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Chapitre 2 Sur la spécificité des musées d’ethnologie

6. Peut-on parler de spécificité ?

Ce chapitre ainsi que le précédent le démontrent : l’ethnologie est un domaine dont les limites restent floues et le contenu des musées d’ethnographie et de société est constamment remis en question. Seraient-ce ces deux traits distinctifs qui fondent sa spécificité? A propos de l’existence éphémère de certains musées au XIXe siècle, voire de projets de musées qui ne furent jamais réalisés, Isabelle Collet se demande si ces échecs ne sont pas dus, pour une part du moins, à l’impossibilité de cerner un domaine spécifique à l’ethnographie328

. Cela n’empêche pas ces musées de s’être finalement multipliés au cours des dernières décennies, en suivant, presque unanimement, un modèle muséographique particulier, une « recette », toujours accommodée « selon le marché », dont je vais rappeler les ingrédients essentiels. Ce modèle spécifique, que j’appellerai « traditionnel », est encore largement présent dans le

325 Le rôle de la graisse comme élément identitaire des régions d'Italie a bien été mis en évidence par

CAPATTI, Alberto et MONTANARI, Massimo, La cuisine italienne. Histoire d'une culture, Paris, (Seuil), 2002, p. 144-150.

326 Anecdote rapportée par André Gob suite à une visite au Musée alsacien. En 1928, de retour du Congrès

international des Arts populaires de Prague, Henri Focillon, plaidait déjà pour que les musées pratiquent davantage la comparaison. Dans son esprit, il s’agissait surtout de mettre en évidence les similitudes entre des traditions étrangères : « Quant à moi, écrit-il, je me tiendrai pour heureux si, dans la vitrine d’un musée local, je vois accueilli avec amitié un objet étranger qui rappelle une parenté ou un accord, même fortuit, et qui, spontanément, m’aide à passer du plan provincial au plan universel ». FOCILLON, Henri, « Echanges et comparaison » dans Mouseion, n°6, décembre 1928, p. 206-211, p. 211.

327 JAMIN, Jean, « Les objets ethnographiques sont-ils des choses perdues? », dans HAINARD, Jacques et

KAEHR, Roland, Temps perdu, temps retrouvé. Voir les choses du passé au présent, Neuchâtel (MEN), 1985, p. 51-74, p. 64.

328 COLLET, Isabelle, « Les premiers musées d’ethnographie régionale en France » dans Muséologie et

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 97 paysage muséal actuel, bien qu’il soit à mon avis dépassé et, heureusement, fortement remis en cause depuis deux ou trois décennies déjà. Cette évolution, ainsi que les remises en question qui l’accompagnent nécessairement, feront, je le rappelle, l’objet du chapitre suivant.

Les ingrédients de base de cette recette ancestrale, transmise de génération de conservateur en génération de conservateur, sont :

- Des objets modestes, par opposition aux musées d’art et d’archéologie, voire aux musées d’ethnographie extra-européenne, mais qui suscitent néanmoins certaines émotions auprès des visiteurs, d’autant plus qu’ils se sentent proches de ces objets.

- Un portion temporelle d’investigation relativement courte, relativement proche de nous et surtout non-détaillée, mal datée ; par opposition aux musées d’histoire surtout, mais aussi aux autres types de musées (beaux-arts, archéologie, sciences naturelles, sciences et techniques) qui privilégient sinon une structure chronologique (certains de ces musées sont plutôt thématiques) au moins une approche qui met en évidence une évolution ou une progression, réelle ou supposée.

- Le statut de l’objet ethnographique et l’approche synchronique amènent ces musées à proposer des reconstitutions plus ou moins fidèles de cadres de vie et des présentations thématiques ou typologiques selon quelques canons particulièrement récurrents.

- Ces présentions sont agrémentées de témoignages, plus ou moins bien documentés, qui prennent parfois valeur de personnification d’un métier, d’une tradition, d’une manière de vivre.

- Le tout a souvent pour but l’affirmation d’une identité, la reconnaissance d’une spécificité régionale (essentiellement rurale) ainsi que l’apologie d’une classe populaire sublimée, au détriment d’une vision globale et nuancée d’une communauté ainsi que des échanges et conflits entre personnes, entre classes sociales et entre régions. Ce caractère est partagé du reste avec certains musées d’histoire. Dans les musées d'art, on cherche plutôt à mettre en évidence des références au niveau national et international lorsque l'on fonde la structure sur les grands courants de l'histoire de l'art.

Deux autres caractéristiques de ces musées qui, parce qu’elles sont moins strictement muséologiques, n’ont été que partiellement abordées, peuvent être ajoutées à cette liste d’ingrédients et de particularités : il s’agit des émetteurs et des récepteurs de cette communication muséale spécifique ou, si l’on préfère, des créateurs et des visiteurs. A propos des premiers, Forni dit ceci : « Les initiateurs ou les créateurs de ces musées (…) : ce sont des gens du peuple. C’est en cela que réside la différence radicale entre ces musées et les autres »329

. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui ou du moins, je pense qu’il faut nuancer cette affirmation. S’il est vrai que les petits musées locaux et régionaux sont souvent créés à

329 FORNI, Gaetano, « Les musées d’ethnographie en Italie : dix ans d’extraordinaire croissance », dans

Museum international n° 204 (vol. 51, n°4), 1999, p. 47-52, p. 50. Peut-être que pour cet auteur, « gens du peuple » s'oppose à l'aristocratie et non à la bourgeoisie et aux lettrés.

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 98 l’initiative de quelque amateur ou nostalgique de la vie d’antan, il n’en va pas de même pour les établissements plus importants, en particulier ceux qui ont été ouverts récemment. Par ailleurs, les premiers musées de folklore ont eu pour instigateurs des notables et des intellectuels. Tout dépend de ce que l’on entend par « gens du peuple », mais je crois que ce sont la plupart du temps des gens cultivés, instruits qui ont élaboré, ou qui élaborent encore aujourd’hui, ces musées et qui s’y retrouvent aux commandes. Bien entendu, des personnes issues de catégories socio-professionnelles inférieures (agriculteurs, ouvriers...) peuvent les rejoindre, en particulier dans le cadre des écomusées où l'on s'appuie sur la participation de toute la population.

A propos du public des musées d’ethnographie, comme le souligne François Mairesse dans sa première version de la section « public » du Thésaurus de muséologie, les études du profil des visiteurs sont relativement récentes et concernent avant tout le public d’une catégorie spécifique de musées : les plus institutionnalisés et, la plupart du temps, les plus grands330

. Autrement dit, la majorité des musées d’ethnographie régionale et locale sont très peu pris en compte dans ces analyses et il est à peu près impossible, par ailleurs, de connaître avec certitude qui fréquentait les premiers musées331

. C’est le public habituel des musées qui était certainement visé, autrement dit, les gens cultivés et socialement favorisés, mais de surcroît ces institutions s’adressaient également à une audience plus populaire, issue de la région même332

. Les dispositifs muséographiques, en particulier les dioramas et les reconstitutions d’intérieur, sont des modes de présentation que l’on peut également qualifier de populaire333

, dans la mesure où ils ne font pas appel à des connaissances approfondies du sujet pour le comprendre. Les objets sont rarement sacralisés comme le seraient des œuvres plastiques dans les musées de beaux-arts ; certains musées, rappelons-le, jouent d’ailleurs sur la proximité entre les objets et les visiteurs pour permettre à ces derniers de s’approprier plus facilement et plus rapidement le contenu du discours muséographique. Pour toutes ces raisons, ces musées

330 MAIRESSE, François, « La notion de public » dans VIEREGG, Hildegard K., Museology and

Audience, ICOFOM Study Series n°35 (preprints), Munich, 2005, p. 7-25, p. 24-25. Néanmoins, en ce qui concerne la France, Eliane Barroso note que « la typologie du public est en général plus large dans les musées de société que dans les musées de beaux-arts. Des enquêtes réalisées ont montré que le niveau d’études et les catégories socioprofessionnelles des visiteurs étaient plus diverses. Un certain nombre de monographies (Mulhouse, Douarnenez, Marquèze), ont montré qu’un grand nombre de visiteurs des musées de société n’étaient auparavant jamais entres dans les musées » BARROSO, Eliane, « Actualités des musées de société » dans BARROSO, Eliane et VAILLANT, Emilia (dir.), Musées et sociétés. Actes du Colloque de Mulhouse Ungersheim (1991), Paris (RMN), 1993,p. 240-246, p. 242.

331 On sait que Mistral, au Museon arlaten s’adressait au « peuple », dont il voulait frapper l’imagination,

et qu’il voyait « comme les enfants qui étudient la nature et les choses à l’aide de leurs joujoux », raison pour laquelle il a rassemblé « des bibelots, des objets sensibles, de nature à frapper et à retenir l’attention » (Mistral cité dans LARDELLIER LARDELLIER, Pascal, « Dans le filigrane des cartels… Du contexte muséographique comme discours régionaliste : l’exemple du Museon arlaten », dans Publics et Musées, n° 15, p. 63-78, p. 67).

332 C’est une des raisons pour lesquelles les cartels peuvent être rédigés en langue locale (wallon,

provençal, breton etc…), ajoutant encore à l’affirmation d’une identité culturelle, de laquelle les « étrangers » sont exclus. Ce vocabulaire présente du reste un intérêt certain pour les dialectologues – c’est-à-dire, des gens cultivés.

333 MONTPETIT, Raymond, « Une logique d’exposition populaire : les images de la muséographie

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 99 sont, me semble-t-il, plus à même que d’autres d’attirer un public plus populaire, moins porté « naturellement » à ce type d’activité culturelle, par rapport au profil des visiteurs de musées d’art, notamment334

. Bourdieu et Darbel avaient déjà souligné dans leur enquête sur les musées d’art que c’était ceux d’entre eux qui proposaient des sections d’art décoratifs qui attiraient le public le plus diversifié, c’est-à-dire, avec une proportion plus importante qu’ailleurs de personnes peu cultivées335

.

La recette une fois élaborée, le musée d’ethnographie n’avait-il pas trouvé la voie de sa spécificité ? « Les travaux d’histoire sur les musées de ce genre se multiplient, les travaux d’histoire de la discipline scientifique correspondante progressent aussi. Tous montrent combien la notion d’arts et traditions populaires est une notion datée, comment elle a servi à concevoir et à réaliser un genre de musées bien défini, à pratiquer un type d’investigation bien identifié. Tous aussi donnent à penser qu’ils donnent de l’homme et de la société, au siècle passé, une image partielle, idéologiquement orientée, qui sépare abstraitement les sociétés locales de la société englobante »336

. La spécificité muséologique et muséographique des musées d’ethnographie existe uniquement dans la mesure où l’on envisage ce modèle traditionnel. Celui-ci concerne avant tout les musées anciennement ouverts, dont certains, ayant peu évolué au cours de leur existence, jouaient encore un rôle de référence à l’époque du « boom » des musées locaux, dès la fin des années 1970 et sans doute jusqu’à nos jours. Les ingrédients cités ont dès lors été incorporés, en fonction des possibilités et ressources propres, dans les projets récents de petits musées de la vie locale, implantés quasi exclusivement en milieu rural.

La recette est-elle encore de mise pour les musées plus novateurs, offrant un éclairage pluriel et multidisciplinaire ? N’y a-t-il pas de plus en plus, et c’est tant mieux, collusion ou synthèse entre les modèles traditionnels du musée d’ethnographie et du musée d’histoire ? Peut-on encore parler de modèle traditionnel pour les musées de société ? Ce vocable n’indique-t-il

334 Ce profil est connu depuis longtemps des muséologues et des sociologues, surtout depuis la publication

de l’enquête de Bourdieu et Darbel (BOURDIEU, Pierre et DARBEL, Alain, L'amour de l'art. Les musées d'art européens et leur public, 2e édition, Paris (Minuit), 1969), dont les résultats généraux n’ont pas été contredits par les études plus récentes.

335 En ce qui concerne les musées plus récents, qui ne sont pas forcément construits selon ce modèle

traditionnel, le public visé par l’institution reste le même, c’est-à-dire qu’il cherche à toucher aussi les classes de visiteurs moins portées « naturellement » vers les institutions muséales, c’est à dire les personnes disposant d’un capital socio-culturel relativement faible. Il s’agit également d’un public de proximité : les habitants de la région à laquelle le musée s’intéresse. « Il est au moins deux catégories de musées (et d’expositions) qui supposent un rapport différent au public. Dans les deux cas il se produit d’emblée une plus grande proximité entre le contenu de l’exposition et celui qui s’en accapare et qui n’est pas seulement visiteur, mais acteur. La première catégorie est l’exposition qui met en œuvre des moyens interactifs. La seconde catégorie concerne les musées de nature communautaires, comme l’écomusée. (…) dans le cas du musées communautaire, selon l’expression d’Hugues de Varine, « le musée n’a pas de visiteurs, il a des habitants » et il « ne peut avoir de conservateurs. Il n’a que des acteurs » (DESVALLEES, André, « Quels musées pour quels publics ? » dans VIEREGG, Hildegard K., Museology and Audience, ICOFOM Study Series n°35 (preprints), Munich, 2005, p. 55-60, p. 58).

336 CUISENIER, Jean, « Des musées de l’homme et de la société : oui, mais lesquels ? » dans Le Débat, n°

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 100 pas justement le dépassement de ce modèle ? Y a-t-il un modèle de musée de société ? Le Musée de la Civilisation, tellement cité au Québec et à l’étranger comme un exemple réussi ? Si c’est le cas, ce « modèle » présente-t-il des spécificités par rapport aux autres types de musées, y compris les musées d’ethnographie dans ce cas ?

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