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Le projet d’une analyse génétique

5. L’apport de la TRIZ

5.1. Résolution de problème et contradiction technique

La « théorie de résolution des problèmes inventifs » ou TRIZ314 (acronyme, en russe, de Teorija Reshenija Izobretateliskih Zadatch) peut être vue à la fois comme une méthode d’innovation heuristique destinée à résoudre des problèmes d’innovation technique et une tentative de comprendre les processus d’invention315. Par « problèmes inventifs », il faut entendre des problèmes sans solution connue ou des problèmes dont la solution génère d’autres problèmes. La TRIZ a été élaborée en Russie au cours des années 1950-1960 par l’ingénieur soviétique Genrich Altshuller à partir de l’analyse de plus de 40 000 brevets. De cette analyse, il est ressorti que les problèmes inventifs pouvaient être codifiés, classés et résolus méthodiquement. G. Altshuller a alors élaboré un processus systématique permettant de guider la résolution d’un problème technique en s’appuyant sur plusieurs outils. Cette méthode, qui a pour but d’orienter les ingénieurs-concepteurs dans leur démarche innovante, découle elle-même de la théorie avancée par G. Altshuller et qui repose sur un certain nombre de notions et concepts316.

La notion de contradiction principale est la notion essentielle de la TRIZ. G. Altshuller avait coutume de dire que « tout problème, pour être résolu avec la TRIZ, [devait] être formulé de telle sorte qu’il énonce une contradiction ». Car tout problème d’innovation présente la même difficulté majeure : il semble insoluble par les méthodes d’optimisation ordinaires du fait de la présence d’un certain nombre de contradictions. Analogue physique de l’optimum de Pareto, une contradiction au sens de G. Altshuller traduit une situation où la résolution du problème inventif selon une direction

314 Pour une présentation complète et détaillée de la TRIZ, voir Denis Cavallucci, « TRIZ : l’approche altshullerienne de la créativité », Techniques de l’ingénieur, 10 janvier 1999. Sauf mention contraire, les citations de cette partie en sont tirées.

315 Genrich Altshuller, The innovation algorithm, op. cit.

316 Nous nous bornerons à présenter les concepts à la base de la TRIZ et ne reviendrons pas sur la mise en place opératoire des outils. De même, nous laissons de côté pour le moment la discussion sur les lois d’évolution ; nous aurons l’occasion d’y revenir dans un prochain chapitre.

entraîne une aggravation du problème selon une autre direction. Les contradictions peuvent être de trois types, que nous présentons par ordre chronologique (ordre d’apparition lors de la résolution du problème) mais aussi critique (difficulté à résoudre la contradiction) :

- Organisationnelle. La contradiction organisationnelle est liée à la nature même du problème à résoudre, qui est généralement mal formulé ; il peut donc y avoir contradiction entre les souhaits de l’inventeur et le fonctionnement même de l’objet.

- Technique. Il y a contradiction technique lorsqu’il n’est pas possible d’améliorer l’une des performances de l’objet sans en dégrader une autre de façon « inacceptable ».

- Physique. La contradiction physique apparaît lorsqu’un objet doit présenter « deux modalités contradictoires en même temps » (par exemple : dur et mou, lisse et rugueux, chaud et froid…).

L’étude d’un problème technique doit mettre au premier plan ces contradictions à résoudre. « Dans la majorité des cas, les ingénieurs ont tendance à privilégier une solution qui est un compromis entre les différents paramètres plutôt qu’une solution résolvant ces contradictions ». Or, pour qu’un système existant puisse passer à un niveau supérieur, pour qu’un objet technique progresse, il est nécessaire de surmonter ces contradictions en les supprimant : « Le problème technique est donc plutôt celui de la convergence des fonctions dans une unité structurale que celui d’une recherche de compromis entre des exigences en conflit317 ». Les contradictions techniques indiquent donc la direction dans laquelle résoudre le problème technique ; c’est pourquoi leur identification constitue la première chose à faire.

Ces notions de contradiction sont à rapprocher des vues de Simondon sur le concept de saturation. Une structure est dite « saturée » quand aucune amélioration partielle n’est possible sans entraîner une détérioration d’autre part : « C’est dans les incompatibilités naissant de la saturation progressive du système de sous-ensemble que réside le jeu de limites dont le franchissement constitue un progrès318 ». Ce franchissement ne peut s’opérer que par une réorganisation structurale globale de l’objet technique, et non pas à travers des améliorations partielles. J. Lafitte avait déjà relevé « le fait que, dans les machines, lorsqu’elles sont parvenues à une unité organique suffisante, leur emploi soutenu entraîne des modifications structurales, soit dans les positions relatives des organes, soit dans l’importance de ces organes relativement à l’ensemble319 ». De même, A. Leroi-

317 Gilbert Simondon, MEOT, p. 26. 318 Ibid, p. 28.

Gourhan avait remarqué que « certains groupes humains, incapables d’atteindre cet idéal, ‘‘tournent en spirale plate’’, accumulant les modifications de détail sans parvenir à passer au stade supérieur320 ». Là encore, il est intéressant de noter les points de convergence entre différents auteurs qui, indépendamment les uns des autres, sont parvenus, et ce, par des moyens différents, à des conclusions similaires sur la notion de saturation/contradiction.

5.2. La notion d’idéalité

L’objectif final de la TRIZ est d’aboutir à un objet technique idéal, soit un objet pour lequel toutes les fonctions nuisibles ont été éliminées, les dépenses pour fonctionner, réduites au minimum, et sa fonction principale, conservée. Cet objet idéalisé, ce résultat, est appelé « résultat final idéal » (RFI). Ce RFI est ce que tout concepteur doit garder à l’esprit comme unique objectif à atteindre lors de ses recherches, même s’il sait que c’est impossible : « Alors que la contradiction montre les obstacles à surmonter, le RFI aide à déterminer la direction de la recherche321 ». Cependant, il faut comprendre que « le RFI est une fantaisie de l’esprit, un rêve. Il est inaccessible, mais il ouvre la voie vers la résolution du problème322 ». Il constitue le point à atteindre jamais atteint vers lequel tend chaque développement de générations successives d’objets techniques. Afin de saisir la progressivité vers le RFI, G. Altshuller introduit une quantité qu’il appelle « idéalité », et qui se présente sous la forme du rapport entre la somme des fonctions utiles et la somme des fonctions nuisibles plus la somme des coûts nécessaires à sa réalisation, soit la formule suivante : " = $%'($%)$%& .

L’augmentation de l’idéalité se traduit par une solution qui accroît l’effet utile du système tout en diminuant les effets indésirables et les coûts. Poussé à l’extrême, l’objet idéal est un objet qui n’a pas de coût de fonctionnement, pas de surface, ni volume, ni poids, pas de consommation d’énergie, n’a pas d’effets néfastes et maximise la fonction pour laquelle il a été conçu. L’augmentation de l’idéalité, la progression vers le RFI, se traduit donc par une perte de matérialité de l’objet, et une asymptotisation vers sa fonction idéalisée.

320 André Leroi-Gourhan cité par Yves Deforge, TGOI, p. 83.

321 Genrich Altshuller, dans Dalia Ragab-Zouaoua, Lois d’évolution de TRIZ pour la conception des futures générations des

produits: proposition d’un modèle, manuscrit de thèse, 2012, p. 40.

Encore une fois, il est tentant d’opérer un rapprochement entre les vues d’Altshuller sur l’idéalité et celles de G. Simondon sur ce qu’il appelle le « schème technique pur » : « Le schème technique pur définit un type d’existence de l’objet technique, saisi dans sa fonction idéale, qui est différent de la réalité historique323 ». Au même titre que le RFI, le schème technique pur définit un objet idéal, au sens où la fonction qu’il remplit ne présume pas des structures ni même des procédés employés. On retrouve aussi l’idée d’une asymptotisation de la fonction idéale. Celle-ci ne préexiste pas aux objets techniques dans lesquels elle s’incarne, mais constitue au contraire l’horizon auquel tendent les générations successives. De même, l’objet technique « n’est jamais non plus complètement concret324 », il possède des « aspects d’abstraction résiduelle325 ». La concrétisation (ou augmentation de la concrétude) chez Simondon et l’augmentation de l’idéalité chez Altshuller possèdent donc le même statut ontologique. L’objet totalement concret (réalisation aboutie du schème technique pur) tout comme l’objet idéal de la TRIZ sont des cas limites jamais atteints. L’important, ce n’est pas les objets en tant que tels, mais les processus qui leur donnent naissance.

5.3. Inertie psychologique et obstacle mécanologique

Le troisième concept présent dans la TRIZ, et qui nous intéresse ici, est celui du blocage psychologique présent lors de la confrontation à un problème technique. Tout se passe comme si « les habitudes de pensée, les compétences trop pointues dans un domaine particulier et les inerties générées par le jargon du spécialiste326 » constituaient autant de freins à la résolution de la contradiction technique. Cette « inertie psychologique », comme la désigne G. Altshuller, peut être vue comme la transposition à l’échelle individuelle de l’inertie, telle que proposée par A. Leroi- Gourhan, qui advient lorsque « le groupe se refuse à assimiler une nouvelle technique327 ». Tout comme le groupe humain qui, par paresse, habitude ou routine, peut faire preuve de traditionalisme dans l’usage des techniques, l’inventeur tend à se retrouver dans un état psychologique tel qu’il n’arrive pas à envisager de solutions en dehors de son cadre de pensée.

Nous opterons quant à nous pour l’expression d’obstacle mécanologique, en référence au concept d’obstacle épistémologique introduit par G. Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique. L’obstacle mécanologique survient lorsque, confronté à une contradiction technique profonde

323 Gilbert Simondon, MEOT, p. 51. 324 Ibid., p. 42.

325 Ibid., p. 60.

326 Denis Cavallucci, art. cit., p. 6.

nécessitant la résolution d’un « problème inventif », le concepteur, mais aussi le penseur de la technique, n’arrive pas à dépasser son horizon de pensée actuel. Jean-Pierre Astolfi avance un certain nombre de caractéristiques pour l’obstacle épistémologique : « son intériorité, sa facilité, sa positivité, son ambiguïté et sa récursivité328 ». De manière immédiate, nous pouvons transposer ces vues à l’obstacle mécanologique. Celui-ci résulte lui aussi d’un problème psychologique, lié à une certaine inertie psychologique. Son ambiguïté réside dans le fait que les tentatives de franchissement de l’obstacle peuvent conduire à des améliorations comme à des dégradations. Enfin, sa récursivité est condition de son dépassement ; pour reprendre l’exemple de G. Simondon sur la turbine Guimbal : « La concrétisation est conditionnée par une invention qui suppose le problème résolu329 ».

6. Synthèse mécanologique des notions