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◊La réflexion : un acte d’abstraction

Demandons-nous d’abord pourquoi le système perceptif n’est pas le plus

2 0 8 Biran, op.cit., pp.282-283 2 0 9 Biran, op.cit., p.283

élevé dans la structure du développement du moi. Puisque, de toute façon, il nous suffit d’avoir l’expérience de la perception pour la vie quotidienne. Avec la perception, nous connaissons le monde qui nous entoure. Cependant, le système perceptif comprend encore des éléments passifs, d’où son insuffisance. Même si c’est la perception qui constitue la plupart de nos expériences quotidiennes, ce que nous faisons au niveau de la perception est l’attribution des impressions à l’objet extérieur, c’est-à-dire que nous avons toujours des éléments inconnus qui viennent de l’extérieur. Dans ce sens, nous ne pouvons pas être complètement actifs dans la perception. Même dans la perception tactile, nous ne pouvons pas produire la qualité tactile elle-même alors même que nous touchons. Quand nous touchons la table, nous sentons bien la résistance ainsi que la pression, mais c’est la table qui nous donne ces qualités. Elles sont toutes dépendantes de l’objet extérieur, et nous ne pouvons jamais modifier la sensation qui nous vient de la table, par exemple, le fait d’être polie ou d’être rugueuse : si la surface de la table est polie, la sensation est inévitablement polie. Nous n’avons donc jamais de contrôle sur la

cause de la perception.

Au début du système réflexif, Biran écrit qu’il y a dans toutes les analyses antérieures « une partie variable et une partie qui ne l’est pas. »2 1 1 Ce qui est

variable tient aux impressions, et ce qui demeure est le moi. Ce que Biran veux abstraire par la réflexion n’est ni l’un ni l’autre, mais « le rapport commun d’attribution à l’unité de résistance »2 1 2, « le rapport d’attribution à la cause moi,

force productive unique. »2 1 3

« J’appelle réflexion cette faculté par laquelle l’esprit aperçoit, dans un groupe de sensations ou dans une combinaison de phénomènes

2 1 1 Biran, op.cit., p.365 2 1 2 ibidem

quelconques, les rapports communs de tous les éléments à une unité fondamentale, comme de plusieurs modes ou qualités à l’unité de résistance, de plusieurs effets divers à une même cause, des modifications variables au même moi, sujet d’inhérence, et, avant tout, des mouvements

répétés à la même force productive ou à la même volonté moi. » 2 1 4

La réflexion est l’acte de retrouver ce rapport commun, « les rapports communs de tous les éléments à une unité fondamentale ». Mais comme il y a le primat du mouvement, il doit y avoir toujours ce rapport dans l’expérience consciente. Ainsi, même dans la sensation ou la perception, l’unité du moi « ne nous est pas moins donné nécessairement dans le concret »2 1 5, car c’est toujours à la résistance

organique fondée sur ce rapport, que le moi rapporte les impressions variables. Il faut donc qu’il y ait ce rapport fondamental, avant toutes les expériences sensitives. En droit, peut-être, mais en fait, ce rapport est voilé par les impressions extérieures. Si nous n’en avons pas la conscience, c’est parce que la sensation ou la perception comprend des éléments passifs et inconnus. L’origine est enveloppée :

« La réflexion a son origine dans cette aperception interne de l’effort ou des mouvements que la volonté détermine ; elle commence avec le premier effort voulu, c’est-à-dire avec le fait primitif de conscience. Mais cette conscience de l’effort s’enveloppe dans les affections passives avec qui elle se trouve unie dès l’origine. »2 1 6

Ainsi, la réflexion est l’acte d’abstraire le rapport voilé des éléments passifs, en éliminant la passivité. Dans les systèmes précédents, si le moi agit sur le corps propre, c’est dans le but de bien connaître le monde extérieur. Son activité est

2 1 4 Biran, op.cit., p.367 N ous soulignons. 2 1 5 Biran, op.cit., p.366

tendue vers l’extérieur. Au contraire, dans le système réflexif, l’attention est tendue sur soi-même. Le moi tente de saisir son activité sur le corps propre. Il se concentre sur lui-même, ou si l’on veut, il ressaisit son activité dans le corps senti intérieurement.

◊Un modèle de réflexion : l’ouïe unie à la voix

Si le toucher actif est insuffisant, selon Biran, c’est parce que ses fonctions, l’une sensitive et l’autre motrice, « se trouvent réunies dans le même organe »2 1 7. Puisqu’il y a des éléments passifs qui se confondent avec des éléments

actifs, le moi, qui est l’activité ne peut pas se séparer de la passivité.2 1 8

Donc, Biran va privilégier « le sens de l’ouïe, considéré dans son union intime avec la voix » qui « réunit aussi éminemment les deux fonctions sensitive et motrice, mais ici elles se trouvent naturellement séparées »2 1 9. Le sens de l’ouïe

intimement uni avec la voix, cela veut dire que j’écoute la voix que je prononce. Dans ce cas, les deux fonctions sont « naturellement séparées ». La fonction motrice se trouve dans l’organe vocal, et la fonction sensitive se trouve dans l’organe de l’ouïe. Je ne les confonds jamais. Je reconnais pleinement la cause comme cause, l’effet comme effet. Cette reconnaissance n’est pas du tout hypothétique.

De cela suivent « deux circonstances qui favorisent également l’exercice de la réflexion »2 2 0. L’une est la séparation des organes, que nous venons

d’indiquer, l’autre est la communication intérieure des deux sens malgré la séparation. Voyons ce qui nous est dit sur la « communication intérieure » :

2 1 7 Biran, op.cit., p.369 N ous avons une réfutation contre cette thèse, m ais nous la

constatons dans le chapitre V . En ce m om ent, suivons l’écrit de Biran.

2 1 8 Com m e nous le discuterons dans le cinquièm e chapitre, nous pensons que la

séparation spatiale n’est pas essentielle à la réflexion. M ais nous suivrons la m anière de Biran dans ce chapitre.

2 1 9 ibidem

« A chaque impression de son reçue par l’ouïe extérieure correspond une détermination motrice instantanée qui va mettre en jeu la touche correspondante de l’instrument vocal : le son du dehors est imité, redoublé. Pendant que l’ouïe externe est frappée d’une sensation directe, l’ouïe intérieure est frappée d’une impression réfléchie, comme par un écho animé. […] L’être doué de la faculté de rendre des sons, d’articuler et de s’entendre dans cette libre répétition, emploie un organe ou un instrument dont il dispose pour impressionner un sens passif en lui-même. Il se donne une suite de perceptions dont sa volonté motrice tire du dedans la matière en même temps que la forme. C’est ici la harpe animée qui se pince elle-même. Les autres sens sont comme ces harpes éoliennes qui attendent que les vents fassent frémir et vibrer leurs cordes sensibles. »2 2 1

« […] dans l’exercice simultané de l’ouïe et de la voix, le mouvement et le son qui en est le produit émanent bien de la même source, et s’adressent au même sujet qui les approprie également comme un double effet dont il est

cause. »2 2 2

L’être qui écoute sa voix a donc « un double effet dont il est cause ». Puisque les deux fonctions sont séparées, le moi ne confond jamais les deux, même si elles « émanent bien de la même source ». En même temps, puisqu’il y a une communication interne, je sais que le son prononcé tient à ma volonté, je ne le confonds jamais avec la voix de quelqu’un d’autre, car, dans De l’aperception

immédiate, entendre, c’est imiter les sons qui viennent du dehors, et les

reproduire2 2 3. Par ailleurs, si nous pouvons entendre et comprendre ce que les

2 2 1 Biran, op.cit., p.370 N ous soulignons. 2 2 2 ibidem

2 2 3 « O n ne connaît point d’être de notre espèce qui, étant doués de la faculté

autres disent, c’est parce que nous répétons intérieurement ce qu’ils disent. Même si nous n’émettons aucun son réel, nous ne participons pas moins au son écouté, avec notre activité. C’est la perception auditive. Ecouter, c’est déjà redoubler le son, imiter le son, et parler intérieurement. Dans le cas d’écoute de ma voix, j’ai donc deux activités exécutées simultanément. Les deux facultés que nous avons mentionnées dessus, doivent être reformulées. Il faut supposer l’une comme, parler à extérieur, l’autre, comme parler intérieurement, au lieu d’écouter simplement. C’est par la concordance de deux activités que nous avons la pleine saisie de la causalité, ce qui s’appelle réflexion. Ces deux activités seront étudiées en détail dans le cinquième chapitre, lorsque nous examinerons le rapport entre l’aperception immédiate et la réflexion.

◊La causalité dans la réflexion

En distinguant l’écoute du son articulé par suite de la volonté du moi, de l’écoute d’un son étranger, Biran écrit que « dans le premier cas, c’est le moi qui est cause ; dans l’autre, c’est une cause non-moi, sous laquelle l’individu est ou se sent passif »2 2 4. Cela est assez évident, car si l’expérience active est active, c’est parce

que sa cause est le moi, tandis que l’expérience passive est dite passive car sa cause n’est pas moi. Ainsi, la réflexion qui abstrait le rapport en question, doit venir d’une expérience dont la cause est tout à fait moi.

C’est bien pour cela que l’ouïe unie avec la voix est éminemment un modèle de la réflexion. En écoutant sa propre voix, écrit-Biran, le moi « est ou se sent cause de ses perception »2 2 5, « l’individu qui émet le son et s’écoute, a la

perception redoublée de son activité. »2 2 6 Il aperçoit maintenant la cause dans

2 2 4 Biran, V II. p.371 2 2 5 ibidem

l’effet senti, en même temps qu’il a la conscience d’un effort voulu. C’est « un premier acte de réflexion »2 2 7.

L’acte qui suit, c’est la modification et l’institution des signes volontaires. En modifiant son acte comme cause pour avoir un effet souhaité, le moi modifie la voix, en un mot, le moi institue des signes. Puisque le signe dans le langage est un indice disponible qui permet d’évoquer un signifié. L’intuition des signes nous introduit à une autre question concernant le rapport entre l’aperception immédiate et la réflexion. Cependant, comme cela exige encore une autre étude sur la causalité, n’anticipons pas ce moment, nous le verrons ultérieurement. Contentons-nous ici seulement de dire que les signes volontaires se rangent dans le système réflexif. En produisant une qualité sensible qui est sa voix, en l’écoutant, et en la modifiant, le moi saisit la causalité de production du moi. Il sent l’effet dans la cause, et la cause dans l’effet.

C o n c l u s i o n d u C h a p i t r e I I I

Les quatre systèmes du développement du moi sont un chemin qui va de la passivité à l’activité, en ayant pour but de retrouver le rapport fondamental du moi et de la résistance que le moi a eu originairement dans le mouvement volontaire. Lorsque l’homme est dit simple et passif, il est purement affectif, lié à son corps affectif. Mais quand il est dit double et actif, c’est parce qu’il agit sur son corps. Le corps propre nous montre une dualité. Il se tourne tantôt vers l’extérieur, tantôt vers l’intérieur. L’aperception interne se forme par le moi et le corps intérieurement senti. Cela est d’abord supposé hypothétiquement, car le corps

humain dans le monde concret est plus ou moins affecté par l’extérieur ou se tourne vers l’extérieur. Mais quand il arrive à la réflexion, le moi retrouve ce rapport fondamental de l’effort et de la résistance, avec le corps intérieurement et extérieurement senti ; il appartient à un cycle plus grand. Le corps de réflexion est tendu vers l’intérieur comme vers l’extérieur, ou plus exactement dit, c’est parce que ce corps est double que l’homme peut arriver à saisir la causalité dans la réflexion.

Arrivé à la réflexion, je saisis immédiatement l’évidence de mon existence. Or, la saisie de mon existence, n’était-elle pas nommée l’ « aperception immédiate » du mouvement volontaire ? Quelle est la relation entre la réflexion et l’aperception immédiate ? Si c’est la réflexion telle que nous avons vue dans ce chapitre qui donne l’évidence de l’existence, comment pourrions-nous suivre la possibilité pour la philosophie biranienne de penser la pensée dans le mouvement ? Pour pouvoir examiner cette relation, il est utile d’étudier la notion de causalité chez Biran. Car la réflexion est, comme nous venons de le voir, la saisie complète de la causalité.

Chapitre IV