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Synthèse mécanologique des notions 1 La convergence des notions

Le projet d’une analyse génétique

6. Synthèse mécanologique des notions 1 La convergence des notions

Si réduire l’œuvre de G. Simondon à la mécanologie serait une erreur (« le machinisme n’est pas toute la technique330 ») et s’il ne s’est jamais revendiqué comme appartenant à cette discipline, il n’en demeure pas moins un des penseurs incontournables. Chez J. Lafitte, l’étude des différences qui s’observent dans « les formes, les structures, les fonctionnements et l’organisation générale » doit culminer avec l’explication de la « genèse de chaque type » ; d’où le fait que John Hart qualifie la méthode de J. Lafitte de génétique331. Bien qu’il n’en n’affirme pas la centralité dans ses travaux, J. Lafitte peut donc être considéré comme le fondateur de l’approche génétique. Cette symétrie nous pousse à nous interroger sur la « contemporanéité relative332 » des vues de J. Lafitte et G. Simondon, c’est-à-dire la coïncidence conceptuelle mais non chronologique de leurs systèmes de pensée. Aux deux pères fondateurs, il est tentant d’adjoindre A. Leroi-Gourhan, vu comme un précurseur de la méthode génétique, Yves Deforge, en tant que continuateur, et Genrich Altshuller, qui, malgré une approche totalement différente, en est venu lui aussi à développer des concepts similaires.

328 Jean-Pierre Astolfi, L’Erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF Sciences Humaines, 1997, p. 58. 329 Gilbert Simondon, MEOT, p. 68.

330 Gilbert Simondon, Sur la technique, op. cit., p. 170.

331 Par définition, « qui suit un processus d’évolution à partir d’une genèse ».

332 La notion est introduite par Erwin Panofsky, « Le problème du temps historique », dans La Perspective comme

forme symbolique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1976, p. 231, puis développée et appliquée à l’histoire des

sciences et des techniques par Vincent Bontems, « Causalité historique et contemporanéité relative. De la relativité einsteinienne aux sciences historiques », Revue de synthèse, no 1, 2014, p. 71-89.

« Il est très réconfortant […] que plusieurs personnes de pays différents, de cultures variées, ayant étudié les mêmes objets et leur histoire identique, arrivent finalement à des conclusions convergentes333 ». Ces convergences, si elles ne sont pas une preuve de la validité des théories et méthodes sous-jacentes, constituent néanmoins un bon indicateur de leur pertinence. Afin de désigner cette tradition de recherche (essentiellement francophone), nous parlerons de « mécanologie génétique »334. La mise en œuvre pratique d’une telle discipline est-elle pour autant envisageable ?

L’objection de principe selon laquelle la technologie ne saurait jamais se constituer en une méthode opératoire en raison de l’impossibilité d’élaborer un formalisme transhistorique qui résiste à l’évolution rapide des objets techniques qu’il doit représenter ne nous semble pas rédhibitoire dans la mesure où, d’une part, il ne s’agit justement pas, dans une perspective génétique, de représenter un état synchronique de la technique mais d’analyser son évolution335.

La mise en œuvre opératoire de la mécanologie génétique, qui passe par l’analyse de l’évolution de la technique à travers l’étude du processus de concrétisation des lignées, a été envisagée à travers le développement de la méthode IDID, qui en constitue, à ce jour et à notre connaissance, l’unique occurrence.

6.2. La mécanologie génétique et IDID

La méthode IDID développée au CEA-LARSIM par Vincent Minier et Vincent Bontems dans le cadre du projet ExplorNova se veut une tentative de synthèse opératoire de la mécanologie génétique de G. Simondon et J. Lafitte, enrichie de la MASK et de la TRIZ, ainsi que de la C-K336. Selon ses auteurs, « IDID étudie le rythme des innovations (identifiées à des seuils de concrétisation) au sein des lignées techniques présentes dans les grands systèmes techniques337 ».

333 Gilbert Simondon et Jean Le Moyne, « Entretien sur la mécanologie », art. cit., p. 108. 334 Vincent Bontems, « Actualité d’une philosophie des machines », art. cit., p. 37-66. 335 Yohann Guffroy et Vincent Bontems, art. cit., p. 280.

336 Vincent Minier et Vincent Bontems, « Investiguer / Diagrammatiser / Inventer / Digitaliser », ExplorNova :

inventer le futur, Nantes, ExplorNova Studio, 2016.

Mise en œuvre sur les instruments de l’astronomie spatiale, cette méthode de gestion des connaissances procède en quatre étapes338 :

- Investigation. Il s’agit d’extraire les informations sur les innovations à partir d’archives et d’entretiens avec les experts ;

- Diagrammatisation. Une fois l’information extraite, il est nécessaire de la formaliser sous forme de diagrammes afin d’en faciliter la compréhension et la transmission ;

- Invention. Ces diagrammes ne sont pas qu’une information figée, ils doivent produire de nouvelles connaissances en dévoilant les relations, souvent implicites, entre les différentes étapes du processus d’innovation ;

- Digitalisation. Cette modélisation n’est possible que grâce aux outils informatiques qui en retour s’incarnent dans un serveur de connaissances.

Cette recherche a pour objectif de produire des outils d’analyse de la R&D, de veille technologique et d’aide à la décision, en gardant toutefois à l’esprit que :

La modélisation des lignées techniques reste avant tout un instrument de gestion des connaissances permettant d’extraire et de capitaliser une mémoire de l’inventivité sous une forme compacte et facilement transmissible339.

Cette approche s’inspire de la MASK pour ce qui a trait à la « capitalisation des connaissances […] ici entendue, selon MASK, comme l’action d’extraire et formaliser la connaissance d’une ou plusieurs personnes340 », qui doit déboucher sur une modélisation de cette connaissance. Il en va de même pour certains des outils, par exemple les modèles de lignées qui « décrivent l’évolution, d’abord dans son contexte, puis en reprenant une modélisation génétique (les lignées)341 ». Mais là où ces deux méthodes divergent, c’est sur les objectifs poursuivis et le statut ontologique accordé aux outils diagrammatiques. Dans IDID, les diagrammes de lignées délivrent un véritable discours sur l’évolution génétique des objets techniques, tandis que les diagrammes MASK ne sont que des outils pratiques de modélisation. Dans le même ordre idée, IDID a pour vocation d’étudier le processus de concrétisation afin de retracer une histoire des inventions ayant abouti aux objets actuels., et pour ce faire, V. Minier et V. Bontems ont développé leurs propres outils

338 Vincent Bontems et Vincent Minier, op. cit., p. 33-50.

339 Vincent Bontems, « Le progrès des lignées techniques », art. cit., p. 7. 340 Serge Aries, Benoît Le Blanc et Jean-Louis Ermine, MASK, p. 168. 341 Ibid., p. 156.

diagrammatiques342, synthétisant et prolongeant les conceptions issues de la MASK, de la C-K et, bien entendu, de la mécanologie génétique. L’étude des lois d’évolution peut en outre déboucher sur de la prospective, là où les ambitions de la MASK s’arrêtent à un travail de capitalisation des connaissances passées.

Conclusion de chapitre

De par un certain nombre de proximités conceptuelles, la mécanologie se combine naturellement avec l’approche génétique pour constituer le fond théorique d’une méthodologie d’appréhension et d’étude des machines qui se veut robuste et systématique. Notons qu’à ce stade le processus de concrétisation apparaît comme un outil prometteur, d’une part parce qu’il rompt avec les conceptions purement utilitaristes de la technique, d’autre part parce qu’il fournit de précieux renseignements sur l’évolution du fonctionnement interne des objets techniques. Plus qu’un simple état de l’art, cette synthèse, inédite, entre les travaux de J. Lafitte, A. Leroi-Gourhan, G. Simondon, Y. Deforge et G. Altshuller, se veut un jalon dans l’édification théorique de la mécanologie génétique. D’autres auteurs auraient pu être inclus à cette liste, notamment en provenance des sciences de la gestion et des méthodologies de la conception (C-K par exemple) mais nous nous sommes limités aux auteurs dont les pensées nous ont semblé les plus compatibles. Reprenant les travaux de Bontems et Minier, nous avons souhaité enrichir la lignée mécanologique francophone d’apports extérieurs (TRIZ) et en provenance de la gestion des connaissances (MASK) afin de définir un premier cadre méthodologique, dont nous présentons les outils opératoires dans le chapitre suivant.

Chapitre 3