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Mécanologie génétique et étude de cas

Pour cela, il nous faut adopter une démarche robuste et systématique d’appréhension des instruments scientifiques. C’est d’ailleurs un des objectifs de cette thèse que de développer une méthode d’appréhension des objets techniques, à la fois de leur fonctionnement et de leurs évolutions. Les fondations théoriques de cette méthode seront à chercher au sein de la mécanologie génétique79 : « mécanologie » en tant qu’étude scientifique des machines et « génétique » parce que cette étude se fonde sur la genèse de ces machines80. Depuis plusieurs années, s’observe « une tendance au rapprochement et à la fertilisation croisée entre les théoriciens et les modélisateurs de ce que l’on peut appeler les “lois” de structuration et d’évolution des systèmes techniques (approche C-K81, théorie évolutionniste, systémique technologique, TRIZ82, etc.)83 ». Nous commencerons donc par proposer une synthèse entre les différents penseurs qui ont cherché à caractériser les objets techniques pour ce qu’ils sont, et non pas uniquement pour ce à quoi ils servent. Cette synthèse ne se contentera pas d’être purement descriptive mais se voudra cohérente, et cherchera à déceler des invariants entre leurs différents travaux. Les concepts mobilisés pourront

77 Davis Baird, Thing Knowledge. A Philosophy of Scientific Instruments, Berkeley, University of California Press, 2004, p. 89 : « By the middle of the twentieth century, the epistemic centrality of instruments, the fact that they are bearers of scientific knowledge, had become a matter of scientific self-awereness. »

78 Muriel Guedj, Itinéraire en histoire des sciences : des concepts et des objets pour des questions nouvelles, manuscript HDR, 2016, p. 45.

79 Nous reprenons cette expression à Vincent Minier et Vincent Bontems. Le terme de « mécanologie » renvoie aux travaux de Jacques Lafitte, quand celui de « génétique » évoque l’approche de Gilbert Simondon. On peut étendre cette tradition de recherche à la technologie génétique d’Yves Deforge.

80 Vincent Minier et al., Inventing a space mission. The story of the Herschel Space Observatory, Cham, Springer, 2017, p. 130- 131.

81 Pour « Concept-Knowledge ». Il s’agit d’une méthodologie de la conception développée à l’École des Mines. Voir à ce sujet Pascal Le Masson, Benoît Weil, Armand Hatchuel, Théorie, méthodes et organisations de la conception, Paris, Presses des Mines, 2014.

82 « Théorie de résolution de problèmes inventifs ». Voir chapitre 2 pour une présentation, et une discussion, de cette théorie.

83 Smaïl Aït-El-Hadj et Vincent Boly (dir.), Les Systèmes techniques. Lois d’évolution et méthodologies de conception, Paris, Lavoisier, 2009, p. 15.

provenir de divers disciplines, et en particulier de la biologie dans la mesure où objets techniques et entités biologiques partagent un certain nombre de propriétés communes84

Cet état de l’art et cette synthèse théorique, de par leurs caractères cumulatifs, se veulent aussi une façon d’instituer la mécanologie comme discipline en voie de constitution. L’historiographie des techniques constituera un des matériaux sur lesquels reposeront nos analyses, mais il ne s’agit pas pour autant d’une thèse en histoire des techniques. Il existe entre notre approche mécanologique et l’histoire des techniques la même distance que Bachelard décelait entre l’épistémologue et l’historien des sciences : le second a, et doit avoir, un regard davantage normatif ; il propose une reconstruction, non pas arbitraire, mais qui fait sens. En réalité, plutôt qu’une discipline au sens universitaire du terme, nous cherchons à promouvoir et développer une certaine approche, combinant pratiques d’enquête et réflexion théorique, se situant au croisement de plusieurs champs disciplinaires : l’histoire et la philosophie des sciences et des techniques, l’ingénierie des instruments, les méthodes de conception et la gestion des connaissances.

Une telle constitution de la mécanologie génétique à l’articulation des sciences de la nature et des sciences sociales qui les prennent pour objet ne peut pas être postulée, elle doit être réalisée, car « arguer d’une articulation générale entre une pratique empirique et une recherche théorique est insuffisant. Il faut le démontrer pour ce faire85 ». La confrontation avec l’étude de cas – les télescopes - sera nécessaire pour valider, ou infirmer, nos hypothèses et rendre opératoire86 notre méthodologie. L’inscription de ces travaux au sein d’une école doctorale d’astrophysique et d’astronomie trouve ainsi sa justification dans la synthèse des connaissances mobilisées mais aussi du bénéfice qui peut en résulter pour certaines de ses composantes. Plus que la simple exposition d’un programme de recherche, nos travaux se veulent une mise en pratique par des études de cas qui, « lorsqu’elles sont mobilisées en sciences sociales, […] sont très souvent associées à une série d’interrogations sur la place du théorique dans l’exposition des singularités87 ». Il s’agira de faire88 de la mécanologie génétique, comme Lucien Febvre appelait à faire l’histoire des techniques. Pour

84 Paul Dumouchel, « Gilbert Simondon’s plea for a philosophy of technology », Inquiry, n°35, 1992, p. 408 : « properties which, like adaptation or self-organization, are objective determinations of existent realities ». 85 Jérôme Lamy, Faire de la sociologie historique des sciences et des techniques, Paris, Hermann, 2018, p. 22.

86 Jean Piaget donne de la « pensée opératoire » la définition suivante : « Stade auquel l’enfant est devenu capable de processus mentaux réversibles. » Le Dictionnaire de la langue philosophique (Paul Foulquié, 1962), propose pour sa part celle du « schème opératoire » : « D’ordre concret, c’est un groupement de schèmes intuitifs, promus, par le fait de leur groupement même, au rang d’opérations réversibles. » Pour notre propos, nous emploierons « opératoire » comme « concernant une opération méthodiquement ordonnée ».

87 Jérôme Lamy, op. cit., p. 20.

certains, « la mécanologie est une science sociale89 », pour d’autres, la science des machines doit être du ressort des disciplines mathématiques90. Les objets techniques étant éminemment humains et rationnels, la possibilité d’un discours scientifique prenant la genèse des instruments scientifiques pour objet doit être possible ; elle est même éminemment souhaitable.

Cependant, nous ne choisirons pas n’importe quel objet d’étude, mais un qui soit « un véritable concentré d’histoire technique, scientifique, sociale, institutionnelle et culturelle91 ». Le choix du télescope comme cas d’étude particulier répond à cette motivation. En tant qu’instrument scientifique, les surdéterminations socioculturelles sont probablement moins prégnantes dans son évolution – contrairement à l’automobile, par exemple, « objet technique chargé d’inférences psychiques et sociales [qui] ne convient pas au progrès technique92 ». De plus, avec une histoire largement documentée et s’étendant sur plus de quatre siècles, nous pensons disposer d’une plage temporelle suffisamment étendue pour tester, de façon robuste, notre méthode. En retour, au cours de la mise en pratique, notre méthode pourra se voir modifiée et enrichie : « cette tension permanente entre les aspects théoriques et empiriques est au cœur de la mise en récit des cas93 ».

C’est en particulier l’intégration des spécificités d’un processus d’évolution technique étudié sur le long terme qui est productrice de concepts. Comme G. Simondon l’avait lui-même relevé, l’évolution technique ne se limite pas à la seule concrétisation d’une seule lignée d’individus technique ; elle met en jeu l’évolution à d’autres échelles de la technique (celles des éléments et des ensembles) ainsi que la succession de plusieurs lignées techniques. Pour se repérer dans cette complexité, il était nécessaire de développer des outils, dont un certain nombre de diagrammes et de matrices, permettant de capturer et de synthétiser la connaissance sur les divers niveaux et aspects de l’objet technique94. Cette outillage diagrammatique, préconisée par la méthode IDID de Bontems et Minier, et inspirée des méthodes de conception et de gestion des connaissances

89 Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines [1932], Paris, Vrin, 1972. 90 Pensons aux travaux de Gaspard Monge et Louis Couffignal.

91 Michel Cotte, « La génétique technique a-t-elle un avenir comme méthode de l’histoire des sciences ? », dans Anne-Lise Rey (dir.), Méthode et histoire. Quelle histoire font les historiens des sciences et des techniques ?, Paris, Classiques Garnier, 2003, p. 209.

92 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012, p. 31. Cet ouvrage sera nommé MEOT dans les notes.

93 Jean-Claude Passeron et Jacques Revel, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », dans Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, p. 19.

94 Ce recours aux diagrammes rappelle d’ailleurs les pratiques de conception des ingénieurs, dans la mesure où « through diagrammatic reasoning, engineers establish a design space for simulating a machine’s operation » (Daniel Rothbart, op. cit., p. 37).

(notamment de la MASK95) est précisément ce qui rend la mécanologie génétique opératoire. Saisir le fonctionnement et les dynamiques évolutives des instruments nécessite de se placer « entre l’anthropologie des techniques de Marcel Mauss et l’histoire longue de la matérialité défendue par les Annales », entre la micro-histoire des pratiques inventives et le temps long d’une histoire sans sujet96.

L’étude mécanologique doit aussi permettre de réaffirmer ce qui fait la spécificité du télescope. Elle doit en outre permettre de réaffirmer ce qui fait la spécificité du progrès technique de l’instrumentation scientifique et aboutir à une certaine éthique technique, ne restreignant plus l’objet technique à sa dimension utilitaire, fonctionnaliste. Par simplification rhétorique, qu’ils soient issus des sciences naturelles ou des sciences humaines et sociales, beaucoup d’auteurs considèrent que « the telescopes are simply capable of gathering more light than our unaided eyes97 ». Ceci est, à nos yeux, erroné ; un télescope est beaucoup plus que cela, et vouloir le réduire simplement à l’une de ses dimensions empêche de saisir et de comprendre pleinement son fonctionnement. Cette compréhension est pourtant indispensable, si l’on souhaite retracer les dynamiques évolutives de cet instrument scientifique. Lesquelles présentent un intérêt majeur, aussi bien pour les concepteurs que les utilisateurs du télescope : elles permettent non seulement d’avoir un regard rétrospectif, permettant de comprendre a posteriori les choix techniques effectués, mais aussi d’avoir un regard prospectif, pouvant déboucher sur des tentatives d’anticipation.