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CHAPITRE 5 : LES ÉPREUVES DU TRAVAIL MUSICAL

5.1 L’articulation des formes de travail

Une expression vernaculaire a permis de différencier les deux principales formes de travail. Le terme « gig » bien qu’il soit facile de comprendre ce qu’il désigne, est néanmoins obscur quant à ce qu’il ne désigne pas. Toute prestation musicale ou contrat est une « gig ». Il s’agit d’un engagement ponctuel et occasionnel conçu et voulu comme tel. Par contre, la « gig » ne désigne pas un engagement que l’on aimerait voir perdurer dans la durée. Ce dernier type d’engagement est associé aux projets originaux soit, à l’intérieur d’un projet personnel, soit comme leader ou dans un groupe musical.

Nous autres on est des musiciens qui sont formés pour être ultra polyvalent, ce qui fait que tu veux ça je te le donne là. Ce n'est pas comme si on avait besoin de pratiquer whatever. Ça fait qu'on a cette attitude-là, on a développé ça avec le temps. Ce qui fait que bref [des house bands] j'en fais de plus en plus aussi, parallèlement aux tournées. Tu as dû jaser avec d'autres musiciens pis il faut que tu fasses un peu de tout tsé je veux dire c'est assez dur de... je lève mon chapeau à ceux qui vivent vraiment, tsé qui sont puristes et tout ça en même temps je leur lève mon chapeau… O 40: Qu'est-

ce que tu appelles puriste ? B : Ben tsé ceux qui ont des bands originaux qui vont faire leur truc original pis qui vont ne faire que ça. Quitte à avoir une job à côté. C'est comme, c'est un choix de vie à un moment donné. – (Benoît, 36, guitare, pop)

On retrouve dans cet extrait cette opposition entre les « puristes » qui ne font que de l’original et les pigistes qui ont une attitude résiliente s’adaptant aux différents projets, d’où leur grande polyvalence. Cette tension est aussi tributaire d’une conception du travail où la pige renvoie à une forme de rétribution tandis que le projet original renvoie à une forme de réciprocité où prévaut l’investissement de soi dans une logique artistique.

Benoît est le seul musicien rencontré qui est un « gigeux » ou un pigiste, c’est-à-dire un musicien dont le métier est de faire des « gigs ». Cela dit, la plupart des participants font de la pige tout en s’investissant dans des projets originaux. La pige est un mode d’engagement commode dans un champ de l’emploi qui fonctionne sur le mode du projet. On observe aussi

40 Il s’agit de l’intervieweur, c’est-à-dire l’auteur et chercheur du présent mémoire, « O » pour Olivier Lavoie- Ricard.

cette tension dans la manière dont les uns qualifient les autres. Pour Dominique qui est interprète, « gigeuse » à temps perdu, mais qui s’investit surtout dans son projet personnel, la figure du pigiste est celle d’un technicien qui a « une attitude passe-partout ». Ceci contraste la façon dont Benoît décrit les musiciens qui s’investissent dans des projets originaux comme des « puristes ». On retrouve cette distinction lorsqu’elle évoque les différents profils d’étudiants à l’université.

Faque ta seule façon c’était… soit t’allais être pigiste, mais c’est parce que tu torchais vraiment pis t’avais une attitude passe-partout, parce que c’est un peu ça être pigiste là. Tsé quand t’as un caractère trop fort, t’es pas pigiste. Non c’est vrai, si t’as un égo trop fort t’es pas pigiste. Faut te fondre tout le temps, faut que t’excelles t’es vraiment un technicien. – (Dominique, 34, trompette, jazz)

Ces deux formes du travail musical se configurent dans des réseaux distincts qui ne communiquent pas nécessairement. Le parcours de Benoît est significatif à ce sujet. Il travaille pendant plusieurs années dans un « band de corpo » jusqu’à tant qu’une opportunité se présente et qu’il décide de s’engager dans l’accompagnement d’auteurs-compositeurs- interprètes. Dans ce nouveau « circuit », il construit un réseau de contacts professionnel qui le mènera de fil en aiguille à ne faire que « de l’original ».

Fin 2008, j'ai commencé à accompagner un peu du monde, à pogner des contrats qui étaient un peu plus hors du circuit. O : là tu parles de circuit dans le fond de corporatif, de bars… J : Ouais c'est ça que je faisais principalement avant. Pis en 2007-2008, j’ai commencé tranquillement à avoir des gigs extérieurs. O : Pis ça c'est dans un autre circuit... J : Ouais plus dans ce que je fais aujourd'hui dans le sens que c'était de l'original, mais dans le fond j'accompagnais des interprètes. – (Benoît, 36, guitare, pop)

Lorsque Benoît affirme que les musiciens doivent « faire un peu de tout » cela signifie qu’afin de tirer un revenu substantiel de la musique, on doit s’engager dans une polyactivité. Dans un champ de l’emploi où la modalité du projet et des engagements ponctuels, une façon de trouver une stabilité réside dans la diversité des contrats. Laurent qui est auteur-compositeur- interprète et qui n’a pas les compétences techniques du pigiste, décrit son travail musical en terme de hasard ou de loterie. Il reproduit néanmoins la modalité de la pige dans le domaine de l’intervention sociale. Se trouver « une assise » n’est pas anodin dans la mesure où les « gigs »

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de travail social lui permettent d’avoir un point d’appui entre deux projets ou dans une période de gestation de projet.

Tsé moi je suis aussi un musicien qui... qui n'est pas un gigeux, je ne sors pas de l'école. Je n'ai pas ça, je n'ai pas ces skills là. Tsé les amis drummer eux autres par exemple eux autres ça ne les importait pas, parce qu’ils avaient trois ou quatre groupes en même temps. Ce qui fait qu'il y a tout le temps du cash qui rentre ici ou là. C'est comme si être auteur-compositeur c'est un peu le... C'est un peu le casino, c'est un peu la roulette. D'une certaine manière, tu ne sais pas si ça va marcher ou pas. O : Comme les gigeux, ils ont des portes de sortie si ça flanche… L : Exactement. Exactement, c'est pour ça, moi je ne suis pas gigeux en musique, mais je suis comme gigeux en travail social et puis en santé mentale, en déficience intellectuelle tout ça. Je me suis trouvé une assise. – (Laurent, 37, accordéon, chanson)

« Faire un peu de tout » est aussi l’expression de nécessaires et difficiles compromis pour plusieurs musiciens. Le « tout » ne signifie pas pour autant « n’importe quoi ». Les musiciens choisissent les contrats ou les engagements qu’ils honorent selon des critères bien à eux, comme la qualité ou le type de musique. Cette sélection contraste avec la figure du technicien qui ne fait que performer. L’intégrité artistique41 est mise en péril dans le type de musique que

l’on joue et sa qualité. D’un autre côté, on doit multiplier les engagements afin de pouvoir subvenir à ses besoins. La difficulté d’exercer un choix intègre pour les musiciens amène un conflit bien difficile à résoudre comme le montre cet extrait où Roxane s’exprime sur la situation de son mari Benoît.

Je suis vraiment très proche de la situation de mon mari là. Mettons si tu regardes ça. Ce que lui fait, il est toujours collé au projet des autres. Faque il est toujours dépendant du désir des autres. […] C’est ça, lui y est collé au projet là, pis quand y en a pas, y faut qu’y trouve un moyen de, de… d’en trouver d’autres tsé, de se faire des contacts, ou de faire du corporatif tsé. – (Roxane, 26, chant, pop)

Étienne, Gaëlle et Benoît bricolent des arrangements afin de résoudre ou d’atténuer le conflit

41 Une définition idéale typique de l’intégrité artistique pourrait être la volonté de poursuivre et réaliser une vision artistique dans une pleine autonomie tout en se garantissant des échanges réciproques et enrichissants. Or, il s’agit là d’un idéal type bien éloigné du travail musical tel qu’observé, puisque celui-ci est inévitablement traversé de contradictions et de compromis.

de l’intégrité. Étienne est ouvert à toutes les opportunités, est prêt à faire toutes sortes de compromis, sauf dans le type ou le contenu de la musique qu’il joue. Cette contrainte ou ce champ d’action garantissant l’intégrité artistique l’amènent à trouver un travail extra-musical. Le musicien se définit ainsi à travers la musique qu’il joue, performe ou compose. Il raconte le moment où il a pris cette décision bien longtemps auparavant.

J'ai fait pas mal tous les genres musicaux dans ce temps-là. Ce que je voulais dans ce temps-là, c'était de jouer, d'être un musicien pis de pouvoir gagner ma vie. Ce qui fait que j'étais pas mal ouvert à tout. Tout ce que j'aimais par contre, je n'ai jamais été le musicien qui pouvait faire n'importe quoi. Je n'avais pas envie d'aller jouer mettons, sans en enlever à ceux qui le font, c'est une job comme un autre, comme les projets très pop ça ne m'intéressait pas. J'avais envie quand même de faire plus de quoi de créatif un petit peu plus underground, mais j'ai quand même fait plein de projets assez folk, ce qui fait que ça revient un peu à la même chose, plus de mon goût mettons. Pour moi, ce que ça voulait dire, c'est que peut-être que je gagnerais moins ma vie avec ça. Ce qui fait que je me suis parti une business de peinture dans ce temps-là. – (Étienne, 48, basse, folk)

Gaëlle déplore que la précarité du musicien vienne mettre en danger la qualité de la performance musicale et l’originalité de ses propositions. Cette critique agit comme une mise en garde qui lui permet de garder un équilibre intègre dans ses choix professionnels. Forcés de travailler le plus possible et de cumuler les contrats, les musiciens ne passent plus le temps nécessaire à s’investir dans la musique. La profondeur de l’expérience musicale est menacée par l’injonction de la « gig ». En d’autres mots, le travail musical perd de sa force émancipatrice pour ne devenir qu’un travail comme un autre. Ce que Gaëlle souligne lorsqu’elle critique des collègues musiciens qui cumulent les prestations sans s’investir suffisamment dans la musique.

Moi j'ai déjà vu des Big Band dans un show où les gens étaient en train de lire les partitions et c'était un peu tout croche, parce que tu vois bien qu'ils n'avaient jamais pratiqué. C'est dommage, parce que je pense qu'on pourrait offrir quelque chose de mieux que ça au public. Pis en tant que musicien, c'est le fun de livrer un travail de qualité où tu es préparé, où tu n'es pas en train de foirer la moitié de ton truc. Je ne sais pas, c'est cool quoi d’être fière du résultat. O : Sinon c'est quoi la motivation de faire ça ? G : Et bien quand c’est d'avoir des gigs la motivation vient de changer d'angle. – (Gaëlle,34, contrebasse, jazz)

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Enfin, Benoît évalue la part d’intégrité artistique du choix pour accepter un contrat en fonction de trois critères. « La règle des tiers » est un véritable « étalon de mesure » qui permet de ne pas poursuivre des engagements qui risqueraient de mettre en péril la raison pour laquelle on exerce le métier.

Il y a un de mes bons chums qui est comme un sage un peu il dit : « il y a tout le temps la règle des tiers. Il faut tout le temps qu'il y en ait deux sur trois pour faire pencher la balance. ». Ces trois aspects-là, je les garde tout le temps en tête : c'est que la musique est vraiment fucking bonne pis j'ai du fun, pis j'irais pour rien quasiment. Deuxièmement, il faut que la gagne soit vraiment trippante, le band justement, parce que partir en tournée faire des heures de route, et cetera. Troisièmement, c'est si c'est vraiment payant. Ce qui fait que si tu en as deux sur trois… Moi c'est vraiment là-dessus que je me base, c'est rendu mon standard. Si j'en ai deux sur trois, si j'en ai un sur trois, c'est comme : « non je ne serais pas heureux tsé ». Pis je dis ça et j'en ai fait un cette semaine, un truc de même, mais, j'étais comme : « osti, j'en ai juste un sur trois, là ». Je trouve que c'est un bon étalon de mesure. C'est comme si c'est vraiment payant, mais que la musique n’est pas bonne pis que le monde est cool, why not. Tsé je suis avec des chums, pis je m'en vais chez nous et je n'ai pas perdu d'argent là clairement là. Pis à l'inverse, quand la musique est bonne, mais que ça paye pas et que la gagne est le fun, ben je te dis : « ouais, mais osti que c'est le fun de jouer avec eux autres, pis en plus c'est bon ». - (Benoît, 36, guitare, pop)