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Les aberrations géométriques et chromatiques

Construction de l’objet d’étude

3. Première caractérisation du télescope

3.2. Les aberrations géométriques et chromatiques

En optique, on appelle « aberrations » les imperfections des images produites par le système optique, autres que la diffraction. Il convient de distinguer les aberrations géométriques, dues au fait que les systèmes optiques réels ne sont jamais rigoureusement stigmatiques427, et les aberrations d’origine physique, liées à la nature de la lumière. On parle de « stigmatisme approché » lorsque le système optique fonctionne dans les conditions de Gauss. Pour cela, il faut que les angles d’incidence des rayons par rapport à l’axe optique du système soient faibles et que le point d’incidence soit proche de l’axe optique (rayons paraxiaux).

Un système optique idéal est dénué d’aberration ; en optique géométrique, les aberrations géométriques décrivent la différence, géométrique, entre une image réelle et l’image idéale correspondante. Lorsqu’on travaille dans les conditions de Gauss, il est possible d’appliquer l’approximation de Gauss, aussi appelée « approximation des petits angles ». Il s’agit de l’approximation linéaire de l’optique géométrique qui consiste, dans les formules optiques, à réaliser un développement limité à l’ordre 1 et donc à remplacer les sinus par les angles correspondants428. Dans la pratique, les conditions sont rarement remplies et les images projetées par des systèmes non corrigés sont généralement mal définies, voire complètement floues si l’ouverture ou le champ de vision dépassent certaines limites. Les travaux d’Ernst Abbe ont montré que ces aberrations géométriques ne sont pas des effets secondaires, liés à l’imperfection des systèmes optiques, mais qu’elles sont intrinsèques au fait de recourir à la réflexion ou à la réfraction. La théorie gaussienne ne fournit donc qu’une méthode commode d’approximation et les systèmes optiques présenteront toujours des aberrations.

Les aberrations géométriques sont classées en deux grandes familles, selon l’abandon d’une des deux hypothèses de Gauss :

427 On dit d’un système optique qu’il fonctionne dans des conditions de stigmatisme rigoureux lorsque tout rayon issu d’un point A converge en un point unique A’ en sortie du système. Le seul système optique rigoureusement stigmatique est le miroir plan.

- Les défauts d’ouverture surviennent lorsque l’instrument reçoit des faisceaux de large ouverture angulaire, mais dont le rayon moyen est confondu avec l’axe ou très peu incliné sur l’axe.

- Les défauts de champ se produisent lorsque l’instrument reçoit des faisceaux de faible ouverture, mais qui peuvent être très inclinés sur l’axe.

Les défauts d’ouverture sont :

- L’aberration de sphéricité. Causée par une focalisation plus importante des rayons marginaux par rapport aux rayons paraxiaux, elle entraîne une image déformée : l’image d’une source ponctuelle est moins nette, même si elle se trouve dans l’axe optique.

- La coma. Causée par les rayons non parallèles à l’axe optique, elle rend compte de l’aberration sphérique hors axe, et tend à allonger l’image, la dotant d’une sorte de queue (à l’instar d’une comète, coma en latin).

Si les défauts d’ouverture sont négligeables, les aberrations de champ apparaissent pour un objet très éloigné de l’axe :

- L’astigmatisme, causé par l’imperfection de symétrie des systèmes optiques réels (la distance focale de l’objectif n’est pas constante autour de l’axe optique), entraîne une différence de focalisation suivant le plan tangentiel ou méridional considéré.

- La courbure de champ est l’analogue de l’aberration sphérique en 2D. Considérant non plus une source ponctuelle mais une source plane, les rayons au bord convergent plus fortement, entraînant la formation d’une image courbée.

- La distorsion, causée par la variation du grandissement transversal en fonction de la distance à l’axe dans la combinaison optique, fait que deux points objets situés à des distances différentes de l’axe optique traversent le système optique en des endroits différents et sont donc focalisés en des points différents.

Présentées ainsi, les aberrations géométriques résultent d’un « compromis entre qualité d’image et champ [qui] se traduit par le fait que l’image d’un point géométrique de la source n’est pas un point429 ». Si l’on s’en tient aux objets proches de l’axe, le télescope aura une bonne qualité d’image mais un faible champ ; s’il est capable de développer un champ de vue important, la qualité des

images s’en ressentira. Cette notion de compromis renvoie directement à la notion de contradiction de la TRIZ.

Historiquement, les aberrations géométriques ont été étudiées et classifiées par le mathématicien allemand Ludwig von Seidel, et on parle d’ailleurs d’« aberrations de Seidel ». À ces cinq aberrations principales s’ajoutent :

- Le piston, qui représente le décalage en hauteur par rapport à la référence. - Les tilts, selon les directions arbitraires X et Y, qui représentent un désaxage.

- La défocalisation, qui fait que l’image se forme en aval ou en amont de la position considérée.

Dans la mesure où ces trois dernières aberrations peuvent être corrigées simplement par un meilleur positionnement du plan image vis-à-vis du plan foyer, elles ne font pas à proprement parler partie des aberrations. Là encore il faut bien garder à l’esprit qu’il ne s’agit que d’une approximation. Bien que supérieure à l’approximation de Gauss, l’approximation du troisième ordre430 que nous venons de présenter peut-être complétée par des approximations d’ordre supérieur. Cependant, en pratique, celle-ci est suffisante pour garantir la qualité des images en sortie du télescope :

Snell’s laws of refraction reduce to a linear law in the Gaussian region. This gives, then, the theory of centered systems to the first order. If the next term is considered, we have third order theory. This is concerned with the lowest terms which affect the quality of the image, whereas Gaussian optics is only concerned with its positions and size. The aberrations affecting image quality are generally most important in the third order approximation, so the aberration theory of telescopes is mainly concerned with this approximation. The theory of higher order aberration is extremely complex. It has not played any appreciable role in the telescope development, since the exact total effect of all orders can be easily calculated by ray tracing using modern computers. But this in no way reduces the value of third order theory which remains essential for a correct understanding of the properties of different telescope forms431.

430 On parle d’« aberration du troisième ordre » car le développement limité de la fonction sinus (fonction impaire ne présentant que des exposants impairs) commence par sin x = x – x3/3 + x5/5 -… S’arrêter à l’ordre 1 conduit à l’approximation de Gauss (approximation du premier ordre), quand la prise en compte des termes en x3 conduit à l’approximation de Seidel (approximation du troisième ordre).

431 Raymond Wilson, op. cit., p. 55. Pour un traitement plus complet des aberrations des télescopes, voir Raymond Wilson, op. cit., « Aberration theory of telescopes », p. 57-140.

En optique moderne, ces aberrations sont interprétées comme les différents degrés d’un polynôme de Zernike : la surface idéale d’un front d’onde plan passé au travers d’un instrument convergent est une sphère centrée sur le point focal mais, à cause des aberrations, cette sphère n’est pas parfaite (Fig. 28).

Figure 28 – Illustration de la déformation d’un front d’onde plan à travers un système optique.

(Source : AiryLab. [URL : http://airylab.fr/services-pour-les-entreprises-et-la-recherche/introduction- a-loptipedia/polynome-de-zernike/])

Développé dans les années 1930, le modèle de Fritz Zernike fait correspondre à chaque coefficient du développement du polynôme modélisateur de la courbe-surface un type d’aberration. La puissance et l’ordre de ces coefficients mesurent en quelque sorte l’écart du système optique aux conditions idéales, ce qui permet de hiérarchiser les aberrations. Ces coefficients de Zernike étant linéairement indépendants, il est possible de les isoler et de quantifier indépendamment chacune des aberrations individuelles associées au front d’onde global.

Voici le développement à l’ordre 10 du polynôme de Zernike432:

Z(r,θ) = Z0 + Z1.r.cos(θ)+ Z2.r.sin(θ) + Z3(2r2-1) + Z4.r2.cos(2θ) + Z5.r2.sin(2θ) + Z6.(3r2- 2).r.cos(θ) + Z7.(3r2-2).r.sin(θ) + Z8.r3.cos(3θ) + Z9.r3.sin(3θ) + Z10.(6r4-6r2 +1) +…

Où r représente la distance à l’axe optique et les Zn sont les coefficients de Zernike qui pondèrent chacun des termes, l’ensemble étant exprimé en coordonnées polaires (r,θ). On réinterprète les différentes aberrations géométriques comme les coefficients d’un tel polynôme :

- Z0 : Piston

- Z1 et Z2 : Tilts

- Z3 : Défocalisation

432 Le polynôme est la somme d’un nombre infini de termes ; en pratique, il est nécessaire de s’arrêter à un certain ordre.

- Z4 et Z5 : Astigmatisme

- Z6 et Z7:Coma

- Z8 et Z9 : Tréfoil

- Z10 : Aberration de sphéricité

Contrairement aux pistons, tilts et défocalisation, la courbure de champ n’est pas une aberration optique, en ce nouveau sens, car elle ne rentre pas dans le polynôme de Zernike : elle concerne le positionnement relatif des points qui composent l’ensemble du champ de l’instrument et n’est donc pas intrinsèque au système optique. Le passage de considérations qualitatives sur les aberrations optiques à leur mathématisation via les polynômes de Zernike vient illustrer le fait que les instruments scientifiques hautement technicisés, comme les télescopes, progressent conjointement aux progrès scientifiques – et mathématiques. Une plus grande rationalisation dans le fonctionnement de l’objet technique permet une meilleure compréhension du schème technique et de meilleures performances. C’est notamment la modélisation des aberrations par ces polynômes qui sera employée dans le développement de l’optique active, permettant une redynamisation de la lignée des réflecteurs, comme nous le verrons par la suite.

Aux aberrations géométriques il faut ajouter celles, négligées jusqu’à présent, qui découlent de la nature physique de la lumière, dont font partie notamment les aberrations chromatiques. Celles-ci ne se produisent que pour des sources polychromatiques – comme c’est le cas des sources étudiées en astronomie. Les aberrations chromatiques sont dues à la variation de l’indice de réfraction du verre composant les lentilles, qui dépend de la longueur d’onde de la lumière qui les traverse433. Toutes les couleurs du spectre ne sont pas déviées avec la même intensité et sont donc focalisées à des distances différentes (Fig. 29). Si, par exemple, la mise au point est effectuée pour le rouge, le bleu est flou, et inversement : on note alors la présence d’irisations qui viennent nuire à la qualité de l’image en sortie du système optique.

Figure 29 – Illustration du phénomène d’aberration chromatique.

La déviation diminue lorsque la longueur d’onde augmente (le rouge est moins dévié que le bleu). (Source : Wikipédia. © Éric Bajart)

Il est important de noter que les aberrations chromatiques ne concernent que les télescopes réfracteurs : les télescopes réflecteurs ayant recours à des miroirs, la lumière n’est pas impactée par l’éventuelle traversée d’un matériau réfringent. En revanche, tout comme les optiques à base de lentilles, celles à base de miroirs doivent être d’une qualité suffisamment élevée pour que la réflexion à la surface ne se traduise pas par une trop grande perte d’informations. Le critère retenu s’exprime en « λ/ », c’est-à-dire que la taille maximale des défauts de surface du miroir ne doit pas excéder une certaine fraction de la longueur d’onde étudiée434. Il s’agira soit de « l’écart P-V » (Peak- to-Valley), soit de l’écart RMS (Root Mean Square). La précision minimale acceptable est de λ/10 . Au passage, notons que, à défaut égal, les erreurs par réflexion dues à la qualité des optiques sont quatre fois plus importantes que celles par transmission : si les systèmes optiques à base de lentilles possèdent l’inconvénient de présenter des aberrations chromatiques, ils sont en revanche plus facile à usiner (à précision égale). Ces critères expliquent que plus les longueurs d’onde sont faibles, plus les miroirs doivent être de bonne qualité, et inversement, plus les longueurs d’onde sont importantes, moins la qualité des miroirs est déterminante. À titre d’illustration, pour l’astronomie visible, les défauts acceptables sont de l’ordre de la dizaine de micromètres, alors que les radiotélescopes peuvent tolérer des défauts de l’ordre de la dizaine de centimètres (d’où le recours à des grilles, moins coûteuses que des miroirs traditionnels). Cette exigence de qualité pour les miroirs provient là encore de la nature ondulatoire de la lumière : si les défauts sont de l’ordre de la longueur d’onde étudiée, il risque d’y avoir diffraction à la surface du miroir, laquelle entraîne une profonde diminution de la qualité des images formées.

434 Par exemple, les miroirs de 8,20 mètres des télescopes Keck présentent un polissage de surface précis à 12 nanomètres, soit, en prenant une longueur d’onde de 480 nanomètre (violet/bleu), une erreur de « λ/40 ».