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Les ambitions de l’approche génétique

Le projet d’une analyse génétique

2. Les ambitions de l’approche génétique

2.1. La complémentarité des approches internalistes et externalistes

Ces oppositions résultent le plus souvent d’une simplification de la pensée des auteurs originaux et de la sanctuarisation de certains concepts conduisant à l’émergence de traditions de pensée, que les héritiers, pour des raisons la plupart du temps politiques, aiment à présenter comme adversaires. En réalité, les différents auteurs n’hésitent pas à se rendre mutuellement hommage, ayant conscience que leurs travaux sont avant tout complémentaires : « Quoi qu’il en soit, l’essai de B. Gille est très significatif et, s’il est développé, il contribuera à affermir les méthodes d’analyse en histoire des sciences133 », dira par exemple Maurice Daumas au sujet d’un article de Bertrand Gille134. Conformément au programme initié par Lucien Febvre, il ne s’agit pas de choisir entre l’une ou l’autre des approches mais bien de les faire dialoguer afin d’en tirer le meilleur parti.

D’ailleurs, aussi bien B. Gille que M. Daumas ont conscience du caractère parcellaire de leur approche. Le second n’hésite pas à reconnaître « qu’il n’est pas question de nier que l’évolution des techniques ne peut se comprendre que si elle est replacée dans son contexte historique général » et « qu’il reste [à étudier] l’influence des sciences économiques actuelles sur l’histoire des techniques »135. Le fait est que M. Daumas revendique une position internaliste mais ne juge pas qu’elle est absolue et définitive : il assume parfaitement le fait d’avoir « choisi de traiter l’histoire technique des techniques en passant à peu près sous silence les facteurs exogènes aux domaines techniques, pourtant essentiels pour une grande part à son développement136 ». De même, B. Gille admet volontiers qu’« une étude historique digne de ce nom doit tenir compte et étudier les mécanismes du progrès technique et les introduire dans les autres disciplines qui s’occupent de

133 Ibid., p. 21-22.

134 Bertrand Gille, « Note sur le progrès technique », Revue d’histoire de la sidérurgie, t. 7, no 3, 1966. 135 Maurice Daumas, « L’histoire des techniques : son objet, ses limites, ses méthodes », art. cit., p. 18.

136 Michel Cotte, « La génétique technique a-t-elle un avenir comme méthode de l’histoire des sciences ? », art. cit., p. 58.

l’activité humaine137 ». Le système technique doit s’enrichir d’une « analyse dynamique proprement dite qui paraît, au moins pour cette période de début de la recherche, la plus fructueuse138 ». Le concept de système technique a été repris et prolongé par François Russo, qui le définit comme « un ensemble d’éléments fortement interdépendants, présentant une assez nette unité, et aussi une assez nette autonomie par rapport au milieu où il est intégré139 ». Cet auteur a cherché lui aussi à en penser les évolutions et les successions. « L’histoire des techniques se présente en état de révolution140 » ; c’est cette révolution, ce passage d’un système technique à l’autre, qu’il va falloir penser et caractériser.

Plus que la complémentarité des approches internalistes et externalistes, c’est peut-être leur successivité qu’il est important de mettre en avant. Le fait est qu’avant de prolonger et d’appliquer les conclusions issues des analyses en histoire des techniques aux autres domaines que peuvent être les arts, les sciences, l’économie, etc., il est nécessaire de disposer d’un socle robuste : « Une explication purement internaliste de l’évolution technique […] est la matière première indispensable d’où les autres étapes doivent tirer leur source141 ». C’est en tout cas l’approche que nous adopterons, rejoignant en cela l’approche génétique142 de Michel Cotte, qui considère lui aussi que « la filière technique et la compréhension internaliste de ses évolutions sont prises comme support du raisonnement, sur lequel les éléments sociaux, économiques, institutionnels et culturels viennent se greffer, tout autant causes que conséquences, sans a priori de hiérarchies143 ». Internalisme et externalisme constituent, en histoire des techniques comme ailleurs, les deux faces d’une même pièce. En revanche, dans l’optique d’une mise en œuvre pratique, il convient de partir des études techniques, enrichies dans un second temps d’apports socio-économiques, afin de tenir un discours rigoureux qui, dans ses ambitions tout au moins, opérera une synthèse entre les deux approches.

137 Ibid., p. 62.

138 Bertrand Gille (dir.), Histoire des techniques, op. cit., p. 35.

139 François Russo, Introduction à l’histoire des techniques, Paris, Albert Blanchard, 1986, p. 440. 140 Ibid., p. 442.

141 Alexandre Herléa, « Deux histoires des techniques », Revue d’histoire des sciences, t. 35, no 1, 1982, p. 57-63. 142 Michel Cotte, « La génétique technique a-t-elle un avenir comme méthode de l’histoire des sciences ? », art. cit.,

p. 201-213. 143 Ibid., p. 205.

2.2. La génétique technique de Michel Cotte

La génétique technique telle que la propose Michel Cotte se veut ainsi une tentative de dépassement de l’opposition ancienne, quoique encore actuelle144, entre les approches internalistes et externalistes ; elle « se risque à proposer une étude convergente, où les deux domaines sont en interaction, un peu dans l’esprit d’une histoire globale prônée naguère par l’école des Annales145 ». Mais la « convergence » envisagée doit être plus qu’une simple juxtaposition de deux approches. Il s’agit véritablement de replacer au centre de l’analyse « l’interdépendance entre le temps long de l’évolution technique et la prégnance de l’environnement sociotechnique de l’objet146 ». Ce faisant, elle cherche à accomplir le programme de Lucien Febvre (« faire l’histoire technique des techniques » et la rattacher « aux autres activités humaines ») tout en adoptant une vision holiste, qui devrait permettre de le prolonger. Plus qu’« une recherche des corrélations entre des champs disciplinaires différents », la génétique technique vise à produire une « écriture synthétique des résultats147 ».

Afin de réaliser ce programme, M. Cotte indique les quatre étapes successives à suivre148 : 1. Un premier travail d’archives, où il s’agit de s’attaquer à la « recollection systématique des faits techniques à propos d’une famille d’objets ».

2. Doit s’ensuivre une mise en forme historique passant par « l’établissement de la chronologie et la mise en perspective sur le temps long ».

3. Ce travail doit être complété par des éléments externalistes, notamment le « repérage des éléments socio-économiques, intellectuels et culturels en lien avec la conception, les usages et les représentations de l’objet ».

4. Enfin, l’analyse doit conduire à la « rédaction d’une synthèse systémique commentée ». Cette étape est l’occasion de proposer une véritable synthèse génétique via « l’identification des changements majeurs et de leurs facteurs ».

En résumé, « la génétique vise à étaler la complexité de l’objet technique suivant l’axe des temps, en essayant de ne négliger aucun domaine d’appartenance149 ». Aucun de ces domaines ne doit avoir

144 Alexandre Herléa, art. cit., p. 57.

145 Michel Cotte, « La génétique technique a-t-elle un avenir comme méthode de l’histoire des sciences ? », art. cit., p. 204.

146 Ibid., p. 205. 147 Ibid., p. 205. 148 Ibid., p. 206. 149 Ibid., p. 207.

la préséance sur les autres, sous peine de retomber dans une hiérarchisation des approches. Cependant, tout comme les sciences naturelles partent de l’observation des phénomènes naturels, un discours technologique doit partir des phénomènes techniques. C’est pourquoi la génétique technique débute avec un travail d’enquête nettement teinté d’internalisme.

2.3. De l’origine du terme « génétique »

Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur le recours aux analogies biologiques en histoire des techniques dans la troisième partie de cette étude, mais il nous faut dire dès maintenant un mot sur le choix du terme « génétique ». On trouve les premières esquisses d’une approche évolutionniste chez Jacques Lafitte : « Ainsi, des faits bien reconnus montrent que l’ensemble des machines se présente à nos yeux sous l’aspect d’une série évolutive et que chacun des individus peut et doit, simultanément, se considérer comme une somme, comme un héritage du passé, et comme une promesse d’avenir150 ». Et d’ajouter : « La distribution généalogique, dans les machines, reproduit l’ordre même suivi par l’homme dans ses créations151 ». Mais si Jacques Lafitte a bien identifié la problématique de l’évolutionnisme technique, il y recourt avant tout dans une visée classificatrice.

C’est la raison pour laquelle la paternité de l’approche génétique est souvent attribuée à Gilbert Simondon - la première partie de MEOT s’intitule en effet « Genèse et évolution des objets techniques ». G. Simondon commence par y définir ce qu’est l’objet technique ; pour lui, « l’objet technique individuel n’est pas telle ou telle chose donnée hic et nunc, mais ce dont il y a genèse152 ». Toute tentative d’histoire – et de philosophie – des techniques ne doit donc pas s’attacher à étudier telle ou telle génération d’objets mais leur genèse, c’est-à-dire le processus qui fait passer d’une génération à la suivante, d’où le qualificatif de « génétique » pour désigner une telle méthode153. Cette genèse procède selon des modalités propres au domaine technique et se distingue en cela de l’étude d’autres types d’artefacts (objets esthétiques, objets sacrés…). En outre, et c’est là un des points cruciaux de la pensée simondonienne, « ces modalités spécifiques de la genèse doivent être distinguées d’une spécificité statique que l’on pourrait établir après la genèse en considérant les

150 Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines, op. cit., p. 67. 151 Ibid., p. 63.

152 Gilbert Simondon, MEOT, op. cit., p. 22. 153 Du grec γενετικός, genetikós, « relatif à la genèse ».

caractères des divers types d’objets ; l’emploi de la méthode génétique a précisément pour objet d’éviter l’usage d’une pensée classificatrice154 ».

G. Simondon poursuit son analyse et applique certains des concepts développés dans L’Individu et sa genèse physico-biologique, notamment le concept d’individuation, aux objets techniques. Bernard Stiegler en propose une interprétation qui nous semble judicieuse : « L’individuation des objets techniques, dont l’individualité se modifie par renforcements au cours de la genèse, est l’histoire de ces modifications que l’on ne peut appréhender que dans la série des individus, et non depuis la spécificité de tel ou tel individu155 ». L’idée centrale que nous retiendrons pour notre propos est que « la genèse de l’objet technique fait partie de son être156 ». Tout discours véritablement technologique se doit d’être génétique. Malgré les hésitations de L. Febvre157, c’est bien cette histoire évolutive, cette génétique de l’objet technique, qu’il nous faut retracer afin de satisfaire aux exigences du programme des Annales et de la génétique technique : « L’objet technique étant défini par sa genèse, il est possible d’étudier les rapports entre l’objet technique et les autres réalités158 ». L’approche génétique en histoire des techniques est donc essentiellement dynamique. Elle ne donne la priorité ni aux particularités micro-historiques (telle technique, tel inventeur…) ni aux macrostructures (le système sociotechnique, le contexte socio-économique…), et s’affranchit des distinctions objet/sujet en affirmant la centralité du processus de genèse de l’objet technique. À l’instar de l’épistémologie historique prônée par un certain courant de la philosophie des sciences, mettant l’accent sur « l’histoire dynamique de la pensée159 », la génétique technique s’inscrit dans un projet que l’on pourrait qualifier de technologie historique.

3. Le concept de lignée technique