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CHAPITRE 4 : DES REPRÉSENTATIONS JOURNALISTIQUES

4.4 Synthèse des observations

Les portraits de la revue Entracte sont révélateurs de l’expérience de travail des musiciens du Québec. Ils nous apprennent que les musiciens forment un groupe social différencié dont les clivages internes sont nombreux, suites aux jeux de la différenciation, mais somme toute mineure au regard des relations extérieures. En bref, il y a plus qui rassemble que dissemble. Ils mettent en lumière la centralité de la pratique musicale dans les univers sémantiques des musiciens. Enfin, se dégage de la description du contenu que la pratique musicale peut aussi être conçue dans une dimension ontologique des musiciens pour ceux qui auront une trajectoire marquée par la réussite.

Un groupe social différencié

Les musiciens professionnels forment un groupe social différencié par rapport aux non- musiciens. Cette exclusivité est relative puisqu’on ne peut pas affirmer qu’il s’agit d’un

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groupe isolé, mais au regard de l’emploi, les relations significatives se déroulent dans une forme d’exclusivité. Le rapport aux publics est significatif à cet égard, même s’il est à mettre en balance avec la relation de communication, c’est-à-dire les destinataires qui sont principalement des musiciens. On repère par le marqueur textuel de l’anonymat, que le public n’entre pas dans une grande considération par rapport aux collaborateurs ou au jeu musical. La singularité fonctionne dans un jeu de différenciation incessant qui mène les musiciens à se définir fortement. On pourrait même aller plus loin en affirmant que l’importance accordée aux noms propres des personnalités peut fonctionner comme un lexique où ces référents permettent aux musiciens de se situer dans les différents univers musicaux.

La quantité et la variété des marqueurs réputationnels rendent compte de l’importance des enjeux de reconnaissance. Si ceux-ci passent en partie par la réception du public (des non- musiciens), elles concernent principalement les pairs. Vus sous l’angle des épreuves de reconnaissance, ces marqueurs entendent autonomiser en sujet singulier et distinctif les musiciens tout en assurant leur intégration dans le groupe.

Ces épreuves de reconnaissances font aussi état d’un enjeu professionnel fondamental. Il s’agit de l’acception de la professionnalisation afin de se différencier des amateurs. Dans un contexte où tout un chacun peut jouer de la musique, la pratiquer de façon « sérieuse » n’est pas donné à chacun. La scolarité postsecondaire conjointement à l’expérience de travail, peut alors figurer comme une épreuve de reconnaissance tout en permettant de développer une fine intelligence musicale. On peut vérifier empiriquement à ce sujet, le fait que seulement deux autodidactes sont portraitisés, et qu’ils sont présentés comme des cas limites ou extrêmes, c’est-à-dire ne faisant pas entièrement partie des musiciens : Tanguay Desgagné par son instrument limite qu’est le sifflement, et Pierre Lapointe qui souffre du syndrome de l’imposteur en jouant avec de « bons musiciens ».

La nature des relations professionnelles est aussi significative quant à la constitution du groupe des musiciens. L’utilisation du terme « collaboration » plutôt que « relation d’emploi » est un critère empirique à cet égard. Les registres de la réciprocité, du plaisir de jouer entre amis ou encore de seconde famille montrent que les relations professionnelles débordent de la sphère du travail pour intégrer celle de la vie privée. Il s’agit d’ailleurs d’une distinction qui

est située socialement, et n’est pas de l’acabit de tous en tous lieux et en tout temps. Le contraste entre les collaborations dans les espace-temps où les relations se déroulent entre les musiciens et les relations d’emploi qui ressurgissent dans les univers musicaux spécifiques est aussi parlant. Il faut travailler avec le réalisateur qui ne comprend pas bien les fondements de la musique puisqu’il n’a pas « l’oreille musicale » et l’on juge de ses décisions, tandis qu’on a une « entreprise commune » lorsqu’on travaille « ensemble » lors des tournées de l’OSM (Orchestre Symphonique de Montréal). Nous devons néanmoins nuancer ce constat dans la mesure où les relations professionnelles entre musiciens sont présentées de façon presque angélique. Il est difficile de se figurer que les musiciens entretiennent des relations au travail qu’épanouissante et empreintes de collégialité. Ceci peut être dû à la relation de communication, dans la mesure où les journalistes dans un souci éthique font attention à ne pas présenter de possibles mésententes. On cherche plutôt le consensus pour rassembler sous l’égide de la Guilde dont les destinataires sont membres plutôt que la dissension.

Les articulations et clivages internes

Pour la même raison, nous avons remarqué très peu de clivages internes. Seulement le cas de Dunningan montre que la musique classique et contemporaine est sensiblement cloisonnée en fonction du registre, ce qui n’est pas très surprenant si l’on prend en compte la particularité de l’organisation du travail, des lieux de pratiques, des statuts d’emploi de cette discipline au regard des autres styles musicaux. On peut néanmoins suggérer que les configurations sociales de la pratique musicale sont assez variées. Il s’agit donc de différentes articulations entre le style, le répertoire et les fonctions des emplois qui s’expriment dans le jeu performatif. Bien entendu ces articulations sont relatives aux contraintes et possibilités du cadre spatio-temporel dans lequel se poursuit la pratique. Cette variété est repérable dans le discours dans le thème de la polyvalence. Ce qui est plus surprenant si l’on tient compte de cette variation des modalités combinatoire, c’est la constance des trajectoires musiciennes. En effet, la famille comme espace de socialisation primaire à la musique joue un rôle constant. La scolarité postsecondaire permet ensuite de se spécialiser dans la forme de connaissance musicale et l’envol de la carrière passe invariablement par les marqueurs réputationnels dont la scolarité participe.

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La centralité de la pratique musicale

Cette démarche d’analyse sémantique a pu dépasser une analyse thématique sur ce point. En effet, la forme morphosyntaxique des discours mettait de l’avant le thème de la polyvalence, mais ceci semble dû au discours journalistique. En se situant comme médiateurs à la frontière du clivage entre musiciens et profanes, les journalistes ont tenté de verbaliser une qualité relationnelle entre les différentes dimensions des pratiques musicales. Ce qui apparaissait central dans la forme est devenu secondaire si l’on considérait le texte comme une relation de communication, c’est-à-dire dans son usage social du discours. Dans cette perspective, c’est la pratique musicale entendue comme un travail qui devient central.

Cette centralité n’est pas surprenante, si l’on considère que les personnalités portraitisés ont été socialisés dès leur plus jeune âge à la musique. La musique devient une façon de se situer socialement et de s’orienter dans la vie. C’est sûr que nous n’avons pas de contre-exemple, des personnes ayant été socialisées très tôt à la musique et n’ayant pas poursuivi dans cette voie, mais on peut se demander comment trouver des personnes comme celle-ci si elles sont rendues ailleurs. De toute façon il ne s’agit pas là d’une loi universelle ou d’une condition essentielle pour devenir musicien professionnel. C’est un fait social relevant de l’observation empirique des représentations journalistiques.

Cette centralité est repérable dans l’enseignement qui est conçu comme une activité marginale ou secondaire. Par différenciation, on voit que c’est la pratique qui est importante au détriment de l’enseignement qui est plutôt vu comme une façon de stabiliser la carrière professionnelle et ainsi de poursuivre la pratique musicale. La façon dont est présentée la Guilde est un autre critère empirique significatif. Celle-ci s’occupe des conditions et des relations d’emploi entre les divers intervenants de la chaîne de valeur de l’économie musicale. Les musiciens semblent bien contents de ne pas se mêler de ces dossiers, puisque cela leur permet de « mettre [leurs] énergies sur ce pourquoi [ils sont] engagés : faire de la musique » (Guillaume Saint-Laurent).

Une dimension ontologique

Enfin, la pratique musicale peut être ramenée à une dimension ontologique. L’importance accordée à la singularité artistique dans un jeu incessant de différenciation mène les musiciens à se définir de façon très précise. Ils savent en quoi leur musique est unique par rapport aux autres et cela est relégué dans leur identité. Une des manières dont ils s’affirment est dans la revendication d’une identité composite. Si « nous sommes pluriels » (Le Vent du Nord), les tentatives de définitions extérieures deviennent beaucoup plus ardues. On ne peut réduire l’identité musicienne à un seul aspect, puisqu’on ne joue pas seulement de la musique folklorique ou traditionnelle, on joue un répertoire de la Nouvelle-France avec des instruments de cette époque tout en étant « influencé par mille choses on reste ‘trad’ tout en étant contemporain » (Le Vent du Nord). Cette singularité multiple est aussi un rapport d’altérité qui peut expliquer l’importance de la tournée pour ce groupe : « pour [les italiens] on est aussi exotiques que des indonésiens [pour les québécois] » (Idem.).

Le modèle du métier de musiciens rassemble dans une « entreprise commune » (Jean-François Rivest), mais l’identité de la musique qui est pratiquée positionne le musicien en tant que sujet. Ceci peut notamment expliquer l’intérêt affiché pour l’autoproduction dans laquelle on a plus de contrôle sur les différentes étapes de la construction musicale en réduisant la division du travail et en endossant les différentes fonctions de cette construction. Dans les univers musicaux spécifiques où la musique est « au service d’autre chose », l’enjeu identitaire est palpable. Le métier peut devenir un péril pour l’identité puisqu’on ne veut pas voir sa pratique musicale instrumentalisée en étant réduite à être un technicien. On veut se réaliser dans son travail et s’y affirmer en y « ajoutant son grain de sel » (André Leroux et Mirelle Marchal). C’est pourquoi Rémy Malo ne veut pas seulement jouer sur les plateaux de télévision, mais réalise aussi les albums de sa conjointe Marie-Hélène Thibert.

Conclusion

En somme, ces 21 portraits de musiciens représentent des trajectoires exemplaires. Les journalistes montrent des carrières musicales où une série d’éléments (déclencheur, famille, scolarité et envol) présentés de manière causale mèneraient au statut de musicien professionnel

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capable de « vivre » de sa musique. Chaque portrait est associé à une façon bien précise d’exercer le métier de musicien. Ils ont chacun leur exclusivité : Pierre Lapointe est l’auteur- compositeur-interprète, Mistress Barabara la Dj, Jean-François Rivet le chef d’orchestre, Philippe Dunningan le transfuge du classique au pop, etc. Ils représentent un type de réussite correspondant au type d’activité musical : pour Pierre Lapointe cela passe par une réception favorable de son public tandis que pour Gary Schwartz, c’est le respect des pairs qui est décisif. On peut donc postuler que dans l’ensemble, ces portraits visent à présenter une diversité de profils de musiciens et à être représentatifs des destinataires de la Guilde pour que chacun puisse s’y retrouver quelque part et s’inspirer de ces « modèles de réussite ».

Il est vrai que la diversité des profils (voir Tableau III) est très intéressante pour la présente étude. Elle rend compte d’une multitude de façons de pratiquer le métier et de plusieurs univers musicaux spécialisés ou non entretenant des frontières poreuses ou franches. Néanmoins, certaines caractéristiques limitent la portée heuristique de ces portraits. Le peu de figures féminines et la façon de qualifier celle-ci comme « pionnières » sont significatifs, soit dans la mesure où les femmes sont sous-représentées, soit qu’il s’agit d’une particularité redevable à l’écriture journalistique. Ceci vaut tout autant pour la très faible représentation de musiciens issue de minorités culturelles ou linguistiques. De plus la conception de la réussite est limitée à un critère de réception enviable. Se peut-il que l’échec et la réussite peuvent être vécues de différentes façons ? Enfin, la représentation des trajectoires en terme causale limite l’analyse en évoquant une persévérance presque exempte d’épreuves.

Ces portraits rendent compte d’un regard sur le travail musical situé, avec ses limites et ses fondements. C’est pourquoi il est nécessaire d’aller interroger les principaux intéressés afin de comprendre plus profondément ce en quoi consiste le travail musical et comment il est possible de devenir et de rester musicien.

CHAPITRE 5 : LES ÉPREUVES DU TRAVAIL