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Chapitre 2 Sur la spécificité des musées d’ethnologie

5. A la recherche de l’identité

Les sciences folklorique et ethnologique de l’Europe sont nées, cela a déjà été souligné dans le premier chapitre, dans le contexte particulier d’un XIXe siècle à la fois nationaliste/régionaliste, conquérant sur les plans économique, scientifique et géopolitique et, dans le même temps, pris de vertige face à l’accélération de l’histoire et l’intrusion rapide de

315 En pratique, une carte magnétique est remise au visiteur pénétrant dans l’exposition permanente et il

suffit de la glisser dans des bornes interactives disséminées sur le parcours pour découvrir progressivement le récit d’une personne (un homme pour les visiteurs masculins, une femmes pour les visiteurs féminins), acteur « de second rôle » si l’on peut dire (on ne se glisse pas dans la peau d’un général…) au front ou dans la vie civile.

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 93 la modernité. Un sentiment de rupture ainsi que la fascination mêlée à l’angoisse devant le spectacle d’un monde en ébullition et en changement constant s’emparent de quelques érudits. L’urgence de conserver la trace des sociétés traditionnelles menacées par la vague de la modernité devient le moteur de ces disciplines en train de se constituer. Avec elles, poussées par une volonté politique de revaloriser la ruralité et les provinces, apparaissent les premières collectes de traditions orales et matérielles dans les régions et communautés, attestant de leur « grandeur » et de leur originalité. Les premiers musées sont créés, consacrant l’artisan ou l’agriculteur comme modèle de société. Paradoxalement, niant les raisons qui les ont poussés à rassembler ces collections et ces témoignages de sociétés et de cultures finissantes, les initiateurs de musées les présentent comme immuables, figées. Les nouvelles institutions apparaissent pour la plupart comme les moyen de célébrer autant que de défendre les identités (et les passions) locales, régionales. Cette volonté est souvent ancrée dans l’histoire même du musée, lorsque la volonté politique de sa création fut de prouver la spécificité culturelle d’une région, pour (re)donner confiance et fierté à ses habitants, comme ce fut le cas de Frédéric Mistral lorsqu’il créa le Museon arlaten, ou pour se réapproprier l’histoire et la mémoire, comme dans les musées plus récents et notamment les écomusées. Le concept d’identité, complexe316

, est lui-même paradoxal. « En effet, il désigne à la fois les processus d’altérité, c’est-à-dire d’affirmation de la différence et de reconnaissance par l’autre de cette différence, en même temps qu’il renvoie aux processus d’unification par lequel les individualités s’intègrent à des ensembles plus vastes en se fondant dans une même culture. Partant de là, il permet de toucher du doigt un mouvement complexe, tout à la fois d’homogénéisation interne des sociétés et de définition des unes par rapport aux autres »317

. Ce « double-jeu » de l’identité est tout à fait visible dans les musées d’ethnographie où tout est mis en œuvre pour faire montre de l’harmonie interne, l’unité voire de l’uniformité d’un groupe humain, d’une communauté régionale, qui, dans le même temps, affirme ses différences, ses particularités, réelles ou supposées telles318

. En effet, le patrimoine est convoqué et mis en valeur comme un marqueur que cette identité et est utilisé pour faire

316 Tellement complexe que je n’ai pas la prétention de l’épuiser ! Même s’il s’agit, à mon sens, d’une

question essentielle en ce qui concerne les musées d’ethnographie régionale et de société, envisager toutes les facettes de cette problématique dépasse le cadre de ce travail. Voir notamment CHAUMIER, Serge, « L'identité, un concept embarrassant, constitutif de l'idée de musée », dans EIDELMAN, Jacqueline, Nouveaux musées de société et de civilisations, Culture et Musées n° 6, Arles (Actes Sud), 2005, p. 21-40.

317 RASSE, Paul et MIDOL, Nancy, « Introduction » dans RASSE, Paul, MIDOL Nancy et TRIKI Fathi

(dir.), Unité-diversité. Les identités culturelles dans le jeu de la mondialisation, Paris, 2001, p. 11-18, p. 15.

318 A certains égards, on peut appliquer aux sociétés européennes certains mécanismes identitaires et de

différentiation d’autrui mis en évidence par les ethnologues sur le plan extra-européen : « Il semble bien que le refus de la diversité culturelle soit un trait universel dans l’histoire et que les sociétés se ressemblent vouloir toutes, à leur manière, désigner l’autre comme différent ou inférieur. Cette constante tient sans doute à l’une des fonctions essentielles de la stigmatisation d’autrui, où l’on rejette pour mieux définir et identifier son propre groupe, en posant la limite entre soi et les autres. (…) La volonté de distinction s’exprimera d’ailleurs avec d’autant plus d’acharnement que l’autre n’est pas si différent : ce n’est pas le moindre paradoxe que de voir des groupes culturellement très proches poser comme irréductible la différence – même minimale – qui les sépare », GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier et POTTIER, Richard, Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, Deuxième édition, Paris (Armand Colin), 2002, p. 75.

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 94 ressortir tantôt ce qui rapproche les membres d’une même société, pour provoquer ou attiser un sentiment d’adhésion aux membres de cette communauté ; tantôt ce qui distingue des autres, dans un mouvement de repli sur soi. Il me semble qu’il s’agit là d’une constante dans les musées d’ethnographie : la recherche ou l’affirmation d’une identité propre, l’identité collective d’un groupe.

L’identité collective est une représentation : « de manière constamment renouvelée, des individus se perçoivent, s’imaginent membres d’un groupe et produisent diverses représentations quant à l’origine, l’histoire et la nature de ce groupe319

». C’est exactement ce que tentent de mettre en évidence les musées d’ethnographie, afin de provoquer l’adhésion des membres d’une société, parfois avec une mesure d’artificialité certaine quand cela n’est pas carrément de la fiction ! Les institutions en viennent jusqu'à fixer des normes, parfois fort éloignées des pratiques, anciennes ou quotidiennes320

. Cette propension à stéréotyper les traditions va de pair avec la nostalgie et l’intemporalité inhérentes aux présentations muséographiques321

. Du reste, une communauté regroupe en son sein des entités sociales plus petites, d’un niveau inférieur ; dès lors, déterminer une identité unique à l’adresse de l’ensemble de cette communauté n’est-il pas abusif ? Tous les membres peuvent-ils réellement se reconnaître dans le « portrait » brossé par le musée, c’est-à-dire par quelques membres de cette communauté, probablement issus de quelque entité inférieure commune ? En d’autres termes, dans la mesure où les musées sont initiés et organisés par des personnes cultivées sinon savantes, provenant de milieux relativement aisés et conservateurs, est-il possible que les autres, visiteurs ou « usagers », appartenant à d’autres entités sociales, s’y reconnaissent ? Par quel processus consensuel le musée parvient-il à niveler l’identité et à générer un sentiment d’appartenance? En utilisant et en exposant uniquement les standards, les évidences… et en évitant les sujets qui marginalisent, qui stigmatisent des exclusions. Les musées d’ethnographie conçus sur le canevas traditionnel parviennent encore à éluder des sujets que les musées d’histoire ont parfois beaucoup de mal à aborder : les conflits sociaux, les inégalités sociales, économiques et politiques, les problèmes sanitaires322

, l’immigration,

319 RASSE, Paul et MIDOL, Nancy, « Introduction » dans RASSE, Paul, MIDOL Nancy et TRIKI Fathi

(dir.), Unité-diversité. Les identités culturelles dans le jeu de la mondialisation, Paris, 2001, p. 11-18, p. 15.

320 Dominique Séréna-Allier le rapporte en ce qui concerne le costume et la coiffure des Arlésiennes

d’autrefois. SERENA-ALLIER, Dominique, « Histoires de musées », dans Histoires de vies, histoires d’objets ; acquisitions récentes 1996-2001, Catalogue d’exposition (28 juin 2002 – 12 janvier 2003) au Museon Arlaten, p. 10-16, p. 15.

321 Toujours à propos du Museon arlaten, qui prône le retour à un modèle arlésien passé, Lardellier

remarque que « la modernité et ses attributs, totalement absents des lieux, semblent être suspectés, ressentis comme inauthentiques, trompeur, éléments exogènes venus perturber l’ordre du monde ». LARDELLIER, Pascal, « Dans le filigrane des cartels… Du contexte muséographique comme discours régionaliste : l’exemple du Museon arlaten », dans Publics et Musées, n° 15, p. 63-78, p. 67. La modernité est perçue comme l’ennemie de l’identité dans la mesure où elle perturbe l’ordre ancien, immuable, « authentique ».

322 A l’exception notoire des musées d’hygiène, proches parents des musées populaires ou cantonaux, qui

étaient entièrement consacrés à la prévention des problèmes sanitaires et qui ne s’adressent, du reste, qu’à la population « à risque ». Il ne s’agit pas à proprement parler de musées d’ethnographie. Voir MAIRESSE, François, « La notion de public » dans VIEREGG, Hildegard K., Museology and Audience, ICOFOM Study

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 95 etc. L'ancienne exposition de synthèse du Musée de la Civilisation de Québec, Mémoires, visible de 1988 à 2005, présentait quelques-uns de ces sujets, ainsi que le malaise qui accompagne leur relation ou leur explication. Alcoolisme, violence, chômage, déficiences sanitaires se retrouvaient rassemblé dans une section intitulée « Des jours difficiles », soulignés par une scénographie sombre et dramatisante.Dans les écomusées et les musées de société ce sont parfois ces problèmes, ces conflits sociaux, ces inégalités ou injustices qui forgent une identité et qui rassemblent une partie de la population.

Les implications de cette politique identitaire au musée concernent également les autres fonctions du musée. La collecte et la recherche se concentrent sur ce qui apparaît comme typique et ce qui correspond à la représentation que l’on se fait de l’identité, quand bien même celle-ci serait déformante : « Les collections sont davantage le reflet de la spécificité d’un région que de son identité, c’est-à-dire qu’elles insistent davantage sur ce qui distingue (costume, mobilier, équipement domestique et professionnel, sont conservés dans la mesure où ils témoignent d’un milieu social et culturel, de conditions climatiques, d’habitudes alimentaires, d’activités économiques particulières à une région) que sur ce qui est commun. L’identité ainsi restituée ferait donc apparaître une autarcie, tant culturelle qu’économique, certainement excessive. Le regard « extérieur » de l’ethnologue a en fait refusé (…) d’enregistrer ce qui pouvait lui paraître banal et quotidien et n’a le plus souvent retenu que les éléments à ces yeux (sic) « exotiques » du vécu régional »323

. Michel Colardelle ne dit pas autre chose à propos de l’ethnologie métropolitaine : « la différence formelle entre communautés proches a été priviliégiée, et demeure souvent le principe directeur des choix d’acquisition et de présentations permanentes et temporaires, au détriment de la démonstration des parentés et des processus d’élaboration des formes culturelles »324

. A cela, on peut ajouter les éléments « indésirables » évoqués ci-dessus, la « mémoire refoulée », qui ont rarement été collectés, et encore moins exposés.

Malgré cela, quand on visite certains musées, on a plutôt l’impression de voir les mêmes choses partout, présentées à chaque fois comme typiques de la région : les mêmes rabots de menuisier, les mêmes outils de cordonniers, des salles de classe de village quasi identiques, les mêmes tableaux illustrent les âges de la vie, les mêmes modes de production (du blé au pain, du lait au beurre et quasi les mêmes fêtes et coutumes qui se répètent de musées en musées, de régions en régions…) Heureusement, on élève tantôt des vaches, tantôt des

Series n°35 (preprints), Munich, 2005, p. 7-25, p. 9-10 et, à propos du Deutsche Hygiene-Museum de Dresde : GOB, André, Des musées au-dessus de tout soupçon, Paris (Armand Colin), 2007, p. 323-326.

323 JOUBEAUX, Hervé, « Collecte contemporaine et identité régionale », dans Constituer aujourd'hui la

mémoire de demain, Actes du colloque de Rennes (décembre 1984), s.l. (Musée de Bretagne et M.N.E.S.), 1988, p. 39-40. Il définit dans son article trois périodes d’étude et de collecte : archéologique, historique et ethnologique. Cette dernière débute, selon lui, peu avant la naissance de la notion même d’ethnologie.

324 COLARDELLE, Michel, « Marcel Boulin, refondateur du Musée Dauphinois », dans Fondateurs et

Le sens de la visite - Thèse de doctorat - Noémie Drouguet - Octobre 2007 - 96 moutons ou des chèvres ; on admire en arrière-plan ici la montagne et là la mer ; on cuisine qui au beurre, qui à l’huile, qui au saindoux325

!

Sont mis en évidence les éléments qui distinguent une société, une communauté, une région par rapport aux autres, bien davantage que les points communs entre elles, qui paraissent moins intéressants. La comparaison semble peu utilisée dans ces musées, bien que cela soit une méthode d’analyse prisée par les ethnologues, ce qui est assez paradoxal. Pourquoi, en effet, ne pas comparer, comme le suggérait une vieille dame à sa petite fille lors d’une visite au Musée alsacien, les coiffes alsaciennes et leurs cousines de Bretagne ou d’ailleurs afin de faire ressortir clairement les spécificités du costume local326

? Pourquoi, parallèlement, ne pas montrer les traits communs, d’une région à l’autre, de l’utilité pratique, sociale et symbolique des coiffes féminines? Certainement parce que les collecteurs veulent recueillir « les objets jugés les plus représentatifs de la culture ou de la région étudiées, expérimentant donc cette idée d'objet-témoin, d'objet-échantillon de civilisation » et qu'ils cherchent « à collecter les signes matériels les plus denses (...) d'une identité régionale ou ethnique »327

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