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La concurrence des télescopes réflecteurs

Analyse mécanologique des télescopes optiques

3. Analyse historique

3.2. La concurrence des télescopes réflecteurs

Dès 1610, Galilée mentionnait la possibilité de remplacer les lentilles convexes par des miroirs concaves498, soulignant une fois de plus la préséance de l’opération sur la structure et de l’échelle individuelle sur l’échelle élémentaire. Proposé dès 1636 par Marin Mersenne499, théorisé en 1663 par James Gregory et réalisé en 1668 par Isaac Newton, le télescope réflecteur va peu à peu se

496 Voir annexe A.4 pour les sources. 497 Fred Watson, op. cit., p. 181. 498 Raymond Wilson, op. cit., p. 2.

499 Piero E. Ariotti, « Bonaventura Cavalieri, Marin Mersenne, and the Reflecting Telescope », ISIS, vol. 66, no 3, septembre 1975, p. 302-321.

substituer au réfracteur pour devenir l’instrument majeur de l’astronomie. Si les aberrations chromatiques sont un problème inhérent à l’usage de lentilles et au phénomène de réfraction, les télescopes réflecteurs recourant à des miroirs et basés sur le principe de réflexion lumineuse en sont purement et simplement dénués500. C’est ce constat qui poussa Newton à abandonner les télescopes réfracteurs et à concevoir le premier télescope réflecteur de l’histoire. Composé d’un miroir primaire concave sphérique fait d’un alliage d’étain et de cuivre, et d’un miroir secondaire plan et oblique caractéristique des télescopes de « type Newton », ce télescope présentait l’avantage, outre l’absence d’aberrations chromatiques, d’être particulièrement compact. Deux autres types de design existent pour les télescopes composés de miroirs : le type grégorien (miroir primaire concave parabolique, miroir secondaire concave elliptique), théorisé en 1663, et le type Cassegrain (miroir primaire concave parabolique, miroir secondaire convexe hyperbolique), mis au point en 1672501 (Fig. 52).

Figure 52 : Chemin optique au sein d’un télescope de type Newton (a), Cassegrain (b) et grégorien. (Source : La Nature, revue pour les sciences, no 18, 1873)

Cependant, la difficulté d’usiner des miroirs de la forme désirée est responsable d’aberrations géométriques qui limitent les diamètres d’ouverture par rapport à la lignée concurrente des réfracteurs. Ces limitations industrielles ont été des freins à la diffusion et à l’épanouissement de

500 Isaac Newton, Traité d’optique, Paris, Gauthier-Villars, 1955.

501 Les trois architectures sont encore utilisées aujourd’hui : les télescopes de type Newton, sous la variante dobsonienne, sont très prisés en astronomie amateur tandis que la majorité des grands télescopes est de type Cassegrain ; le type grégorien est moins utilisé, si ce n’est en radioastronomie.

cette lignée. Les premiers télescopes réflecteurs utilisaient des miroirs métalliques en speculum502. S’ils présentaient l’avantage d’être dénués d’aberrations chromatiques, ils possédaient l’inconvénient de ternir à l’usage (oxydation due à l’atmosphère) et possédaient un faible pouvoir réfléchissant (un tiers de la lumière incidente était perdue). Il fallait donc les polir relativement souvent, ce qui, à la longue, contribuait à éloigner les miroirs de leur forme optimale et donc à dégrader la qualité du télescope.

Pour ces raisons, les télescopes réfracteurs, notamment achromatiques, furent longtemps préférés aux réflecteurs. Plusieurs décennies s’écoulèrent avant que ces derniers ne s’imposent dans la communauté des astronomes : « Quelques télescopes furent fabriqués à partir de 1720, […] il fallut attendre qu’Edward Scarlett [trouvât] la manière de réaliser de bons miroirs pour que la fabrication prît quelques extensions503 ». Puis, en 1856, Karl August von Steinheil et Jean Bernard Léon Foucault adaptèrent indépendamment le procédé Liebig d’argenture du verre, permettant de déposer une fine couche d’argent sur un miroir en verre504. Cette couche d’argent était non seulement beaucoup plus réfléchissante et durable que la surface des miroirs métalliques, mais elle avait aussi l’avantage de pouvoir être enlevée et redéposée sans changer la forme du substrat de verre. Ce nouveau procédé industriel réellement inventif rendait possible la réalisation de miroirs de grande taille et d’une qualité suffisante pour que la lignée des télescopes réflecteurs manifeste ses potentialités et vienne se substituer à la lignée jusque-là dominante des réfracteurs. Le début du

XXe siècle vit la construction de nombreux observatoires modernes, conçus pour l’imagerie

photographique de précision et installés sur des sites particuliers (éloignés des villes, en altitude, ciel clair, etc.)505. Par la suite, la lignée des télescopes réflecteurs concentra l’essentiel des efforts de développement et connut nombre d’évolutions, non seulement selon la tendance au gigantisme, mais aussi selon la tendance de complexification correctrice. Il est intéressant de noter que, si dans le cas des télescopes réfracteurs, les progrès industriels ont toujours devancé les avancées théoriques, les télescopes réflecteurs ont rapidement connu d’importants développements théoriques mais ont souvent pâti d’un manque d’avancées industrielles. C’est dû d’une part à ce que la théorie des aberrations fut développée tardivement, et d’autre part à la plus grande exigence

502 Alliage métallique composé de deux tiers de cuivre et d’un tiers d’étain formant une surface hautement réfléchissante une fois poli.

503 Maurice Daumas, Les Instruments scientifiques aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit., p. 67.

504 Henry C. King, op. cit., p. 262.

505 Solange Grillot, art. cit., p. 275 : « C’est au cours du 19e siècle […] qu’ont été créés les grands observatoires français autres que celui de Paris. »

requise par les surfaces catoptriques : « The precision required for the same performance of a reflecting telescope is about four times higher than that for a refracting telescope506 ».

Si les télescopes réflecteurs sont dénués d’aberrations chromatiques, ils possèdent en revanche un certain nombre d’aberrations géométriques. C’est la meilleure compréhension scientifique de ces aberrations et de leurs causes qui constitue le moteur du progrès de la lignée des réflecteurs : tout comme les progrès de la dioptrique avaient permis l’évolution des lentilles et des lunettes, une meilleure compréhension des phénomènes physiques mis en jeu va induire l’évolution des miroirs et des télescopes réflecteurs. Le télescope Ritchey-Chrétien (RCT), inventé en 1910, constitue ainsi une avancée majeure au sein de la lignée. Un télescope constitué de miroirs sphériques souffrira d’aberrations sphériques. Si les miroirs sont rendus paraboliques pour corriger l’aberration sphérique, il souffrira alors de coma et d’astigmatisme. Avec deux miroirs hyperboliques, le Ritchey-Chrétien permet d’éliminer aberration sphérique et coma jusqu’à l’ordre 3. Cela offre notamment un plus grand champ de vision utile, bien que de tels télescopes souffrent encore d’aberrations d’ordre supérieur (coma 5 et astigmatisme). L’ajout d’un troisième miroir en 1935 permettra de remédier à ce problème et donnera naissance au Three-Mirror Anastigmat (TMA) qui, comme son nom l’indique, en plus des aberrations d’ordre inférieur, est dénué d’astigmatisme.

Il est à noter que, en concurrence avec les travaux de George Ritchey et d’Henri Chrétien, l’astronome et physicien allemand Karl Schwarzschild publia, en 1905, un article dans lequel il décrivait les caractéristiques d’un télescope à deux miroirs (primaire concave hyperbolique, secondaire concave elliptique) dénué d’« aigrette » (c’est-à-dire de coma). Cependant, dans la mesure où le point de convergence des rayons lumineux était situé entre les deux miroirs, ce dispositif ne vit jamais réellement le jour. Il s’agit en quelque sorte d’une lignée fantôme, simple curiosité théorique dont les applications pratiques ne sont guère envisageables.