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CULTURE MATÉRIELLE INUITE : LES INFRASTRUCTURES MUNICIPALES AU NUNAVIK ET AU GROENLAND

3. Les infrastructures d’eau du Nord

3.3 Un système technologique

Le dernier cas étudié dans le cadre de ce papier est celui que l’on retrouve principalement dans les villes groenlandaises. Celui-ci est composé entre autres de tuyaux isolés et chauffés hors sol qui permettent de transporter des fluides malgré le froid et le pergélisol. Au Groenland, ce système intègre également les réseaux de distribution d’énergie et le câblage nécessaire aux télécommunications. Il libère ainsi à plusieurs endroits le paysage

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du câblage aérien qui altère les vues sur le territoire à partir des communautés. Nous allons voir comment, malgré l’empreinte importante de ce genre de réseau technologique au sol, les Groenlandais fusionnent ces infrastructures à des ouvrages de nature civique.

La figure ci-dessous montre la partie non enfouie des réseaux d’aqueduc (en bleu) de chauffage de district (rouge et bleu foncé) de la ville de Sisimiut au Groenland. L’utilisation de tuyaux hors sol permet une flexibilité importante : le tuyau s’adapte à la forme urbaine et au territoire, contrairement au camion-citerne. Dans le présent exemple, notons entre autres la topographie abrupte du territoire sur lequel est construit Sisimiut.

Figure 5 : Les réseaux hors sol à Sisimiut

En étant hors du sol, les tuyaux créent cependant des limites qui sont bien perceptibles dans la ville. La Figure 7 montre l’exemple d’une intervention qui tente d’adoucir la limite créée par le pipeline. Cette stratégie fonctionne, mais c’est lorsque la linéarité du réseau est prise en compte qu’un couplage s’effectue efficacement entre technique et civique. La

Figure 6 montre un trottoir-escalier construit au-dessus d’un pipeline qui masque l’effet de Figure 7 : Atténuation de l’effet de limite créé par un

pipeline d’eau

Figure 6 : Couplage d’un escalier urbain à des tuyaux de distribution d’eau

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limite en tirant avantage sur la linéarité du tuyau. À Nuuk et à Sisimiut, on retrouve ce genre de trottoir-escalier urbain surélevé à plusieurs endroits. Ils permettent aux piétons de traverser la ville efficacement et sans détour. La fusion de la technique et du civique est une pratique qui transforme l’expérience urbaine et qui, dans ce cas de figure, permet de considérer la marche comme un moyen de se déplacer efficacement dans la ville malgré les pentes importantes et la présence des réseaux hors sol. Les deux stratégies que nous venons d’explorer sont schématisées à la Figure 8.

Figure 8 : Deux façons d’aborder la fusion entre la technique (les réseaux en surface) et le civique (trottoir) : masquer l’effet de limite (à gauche) ; tirer profit de la linéarité (à droite)

Carruth catégorise ce genre de pratique comme « polysynthétique » (polysyntheticity) : contrairement aux paysages urbains occidentaux où les artéfacts techniques sont souvent invisibles, les infrastructures au Groenland sont souvent fusionnées à des artéfacts civiques pour former des systèmes multifonctionnels.

5. Conclusion

Ces trois types de systèmes présentent des caractéristiques particulières qui ont des effets différents sur la forme urbaine et qui engendrent ou ont été engendrés par des pratiques matérielles diverses. Résumons les traits de chacun de ces systèmes.

Le système le plus simple est sans contredit celui identifié comme la « place centrale ». Bien que celui-ci puisse être considéré comme précaire notamment parce que les utilisateurs n’ont pas accès à l’eau courante dans leur habitation, il offre l’avantage de créer un espace communautaire dans le village. Puisque les gens doivent s’y rendre régulièrement, le plus souvent à pied, le bâtiment de service joue un rôle structurant au niveau de la densité. Les habitations doivent être construites à proximité, ce qui limite l’étalement. Cette pratique fondée sur la collectivisation ou le partage des responsabilités et des bénéfices est à considérer dans la conception et la planification des prochaines générations d’infrastructures municipales au Nunavik. Comprenons-nous, nous ne proposons pas ici de limiter l’accès à l’eau courante. La collectivisation des systèmes techniques est toutefois un élément de conception qui pourrait à notre avis générer de

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nouvelles idées quant à l’habitation, idées qui ont le potentiel d’avoir des répercussions sur la forme urbaine des villages nordiques.

Le « service de livraison » produit quant à lui l’effet inverse sur la forme urbaine : les bâtiments doivent être espacés, les rues doivent être larges et les pentes doivent être évitées. L’utilisation de camions-citernes nécessite que chacun des bâtiments soit muni de réservoirs pour accueillir l’eau potable et les eaux usées, ce qui crée des contraintes architecturales importantes. Ce système a cependant l’avantage d’être composé de pièces interchangeables et crée certaines dynamiques sociales. Devant l’ampleur du défi qu’imposent l’urbanisation rapide et le surpeuplement des logements au Nunavik (Desbiens 2017, Dybbroe 2008, Smith et al. 2016), les autorités répliquent ce système dans les nouveaux quartiers des villages nordiques. Cela a pour effet d’étendre les villages sur des surfaces de plus en plus grandes, ce qui fait croitre les problématiques d’étalement urbain. À notre avis, cette pratique basée sur la modularité rend le déploiement de l’habitation au Nunavik efficace, mais perpétue la forme actuelle des villages, qui elle, est problématique. Devant l’urgence de proposer des solutions qui auront des effets positifs à long terme sur le cadre bâti des communautés nordiques, c’est l’ensemble du domaine de l’habitation qui doit être revu, les systèmes techniques étant une partie intégrale de cette réflexion.

Face à ce constat, il peut être tentant de proposer d’implanter des systèmes technologiques qui répliquent « l’idéal infrastructurel occidental » (Gandy 2004) : accessibilité universelle à la ressource, artéfacts techniques cachés, contrôle numérique à distance, etc. Notre dernier cas d’étude démontre qu’en effet, l’implantation de réseaux d’aqueduc et d’eaux usées peut être une solution envisageable. Cette solution aurait pour effet principal de densifier les nouveaux développements dans les villages. La construction pourrait également se réaliser sur des terrains en pente sur lesquels il est actuellement impossible de construire.

Il ne faut toutefois pas tomber dans le piège d’un « technopositivisme » moderne : il faut se questionner en amont sur les impacts socioculturels que créerait l’introduction d’un tel système. Les réseaux hors sol créent des limites qui sont perceptibles visuellement et formellement dans le paysage urbain. Ces dimensions esthétiques et paysagères du projet d’infrastructure doivent être abordées dès la planification, tout comme les pratiques matérielles. Nous l’avons vu, les Groenlandais se sont approprié les infrastructures visibles dans l’espace public en les fusionnant avec des artéfacts civiques comme des escaliers et des trottoirs. En serait-il de même au Nunavik ? Nous ne pouvons répondre à cette question dans le cadre de ce papier, mais comme l’ont fait Tajima et Chaouni (2010), nous pouvons toutefois plaider pour que les aspects socioculturels, esthétiques et formels des systèmes techniques soient dorénavant étudiés et pris en compte. L’habitation au Nunavik en serait, à notre avis, positivement transformée.

Références

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Actes de la 21e édition du Congrès d’études inuit. 114 Proceedings of the 21st Inuit Studies Conference.

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