine en 1984, l'institutrice, un Italien du quartier...). Si le témoignage est donné à entendre, on diffuse l'enregistrement original, en spécifiant également par écrit qui parle, et éventuellement dans quelles conditions.

Très variés dans leur forme comme dans leur contenu, leur taille et leur importance peuvent aller de l’anecdote tenant en quelques mots sur un cartel à un récit justifiant l’aménagement d’une salle entière, comme au Centre d'Histoire de Montréal, où plusieurs scénographies d'ambiance servent de support à la présentation de collections et de témoignages filmés. Autre exemple : la reconstitution de l'atelier de fourrure au Musée de la Vie bourguigonne – Perrin de Puycousin à Dijon à laquelle le témoignage d'une ancienne fourreuse donne tout son attrait et sa signification. Les témoignages constituent parfois un fil conducteur dans l’exposition ou, du moins, peuvent suggérer un cheminement particulier. Une telle exploitation peut également trouver place dans les musées d’histoire, tels que In Flanders Fields à Ypres, musée consacré à la Grande Guerre, où chaque visiteur est invité à endosser l’identité d’une personne ( et non une « personnalité ») ayant vécu cet épisode dramatique et à découvrir progressivement un destin singulier315

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