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Chapitre 2 Sur la spécificité des musées d’ethnologie

3. La proximité temporelle

L’objet d’étude des sciences telles que l’histoire de l’art, l’archéologie et l’histoire, embrassent des périodes chronologiques plus longues que la période envisagée par les

300 Rencontrée en août 1999, à l'Ecomusée du Pays des Collines (La Hamaide - Ellezelles) dans le cadre de

mon mémoire de licence.

301 Quelques exceptions permettent de confirmer cette règle, tel que le Musée du Dialogue à Louvain-la-

Neuve où la plupart des œuvres sont en libre-accès, donc exposées aux effleurements et aux caresses, certaines pouvant expressément être touchées, comme la sculpture gothique en bois représentant le christ sur son âne)

302 HAINARD, Jacques, « Faudra-t-il ré-empoussiérer le musée ? », dans Rapport d'activité de la 3ème

conférence générale du Réseau européen des musées d'ethnographie et des musées de société – NET, Ljubljana (Slovenski Etnografski Muzej), 2000, p. 45-55.

303 Voir entretien avec Martine Thomas-Bourgneuf, Annexe n°1, p.75-92.

304 GOB, André, « Keeping Traces. Immaterial Heritage, Living Heritage, Object Museology: a

paradoxical relationship” dans Museology and Intangible Heritage II (International Symposium ICOFOM – Séoul, 2004), ICOFOM Study Series ISS 33 Supplement, München, 2004, p. 45-48 et GOB André, « Garder une trace : le rôle du musée dans la sauvegarde du patrimoine immatériel » dans La Vie des Musées, 18, 2004, p. 68- 78.

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 87 ethnologues de l’Europe. Il peut sembler, de prime abord, que le rapport au temps et à la chronologie doit être forcément différent dans les musées qui nous occupent. En effet, les musées d’histoire, d’art et d’archéologie mais aussi de sciences et techniques ou d’histoire naturelle, sauf thématique particulière ou cadre chronologique restreint305

, peuvent faire débuter leur discours et leur collecte qui au Moyen Age, qui à l’invention de la roue, qui à la préhistoire ou même au Big-Bang306

. Le musée d’ethnographie et de société, quant à lui, étend rarement son champ d’étude au-delà de la Révolution française. Ceci est bien entendu une tendance générale. Certains musées qui possèderaient des objets plus anciens peuvent aborder à travers eux les périodes plus éloignées de nous ; mais lorsque c’est le cas, cela reste relativement anecdotique. Les musées régionaux, qui ont une vocation plus généraliste, combinent volontiers des approches de la préhistoire, de l’histoire ancienne et récente, y compris de l’art, et de l’ethnologie ; celles-ci apparaissent alors souvent comme des « départements » distincts ou se présentent selon une succession chronologique.

Dès lors, on peut dire que les musées d’ethnographie abordent des périodes globalement plus proches de nous que les autres musées. On remonte dans le temps de plusieurs générations, parfois seulement deux ou trois (bien sûr, tout dépend de l’âge du visiteur… et plus on est âgé, plus l’émotion sera forte307

), voire moins dans les musées qui traitent de la société actuelle ou de problématiques contemporaines. Ces périodes sont, théoriquement, mieux connues et mieux documentées que les périodes plus anciennes. En effet, on a davantage de renseignements sur les objets de la vie quotidienne et les usages populaires. Les informations dont on dispose, qu’elles soient matérielles ou documentaires, sont normalement plus complètes (ou moins incomplètes) et concernent toutes les strates de la société. A l’inverse, les périodes connues par l’histoire et l’histoire de l’art nous renseignent plus souvent sur le clergé, la noblesse et la bourgeoisie que sur les gens du peuple, dont les traces sont beaucoup plus rarement conservées. Les objets artistiques ou décoratifs qui sont parvenus jusqu’à nous sont généralement les exemplaires les plus beaux, les plus décorés, les plus précieux et sont souvent liés à une personnalité exceptionnelle. L’archéologie, au contraire de l'histoire, permet souvent de documenter la culture matérielle des « petites gens ».

Quelles sont les implications de cette proximité temporelle sur le discours de ces musées ? La première de ces implications, qui apparaît comme une constante, depuis la création des premiers musées, c’est le choix de l’approche synchronique au détriment d’une vue diachronique. Rares sont les exceptions, comme nous le verrons au chapitre suivant. Dès lors,

305 Bien sûr, il y a des musées consacrés à des tranches d’histoire contemporaine (Haus der Geschichte à

Bonn), à des périodes bien définies (Historial de la Grande Guerre de Peronne), à des personnalités historiques (Malraux au Havre). J’envisage ici plutôt les musées régionaux, les musées d’histoire de villes, qui s’inscrivent dans une portion de temps beaucoup plus longue, parfois depuis la préhistoire ou l’Antiquité et jusqu’à nos jours.

306 Exemple : le Musée de la Préhistoire à Quinson.

307 Pour la génération de visiteurs nés dans les années 1970, la visite d’un musée de société serait tout

différente si ceux-ci présentaient des extraits de l’Ile aux enfants ou de RécréA2, des récipients à glaçons Tupperware, des mange-disques, des albums Pannini… Une évasion nostalgique dans le temps de leur enfance.

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 88 plutôt que d’envisager le discours selon une progression chronologique, on opte pour une présentation plus ou moins thématique. Celle-ci est basée d’une part sur des reconstitutions ou des évocation plus ou moins fidèles de lieux de vie : l’incontournable cuisine, la chambre à coucher et/ou autres espaces domestiques, des ateliers pour évoquer différents métiers (cordonnier, menuisier, tonnelier) ou d’autres types de commerces (épicerie, pharmacie, estaminet), parmi lesquels l’école ou du moins la salle de classe tient une bonne place. D’autre part, les présentations typologiques permettent de brosser quelques thèmes à coup de panoplies d’objets, rassemblés selon leur matériau ou procédé de fabrication (terre cuite, vannerie, les produits laitiers) ou par contexte d’utilisation (jeux d’enfant, systèmes d’éclairage et de chauffage, piété individuelle). Les découpages thématiques auxquels on procède sont généralement codifiés ou à tout le moins récurrents.

L’autre face de la question, c’est le « flou temporel » dans lequel baignent les présentations thématiques, qui règne encore trop souvent dans ce type de musées. Comme je l’ai dit, la période envisagée court de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe à l’Entre-deux- guerres, ce qui représente environ 150 ans. On fait fi de ce laps de temps assez long, et surtout riche d’évolutions et de révolutions, pour présenter un passé monobloc, idéalisé, aux contours flous308

. Le bon vieux temps flotte sur un nuage temporel, uniforme et cotonneux. En dehors de toute référence à l’histoire : on n’évoque pas le temps qui s’écoule « pendant ce temps-là ». Le « présent ethnographique », que j’ai défini précédemment, nappe l’ensemble de l’expographie de ces musées. Reste-t-il d’irréductibles vieillards qui, au fin fond de leurs villages perdus, retirés dans leurs chaumières, vivent en résistant encore et toujours à la civilisation moderne ? On pourrait le croire en sortant de certains musées !

Enfin, certaines institutions, certaines muséographies sont particulièrement avares d’explications. Les objets présentés, sous forme de reconstitutions ou de panoplies, sont généralement identifiés par leur nom. Au mieux, quelques mots d’explication peuvent être ajoutés pour en décrire l’utilisation, lorsqu’on estime que cela ne saute pas aux yeux. Peut- être ces musées comptent-ils sur la proximité temporelle, parfois toute relative, entre le visiteur et les objets présentés pour qu’il recrée lui-même leur contexte et leur mode d’utilisation et qu’il parvienne à en comprendre la signification. Par ailleurs, ces musées, se bornant à présenter des objets et à reconstituer certains contextes de vie, de travail etc., ne posent aucune question quant aux conditions sociales, à la vie en société en général. Ce manque d’explications plus globales ne tient pas seulement au fait que les visiteurs pourraient encore, pour certains du moins, posséder les clés de lecture et de compréhension d’une société

308 Un exemple illustre bien cet état d’esprit : au Musée de la Vie wallonne, dans l’état où il se trouvait à

Liège jusqu’en 2003, on pouvait voir des ateliers présentant les métiers artisanaux du XIXe siècle : tonnelier, cirier, dinandier, etc. ainsi qu’une forge, datant quant à elle du siècle précédent, sans que cela ne soit clairement fait remarquer. L’idée était de reconstituer le cadre de la production artisanale avant l’industrialisation, or, le secteur d’activité de la métallurgie étant industrialisé dès le XIXe siècle dans notre région, le concepteur a préféré user d’un anachronisme mensonger pour conserver l’homogénéité de sa présentation !

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 89 désormais révolue mais aussi à la volonté de ne pas proposer un message de portée générale. Le message délivré repose essentiellement sur les objets, qui sont à la fois, et paradoxalement, muets et plurivoques. C’est l’environnement muséographique, en bonne partie nostalgique, comme nous l’avons vu, qui doit leur donner leur signification. Que peuvent nous apprendre sur la société au XIXème siècle et sur la « vie wallonne », la reconstitution figée d’un atelier de cirier ainsi que le détail de la fabrication des chandelles présenté sur un panneau indigeste309

? Ce point me paraît particulièrement important et trouvera des développements plus conséquents dans la suite de ce travail.

Dans les musées d’histoire, les faits et les documents sont, en particulier pour les périodes les plus récentes, plus ou moins précisément situés dans le temps. C’est ce qui fait la différence avec nombre de musées d’ethnographie régionale (du moins dans leur forme la plus traditionnelle) qui évacuent presque cette question de la temporalité. Les écomusées et les musées de société, dans la mesure où ils s'intéressent davantage au temps long, aux transformations de la société et qu'ils explorent aussi la vie contemporaine, prennent davantage en considération la temporalité et sont plus soucieux d'évoquer la chronologie ou la diachronie, pour souligner les évolutions ou les changements de certaines activités ou modes de vie. Les événements, les objets, les témoignages et la « mémoire » présentées ne réclament pas moins d'explications et de remises en contexte que les éléments antérieurs. Le recul nécessaire à la compréhension fait souvent défaut et il est du ressort du musée de proposer des analyses et des réflexions.

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