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L’exemple de la Bretagne est éclairant pour conduire une étude des rapports entre État et états provinciaux sous l’angle d’une composante centrale, le système fisco- financier159. En 1676, la constitution d’emprunts par les États bretons contribua à enrichir, diversifier et complexifier le système. En comprendre le fonctionnement en dévoilant les réseaux de bailleurs de fonds des États et indirectement de la monarchie pourrait permettre d’appréhender les composantes du jeu de l’argent en Bretagne : en appliquant les concepts de compromis, d’intermédiation financière et de réseaux au système fisco-financier breton, il devrait être possible d’en identifier les acteurs et les bénéficiaires, sans omettre d’en souligner les fragilités et les limites avec l’espoir de pouvoir appréhender tant « le gros poisson » que « le menu fretin », tant les gros financiers que les petites mains. Ainsi, nous nous proposons de montrer les multiples dimensions de ce système en mettant en évidence à la fois le rôle des acteurs (intendants, gouverneurs, trésoriers…) et le jeu des clientèles et des réseaux des gens d’affaires pour espérer cerner les bénéficiaires du système fisco-financier et tester la pertinence du qualificatif de breton que nous lui appliquons.

La Bretagne, une province spécifique ou stratégique ?

À la province de Bretagne fut attachée la réputation de province contestatrice, résistante à l’ordre royal, la maxime « on ne gouverne pas la Bretagne comme une autre province »160 exprimant une spécificité bretonne à travers le poids d’une noblesse nombreuse, volontiers frondeuse, attachée à ses droits et ses privilèges se plaisant à rappeler « l’antériorité de la dynastie bretonne sur la monarchie française »161. Dès son

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William BEIK dans son introduction consacrée au Languedoc souligna que quatre éléments ont permis de réévaluer l’État moderne : la vénalité des offices, les intendants, les clientèles, l’état de finance.

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Jean QUÉNIART, La Bretagne au XVIIIe siècle (1675-1789), Edition Ouest France

Université, 2004, p. 14. 161

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arrivée en Bretagne, le duc de Chaulnes n’eut de cesse d’ « apprivoiser la province »162. Pourtant, Louis de Pontchartrain, premier président du Parlement de Bretagne dans une lettre au Contrôle général le 1er août 1685, correspondance relative à la réunion des États à Dinan, évoquait la maniabilité des États bretons : « je suis convaincu que nous leur ferons faire tout ce que nous voudrons »163. Province comme les autres ou province spécifique ?

Au-delà de l’arrivée d’un intendant dans la province et du quadrillage serré des subdélégations164, la spécificité bretonne résidait plus sûrement dans sa situation géographique et ses activités maritimes. Devenue province frontalière par les guerres, la province était dotée de ports qui recevaient une partie de l’or du nouveau monde. Bien que les routes du retour de l’argent aient évolué – la route méditerranéenne se substitua à la route de la Manche à la fin des années 1680, les Malouins gardèrent la main sur les circuits financiers, utilisant alors la lettre de change pour opérer des transferts sur Paris tout en laissant subsister les transferts d’argent directs vers Saint-Malo qui alimentaient leurs entreprises commerciales et leurs opérations spéculatives165. Ainsi, le 31 mars 1709, arriva à Port-Louis sous escorte d’un vaisseau du roi, une flottille de navires marchands rapportant de 20 à 30 millions de livres d’argent péruvien depuis la mer du sud166. Le pouvoir royal décida un embargo sur la cargaison et imposa un emprunt forcé aux négociants malouins167. En 1710, le pouvoir royal décida de relever la fiscalité sur les cargaisons de métal précieux, déclenchant la colère des négociants malouins. L’emprisonnement de l’un d’entre eux, Magon de la Lande, provoqua des réactions, qui firent dire au représentant du Conseil de commerce dans un écrit au Contrôleur général des Finances : « Arrêter un homme de cette conséquence dans la ville de Saint-Malo est chose d’un terrible exemple. S’il se retirait du commerce et qu’à son imitation vingt autres particuliers de la ville le fissent, certainement le royaume s’en ressentirait »168. La menace d’asphyxie financière était à peine voilée. Or, dans une période de besoins

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Jean QUÉNIART, Ibid., p. 21. Jean Quéniart cite Saint- Simon. 163

Arthur de BOISLISLE, Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les

intendants des Provinces, publié par ordre du Ministre des finances, d'après les documents

conservés aux Archives nationales, 3 vol, livre I, lettre 195, p. 52. 164

Jean QUÉNIART , Ibid., p. 24. En 1712, la Bretagne compte 82 subdélégations pour 35000 km2, un nombre beaucoup « plus élevé que la moyenne ».

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André LESPAGNOL, Messieurs de Saint-Malo, une élite négociante au temps de Louis XIV, Edition l’Encre de Marine, France, 1990, p. 485.

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André LESPAGNOL, Id., p. 13. 167

Jean QUÉNIART, Ibid., p. 381. 168

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financiers croissants de la monarchie, de telles richesses ne pouvaient laisser le pouvoir royal indifférent, d’autant qu’une partie des cargaisons de métal précieux échappaient aux autorités.

Ainsi, « durant tout le règne de Louis XIV, l’action des responsables de la province [fut] largement orientée par deux préoccupations : fortifier et défendre la province ; trouver de l’argent »169.

Trouver de l’argent était la mission principale du trésorier des États de Bretagne, personnage essentiel du monde des finances, qui consentait des avances aux États dans leur paiement au roi du don gratuit, concluait des emprunts auprès des particuliers, encaissait le montant des baux des fermes et percevait certaines impositions. Le trésorier était donc au cœur du système fisco-financier breton. « Sur la trésorerie des États repos[ait] à peu près tout le jeu des finances publiques en Bretagne »170. Mieux connaître les créanciers des États, les acteurs du jeu de l’argent, les relations du trésorier des États avec les bailleurs de fonds pourrait permettre d’appréhender les circuits financiers, leurs principaux bénéficiaires et peut-être entrapercevoir le compromis à l’œuvre.

Des années 1670 à 1720, un compromis fragile ou un « dialogue impossible »171 ?

La période initialement retenue (1687-1720) fut celle de la présence à la trésorerie des États de la famille Michau de Montaran : Jacques Michau de Montaran puis, son fils Jean-Jacques. Jacques Michau, banquier à Morlaix puis à Rennes agissait sur la scène fisco-financière bretonne depuis les années 1650 à travers sa participation en particulier au système des fermes des États de Bretagne. En 1687, après la faillite de Guillaume d’Harouys, il devint le trésorier des États via son gendre, René Le Prestre de Lézonnet. En 1699, Jean-Jacques, son fils, lui succéda et assuma la fonction jusqu’à sa démission en 1720.

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Jean QUÉNIART , Ibid., p. 27. 170

Armand REBILLON, Ibid., p. 159. 171

Joël Cornette souligna « l’impossible dialogue », « les blocages » entre le pouvoir et les États de Bretagne aux États de Dinan de 1717, à l’origine de la conspiration de Pontcallec, Joël CORNETTE, Le Marquis et le Régent, Une conspiration bretonne à l’aube des Lumières, Tallandier, 2008, p. 294.

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Toutefois, dans la perspective de l’examen du concept de compromis, un premier « réajustement » chronologique a été opéré en cours de recherche qui inclut les années 1670. Un tel choix s’explique à la fois par l’unité incontestable de la période et par le souci d’appréhender de manière dynamique le thème du compromis politique172.

La période des années 1670-1720 fut marquée par le retournement de la conjoncture économique qui mit un terme à un âge d’or économique. Encadrée par deux crises, celle des Bonnets rouges et du Papier timbré en 1675 et l’affaire de Pontcallec en 1717-1720, cette période fut caractérisée par une forte pression financière du pouvoir royal et encadrée par deux moments de violente répression. Ces deux crises étaient-elles la marque de la fragilité du compromis politique ? Ont-elles permis de renouveler le compromis sur de nouvelles bases ? Etaient-elles au contraire l’expression d’un impossible dialogue ?

Il semblait également nécessaire d’appréhender de manière dynamique le thème de notre étude et « de raisonner en termes de générations afin de montrer à la fois la mobilité et l’intégration dans des groupes sociaux ou humains précis»173 c'est-à-dire de comprendre la construction dans la durée en Bretagne de circuits financiers, de réseaux familiaux, amicaux et de réseaux d’affaires autour des Michau de Montaran. Jacques Michau n’apparut pas subitement sur la scène bretonne en 1687. Par ailleurs, les trésoriers des États structuraient autour d’eux tout un réseau de fermiers dans la deuxième moitié du XVIIe siècle en lien avec des armateurs malouins, des personnes de Morlaix, du Sud de la Bretagne ou encore avec les réseaux Pontchartrain auxquels Jacques Michau de Montaran appartenait174. Une étude prosopographique de la parenté de Jacques Michau et de ses réseaux relationnels devrait permettre de mieux appréhender le monde des gens d’affaires en Bretagne dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

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L’ouvrage de James B. COLLINS couvre la période 1532-1675. Il pouvait sembler intéressant de poursuivre l’investigation au-delà des années 1675 et d’éprouver la thèse du compromis politique dans la seconde moitié du règne de Louis XIV.

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Philippe JARNOUX, « Horizons maritimes : les bourgeoisies urbaines en Bretagne sous l’Ancien Régime. Enclavements et ouvertures », p. 248 in Frédérique PITOU (sous direction),

Elites et notables de l’Ouest, XVIe- XXe siècle, Entre conservatisme et modernité, PUR, 2003.

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Ces pistes sont évoquées par Philippe JARNOUX lors de la table ronde autour de l’ouvrage de James B. COLLINS, à Rennes le 11 mai 2004. Cité in James B. COLLINS, La Bretagne

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Dès lors, la reconstitution du parcours breton de Jacques Michau constituait une composante essentielle de notre recherche que nous nous proposons de développer tout particulièrement dans ce premier volet de notre travail.

Notre propos a donc pour objet d’appréhender les enjeux de pouvoir autour de la fiscalité et des finances bretonnes des années 1670 à 1720. Inscrivant cette recherche dans le cadre du nouveau regard porté par l’historiographie sur l’absolutisme, notre ambition est donc d’éprouver les notions de compromis, d’intermédiation et de réseaux dans la province de Bretagne.

Il s’agit donc de comprendre le fonctionnement du système fisco-financier breton dans une période de besoins financiers croissants de la monarchie. Le système fut-il l’expression d’un compromis politique entre États de Bretagne et pouvoir royal dans le partage des ressources ou au contraire marqué par la coercition, le pouvoir prenant le contrôle du système fisco-financier breton à son privilège exclusif, confortant l’idée d’une collaboration fragile et d’un dialogue impossible ? Les crises de 1675 et 1718 comme celles de 1703 furent-elles des soubresauts exprimant une réécriture du compromis ou la quête de nouveaux équilibres ? Au-delà de la seule province de Bretagne, l’ambition est de contribuer à mieux comprendre la nature des relations financières entre État et états provinciaux dans la seconde moitié du règne de Louis XIV et, par conséquent, mieux appréhender les différentes échelles du système fisco- financier175.

Nous nous proposons de développer notre propos en trois temps qui seront inégalement développés puisqu’il ne s’agit que d’un travail préparatoire :

1. Jacques Michau et alii, une famille de serviteurs de la monarchie au Grand siècle. (Mi XVIIe-1699)

2. Les Michau de Montaran à la trésorerie des États de Bretagne, des serviteurs du compromis politiques entre monarchie et élites locales ? 3. Compromis, ordre et dette : les composantes d’un subtil équilibre.

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Actuellement, aucune synthèse n’existe à l’échelle nationale sur les pays d’états. D’où l’intérêt du projet déposé par Stéphane DURAND, professeur à l’Université d’Avignon, projet visant à fédérer des chercheurs sur les pays d’états autour d’une étude des pratiques de la décentralisation et des politiques publiques. Le projet a été déposé auprès de l’A.N.R. en janvier 2011.