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◊L’affection générale et l’affection partielle

Commençons par le premier système, qui est le système affectif. Biran définit l’affection comme suit :

« Nous comprenons sous le titre général affections tous les modes simples et absolus du plaisir ou de la douleur, qui constituent une vie purement sensitive ou animale, hors de toute participation du moi et par suite de toute relation connue avec des existences étrangères. »1 7 3

Les affections sont « tous les modes simples et absolus … », parce qu’elles concernent la vie simplex, et elles sont hors de l’activité humaine, « sans aucun concours de l’effort ou de l’activité du moi »1 7 4. Autrement dit, elles sont hors de

l’intellectualité.

« Mais ce n’est point ici une abstraction, une vaine hypothèse que nous voulons exprimer sous le tire d’affection ; c’est un mode positif et complet dans son genre d’existence, qui a formé dans l’origine notre existence toute entière, et qui constitue celle d’une multitude d’êtres vivants, de l’état desquels nous nous rapprochons toutes les fois que notre nature intellectuelle s’affaiblit ou se dégrade […] toutes les fois enfin que l’être mixte, double dans l’humanité, redevient simple dans la vitalité »1 7 5

Nous trouvons cet état de l’affection : « Toutes les fois que notre nature intellectuelle s’affaiblit », « toutes les fois que l’être mixte redevient simple ». Car

1 7 3 Biran, op.cit., p.201 Biran souligne. 1 7 4 Biran, op.cit., p.203

Biran considère que l’origine de l’affection est la vie. Même si notre vie intellectuelle est affaiblie, notre vie fondamentale continue de se manifester.

« […] car commencer à vivre c’est commencer à recevoir des impressions, à en être affecté et à réagir en conséquence. »1 7 6

« C’est donc peut-être en effet jusqu’au germe organisé, jusqu’au point vivant qu’il faudrait remonter, pour atteindre les limites ou l’origine de cette capacité réceptive des affections les plus simples. »1 7 7

L’affection est donc, un effet de la vie. Nous n’avons qu’à les subir, nous ne pouvons jamais y échapper. Par définition, seule la mort correspond à l’absence totale d’affections.

Or, selon Biran, il y a deux types d’affection :

« 1° l’affection immédiate et partielle de l’organe ou la modification qu’en éprouve sa vie propre ; et 2° l’affection générale ou la modification résultante de tout le système sensitif »1 7 8

L’affection générale est un sentiment vague et général. Elle ne donne que le sentiment vague d’une sorte d’existence, mais ce sentiment est impersonnel, et reste intérieur. Une affection partielle se produit quand une impression extérieure vient affecter le moi. Si elle est partielle, c’est parce que c’est l’organe qui est affecté d’abord. L’affection partielle s’absorbe bientôt dans l’affection générale, et cela contribue à produire le plaisir ou la douleur.

« C’est en effet du concours de ces passions ou affections partielles, […] c’est, dis-je, du concours de ces affections que résulte chacun des modes de notre existence sensitive. »1 7 9

Ces modes d’existence sensitive sont complètement hors de notre contrôle.

1 7 6 Biran, op.cit., p.210 1 7 7 ibidem

1 7 8 Biran, op.cit., p.211

Personne ne peut échapper plus ou moins au sentiment profond du plaisir ou de la douleur. (Etant physiquement faible, Biran était bien placé pour le savoir.)

« N’est-il pas en effet comme le destin, cet agent invisible de la vie qui opère en nous, sans nous et dont nous subirions toujours les lois, alors même que ce qui est le fatum dans le physique deviendrait prévoyance dans le moral ? ».1 8 0

Au passage, nous reconnaissons là la structure de l’humeur.

◊Le moi enveloppé

L’expérience de l’affection elle-même est purement passive, c’est-à-dire qu’elle n’a aucun germe d’intellectualité qui pourrait rendre compte d’elle-même. Si elle peut être reconnue, cela n’est donc que rétrospectivement par un autre élément qui est actif.

Biran fait subrepticement une remarque importante :

« Chacun de ces modes n’est point la conscience, car aucun ne s’aperçoit ou ne se sent lui-même, et pendant qu’ils changent incessamment, il y a

quelque chose qui reste et qui le sait. »1 8 1

Mais que peut être ce « quelque chose » ? C’est le moi enveloppé comme le montre la citation suivante :

« Sous l’empire de l’instinct, l’être organisé vivant, réduit à un état purement affectif devient donc toutes les modifications qu’il éprouve, et le moi, identifié avec chacune d’elles, y demeurerait toujours enveloppé, s’il ne survenait un autre ordre de conditions ou de moyens propres à le développer ou à féconder le germe dans lequel il est enfermé. »1 8 2

1 8 0 Biran, op.cit., p.214

Le moi existe, mais il est enveloppé. C’est par cela seul qu’il peut nous témoigner son état affectif, ce qu’il a vécu. Ainsi :

« Parvenu à la personnalité individuelle, l’être assistera sans doute comme témoin à ces scènes intérieures mais sans que la force du vouloir qui la constitue, puisse en distraire ou en arrêter le cours. »1 8 3

Quand Biran décrit l’état affectif, il prend donc une position rétrospective. Mais à part la description, il faut expliquer comment ce moi enveloppé se développe. Comment l’affection passive peut-elle amener l’activité ? Biran trouve le chemin dans les « lois de l’organisme »1 8 4, c’est-à-dire l’autonomie organique.

Nous avons vu la différence entre l’affection partielle et l’affection générale. C’est la première qui prépare l’étape suivante pour le développement du

moi. Il s’agit surtout des affections visuelles et auditives. Grâce aux « lois de

l’organisme », dans ces deux affections partielles, se produit une « intuition immédiate »1 8 5 : l’intuition sensible, mais non intellectuelle.

Dans le cas d’une vision passive, ou d’une écoute passive, si elles ne nous frappent qu’une seule fois, il n’y a qu’une sorte de vibration, soit dans les organes visuels, soit dans les organes auditifs. Mais si elles nous frappent plusieurs fois, notre organe auditif « sert aussi à conserver les impressions, après que leur cause a cessé d’agir, à lier dans les différents instants du temps les termes d’une suite mélodieuse, et enfin à les reproduire spontanément en l’absence de toute cause extérieure, comme sans le concours de la volonté »1 8 6. Il s’agit du son rémanent

dans l’oreille.

Les affections ici n’ont toujours pas le concours de la volonté, mais grâce

aux lois d’organisme, elles se reproduisent spontanément. Les organes ici sont

1 8 3 ibidem

1 8 4 Biran, op.cit., p.219 1 8 5 Biran, op.cit., p.218 1 8 6 Biran, op.cit., pp.220-221

considérés comme des machines qui fonctionnent automatiquement. C’est la première occasion dans laquelle le corps propre apparaît au moi.